Le mode de calcul de trois indicateurs clefs suivis mensuellement par tous les observateurs, intérieurs et extérieurs, crée un décalage entre les chiffres officiels et la réalité socio-économique du pays, qui est malheureusement pire que ne laissent apparaître les statistiques officielles.
Par Dr. Sadok Zerelli *
L’un des bienfaits de la révolution de 2011, pour ne pas dire le seul, est la liberté d’opinion et d’expression qui se traduisent par une démocratisation des débats publics, non seulement sur des sujets de politique ou de culture générales, mais même sur des sujets relativement techniques tels que l’économie, la santé, l’enseignement etc.
Ces sujets étaient réservés, il y a quelques années encore sous Ben Ali, aux représentants officiels du gouvernement et aux «experts», tout écart par rapport aux discours ou chiffres officiels pouvant valoir à son auteur des tracasseries administratives ou même policières.
Les politiques et leur ignorance des réalités économiques
Depuis, les choses ont bien changé et on se rappelle tous l’effervescence médiatique qui a accompagnée il y a quelques semaines l’augmentation du taux du marché monétaire (TMM) de cent points par la Banque centrale de Tunisie (BCT) et les discussions animées auxquelles cette mesure a donné lieu, même dans les cafés, entre citoyens de toutes catégories professionnelles et de tout âge.
Indépendamment de savoir si cette mesure est justifiée ou non (1), un tel intérêt pour la chose économique et une telle élévation de la culture économique de la population sont à saluer et à encourager.
Avec la pléthore de partis politiques (plus de 200) et l’approche des élections législatives et présidentielles de 2019, il faut s’attendre à un déferlement des discours politiques plus ou moins démagogiques, chacun y allant avec son programme-miracle pour sauver le pays de la grave crise économique qu’il traverse en quelques années quand ce n’est pas en quelques mois…
On se rappelle tous que juste après la révolution, les islamistes promettaient une croissance à deux chiffres (c’est-à-dire supérieure ou égale à 10%) s’ils arrivent au pouvoir, une chimère qu’on peut éventuellement leur pardonner en raison de leur manque de culture économique et de leur méconnaissance de la complexité des mécanismes économiques, mais qui a été reprise même par Yassine Brahim, ingénieur diplômé d’une grande école française et dirigeant de Afek Tounes, un parti qui se présente comme celui des cadres et de l’élite intellectuelle du pays!
Plus récemment, on a entendu Abir Moussi, une nostalgique de l’ancien régime pour qui tous les moyens sont bons pour réhabiliter le RCD sous couvert de Parti destourien libre (PDL) qu’elle dirige, proposer d’inscrire dans la Constitution un taux fixe de TMM de sorte que la BCT ne peut plus l’augmenter et pénaliser ainsi les consommateurs et les investisseurs, proposition saugrenue qui ferait dresser les cheveux sur la tête de n’importe quel économiste (à moins qu’il soit chauve!).
Dans un tel contexte, où la problématique économique devient le centre du discours politique et le principal enjeu des élections futures, il est important de clarifier le sens et la portée de certains chiffres et statistiques officiels, manipulés souvent à tort et à travers par les hommes politiques, journalistes, chroniqueurs à la télé, etc.
Il ne s’agit point, comme une première lecture du titre le laisserait entendre, d’accuser les organismes qui publient ces statistiques officielles (Institut national de la statistique, BCT, etc.) de falsification des chiffres en vue d’induire sciemment l’opinion publique en erreur. L’honnêteté intellectuelle et le professionnalisme de ces fonctionnaires étant hors de cause; il s’agit de montrer, à travers le mode de calcul de trois indicateurs clefs publiés et suivis mensuellement par tous les observateurs intérieurs et extérieurs, le décalage entre les chiffres officiels et la réalité socio-économique du pays, qui est malheureusement pire que ne laissent apparaître les statistiques officielles.
À propos du taux l’inflation
Par définition, le taux d’inflation est l’accroissement d’une période à l’autre du niveau général des prix de tous les biens et services échangés dans une économie, traduisant ainsi une baisse du pouvoir d’achat de la monnaie. Pour le mesurer, INS publie mensuellement l’indice des prix à la consommation (IPC), dont le dernier relatif au mois de février 2019 s’élève à 7,3%, en légère hausse de 0,2% par rapport à celui de janvier de la même année.
Il est clair que tant pour son mode de calcul que par ses résultats, l’IPC ne reflète qu’imparfaitement l’inflation réelle dans l’économie et constitue ce que les statisticiens appellent avec pudeur un indicateur «biaisé». En effet, son calcul est basé sur l’évolution des prix d’un ensemble de biens et services consommés par un ménage moyen appelé «le panier de la ménagère» et pondérés par des poids qui sont censés refléter l’importance relative de chaque bien et service dans la consommation d’un ménage moyen.
En Tunisie, le panier de la ménagère comporte environ 220 produits et services dont la liste est rarement actualisée et reflète mal les changements dans les habitudes de consommation des ménages : par exemple on y trouve le prix d’un bain maure (hammam) que de moins en moins de Tunisiens fréquentent depuis qu’ils ont des salles de bain dans leur maison, mais on y trouve pas le prix d’une connexion Wi-Fi ou un forfait Internet que de plus en plus en plus de Tunisiens utilisent et qui pèsent de plus en plus lourd sur leur budget (2).
Pire encore, les poids affectés à chaque bien et services sont élevés pour les produits consommés le plus par les ménages pauvres, dont les prix sont compensés et qui donc varient très peu (pain, pâte, sucre etc.) et sont faibles pour les produits dont les prix sont libres et donc augmentent le plus vite (légumes, fruits, poissons etc.), de sorte qu’une augmentation même substantielle des prix de ces derniers sera amortie ou minimisée par la stabilité des prix des produits compensés.
À titre d’exemple, le poids affecté aux dépenses du logement (loyer+facture Steg+facture Sonede, etc.) est fixé à 14% alors que tous les ménages qui habitent dans les grandes villes savent que les dépenses liées au logement accaparent le tiers sinon plus de leur budget.
Enfin, l’IPC ne prend pas en compte l’accroissement des prix des matières premières, produits semis finis, courant électrique de moyenne et haute tension, semences, fertilisants, etc., subis par les agriculteurs, les industriels, et tous les secteurs productifs.
Pour résoudre ce problème d’ordre méthodologique, l’usage dans les pays développés qui se soucient de leur opinion publique et de la crédibilité de leurs statistiques officielles, est de publier deux indicateurs d’inflation : un indice d’inflation destiné à renseigner les ménages sur l’érosion de leur pouvoir d’achat et qui est basé sur l’évolution du «coût de la vie» d’après un panier de la ménagère régulièrement actualisé par des enquêtes de consommation, et un indice d’inflation générale, qu’on appelle «le déflateur du PIB», destiné aux analystes économiques et décideurs politiques, qui prend en compte l’évolution de tous les biens et services échangés dans une économie. Celui-ci est tout simplement égal au produit intérieur brut (PIB) d’une année exprimée aux prix de l’année courante divisé par le PIB de la même année exprimé aux prix de l’année de base. Il constitue de loin l’indicateur de meure de l’inflation le plus fiable, car il prend en compte l’évolution des prix de tous les biens et services et son calcul est basé sur les quantités réelles échangées durant une période donnée et non pas sur des poids fixés arbitrairement.
En Tunisie, selon les agrégats économiques publiés pour le même mois de février 2019, il s’élève à 10% (en glissement annuel), soit un taux supérieur aux 7,3% d’inflation mesurée par l’IPC.
À propos du taux de chômage
Par définition, le taux de chômage est le pourcentage des personnes faisant partie de la population en âge de travailler et qui sont au chômage. En Tunisie, selon les dernières statistiques officielles publiées par l’INS, il a atteint 15,5% au quatrième trimestre de l’année 2018, soit 644.900 chômeurs, dont 261.100 diplômés de l’enseignement supérieur, soit 28,8% de cette catégorie de la population.
Bien que la formule de son calcul soit relativement simple et égale au complément à l’unité du rapport entre la population active occupée et la population active totale, le calcul du taux de chômage pose des problèmes méthodologiques tant pour la définition de la population active totale que pour la définition de celle occupée.
En effet, la population active totale est définie comme l’ensemble des personnes en âge de travailler (théoriquement entre l’âge de la majorité civile et l’âge de la retraite) qui sont disponibles sur le marché du travail, qu’elles aient un emploi (population active occupée) ou qu’elles soient au chômage.
Selon l’Enquête nationale sur la population et l’emploi pour le troisième trimestre 2018 réalisée par l’INS, la population active totale s’élève à 4.152.500 au quatrième trimestre de 2018, dont 2.952.900 hommes et 1.199.600 femmes, ce qui représente respectivement 71,1% et 28,9% de la population active.
Ainsi, selon cette enquête de l’INS, dont l’échantillonnage et la méthodologie sont certainement à revoir, les deux tiers environ de la population totale du pays (11.551.400 habitants en juillet 2018) ne font partie de la population active en âge de travailler et se trouvent donc d’emblée exclus des statistiques du chômage. Pire encore, alors que les femmes représentent environ 50% de la population totale, elles ne représentent selon l’INS que 28,9% de la population active en âge de travailler, excluant ainsi des centaines de milliers de femmes qui, même si elles sont femmes au foyer, pourraient être intéressées par le marché de l’emploi.
Les mêmes problèmes méthodologiques se posent pour la définition de la population occupée : est-ce qu’un ouvrier journalier, la catégorie d’emploi la plus répandue (3), qui travaille quelques jours par mois ou quelques mois par an est considéré comme ayant un emploi ou comme chômeur? À partir de quel seuil de nombre de jours travaillés par mois ou par an est-t-il considéré comme faisant partie de la population occupée? Est-ce que les employés en formation professionnelle ou les stagiaires sont considérés comme faisant partie de la population active occupée ou en chômage?
Selon les réponses que l’INS donne à ses questions, il est clair qu’on peut baisser ou augmenter artificiellement le taux de chômage. Malheureusement le détail des statistiques publiées par l’INS ne permet de calculer un taux de chômage plus réaliste que le taux officiel, mais lorsqu’on voit les cafés pousser comme des champignons dans nos villes et qu’ils sont toujours bondés de jeunes et de moins jeunes en train de jouer aux cartes, on peut douter de la véracité de ce taux de 15,5%, qui implique qu’il n’y aurait qu’un seul chômeur sur 6 personnes actives.
À propos du taux de croissance économique
C’est l’indicateur macroéconomique le plus important, puisqu’il est à la base de tous les maux dont souffre l’économie tunisienne: chômage massif, inflation galopante, déficit de la balance commerciale, dépréciation de la valeur du dinar, stagnation sinon baisse du niveau de vie, etc.
Alors qu’en 2018, six pays à la plus forte croissance économique dans le monde sont africains (Ghana: +8,3%; Ethiopie: +8,2%; Côte d’Ivoire: +7,2%; Djibouti : +7%; Sénégal : +6,9%; Tanzanie: +6,8%), la meilleure performance réalisée par la Tunisie depuis la révolution est +2,2%, ceci au quatrième trimestre de l’année 2018 (en glissement annuel), contre une moyenne de +5% sous l’ère Ben Ali.
Plus grave encore, en examinant de prés le contenu de cette croissance économique affichée, on se rend compte qu’une bonne partie est fictive, dans le sens où elle ne correspond pas à un accroissement des richesses produites, c’est-à-dire des biens et services destinés à la consommation ou à l’investissement ou à l’exportation.
En effet, selon la définition internationale (4) de l’agrégat du PIB, celui-ci est égal à la somme des valeurs ajoutées (5) des biens et services marchands (c’est à dire qui font l’objet d’un prix déterminé sur un marché concurrentiel ou non – y compris les services des transports, les assurances, les banques, l’enseignement privé, la santé privée etc.) auxquelles s’ajoute la production des services administratifs non marchands (enseignement public, santé publique, administration centrale ou régionale etc.).
La difficulté réside dans comment évaluer la production d’un fonctionnaire, par exemple celle d’un agent de police qui facilite la circulation dans un rond point ou d’un ministre. La règle mondialement adoptée est d’évaluer ces services administratifs non marchands par leurs coûts de production, estimés par les salaires bruts qui sont distribués à ces fonctionnaires.
L’inconvénient de cette méthode de calcul est que toute augmentation des salaires des fonctionnaires se traduit automatiquement par une augmentation identique du PIB, même s’ils continuent à effectuer exactement le même travail et le même nombre d’heures.
Compte tenu de ces règles de calcul du taux de croissance du PIB et des multiples et substantielles augmentations des salaires dans le secteur public accordées depuis la révolution (+60% en cumulés, selon certaines sources), on peut facilement déduire que la croissance économique réelle, au sens d’accroissement des biens et services marchands produits, est de loin inférieure aux chiffres officiels publiés par la BCT, et qu’elle est peut-être même négative.
De même, on peut s’attendre à ce que les dernières augmentations salariales arrachées il y a quelques semaines par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le syndicat de base de l’enseignement du secondaire, vont se traduire par un gonflement artificiel du PIB et de son taux de croissance durant le prochain trimestre, sans correspondre à aucune croissance des richesses produites.
En examinant de près le contenu et la structure des agrégats économiques, il apparaît que le véritable taux de croissance économique, mesuré par l’accroissement des valeurs ajoutées des biens et service des marchands – ce que les comptables nationaux appellent «la» PIB (production intérieure brute) – s’élève en glissement annuel à 1,9% au quatrième trimestre 2018, soit moins que le chiffre officiel de 2,2% estimé sur la base «du» PIB (produit intérieur brut).
Ainsi, toute la problématique économique et les défis économiques auxquels l’économie tunisienne doit faire face se trouvent résumés dans ce qui semble à priori, pour les non spécialistes, une différence d’ordre grammatical entre «la» PIB et «le» PIB, le second évoluant plus vite que la première en raison des augmentations intempestives des salaires dans le secteur public.
En conclusion de cette analyse, il apparaît que tant pour le taux l’inflation, que pour le taux de chômage, que pour le taux de croissance économique, trois indicateurs clés des performances d’une économie, les statistiques officielles constituent des mensonges scientifiques dans le sens où, sans être falsifiées, elles ne permettent pas de mesurer correctement les concepts économiques qu’elles sont censées quantifier et sous estiment les graves déséquilibres économiques dont souffre le pays, réalité qui doit être prise en compte par tous les hommes politiques et tous les «experts» ou ceux qui prétendent l’être sur les plateaux de télévision, durant cette période électorale propice aux discours démagogiques et aux enchères de tout bord.
* Economiste, expert international.
Notes :
1)- Voir article du même auteur: ‘‘Fondements théoriques et impact économique de la décision de la BCT d’augmenter le TMM de cent points’’.
2) À titre d’anecdote, le ‘‘Canard Enchainé’’, un journal satirique français, a découvert au milieu des années 1970 que le «panier de la ménagère» utilisé par l’INSEE (équivalent de notre INS) comporte le caviar, un produit extrêmement cher et consommé par une infime partie de la population parmi les plus riches. Cette découverte qui a déclenché un grand scandale politique et a failli renverser le gouvernement de l’époque, a poussé la CGT, le principal syndicat des travailleurs, à développer son propre indice d’inflation, basé sur un contenu différent du panier de la ménagère, qu’elle utilise depuis pour la négociation des augmentations salariales avec le patronat et le gouvernement.
3) À titre d’anecdote, l’auteur qui est rentré de France en 1980 avec son doctorat d’Etat en sciences économiques en poche s’est vu attribuer, en attendant de trouver un emploi, une carte d’identité nationale avec la mention «ouvrier journalier» comme profession, parce qu’on lui a expliqué au poste de police de son quartier, qu’être chômeur n’est pas une profession et que cette catégorie ne se trouve pas parmi les catégories professionnels officielles admises par l’administration!
4) En raison de son importance pour les comparaisons internationales, les règles de calcul appliquée par toutes les comptabilités nationales dans tous les pays du monde ont fait l’objet d’une convention internationale adoptée en 1963 par les Nations Unies.
5) En économie, la valeur ajoutée est égale à la différence entre la production et la consommation intermédiaire. Exemple: si un agriculteur achète pour 600 DT des semences, fertilisants, etc., pour produire 100 kg de pomme de terre qu’il vend à 1000 DT, sa production n’est pas égale à 1000 DT mais à 400 DT. Seule la valeur considérée comme de la production car elle correspond seule aux revenus générés par cette activité économique, y compris à l’Etat.
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