Si on veut, grâce à la justice transitionnelle, déterrer et brûler le cadavre de Bourguiba, sur la place publique, que l’on se souvienne bien que sa pensée, son souvenir, et son exemple, continueront d’inspirer tous ceux qui se battent inlassablement pour un pays libre, indépendant, moderne, et souverain.
Par Dr Mounir Hanablia *
Le procès instruit brusquement par la justice transitionnelle , à l’instigation de la défunte Instance Vérité et Dignité (IVD), contre les assassins de Salah Ben Youssef, constitue cet événement juridico médiatique qui, au-delà des passions qu’il déchaîne, avec comme toile de fond des antagonismes politiques qu’aiguisent les importantes échéances électorales qui se profilent, soulève malgré tout la question de la légitimité de l’interprétation de faits issus du passé qui définissent le cadre entourant la mémoire collective d’un peuple dans un pays.
On aurait pu laisser les historiens travailler hors des passions affichées. Mais On pourrait s’interroger d’emblée sur les raisons de ce choix, pourquoi il a fallu que la justice transitionnelle s’intéresse en ce moment précis à cet assassinat là, et non pas celui de Farhat Hached, Habib Thameur, ou Hedi Chaker, des compagnons de route de Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef, alors même que les assassinats de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, plus près de nous, en 2013, et dont les protagonistes sont vivants, ne sont toujours pas élucidés.
Huit ans après le départ de Ben Ali, qui avait réhabilité la mémoire du défunt Ben Youssef, la transition politique, dure visiblement toujours, et selon toute vraisemblance, pour longtemps encore. Et il s’avère que, de tous les militants cités et assassinés, seul Ben Youssef a été un opposant implacable au régime du président Bourguiba, et il se trouve toujours aujourd’hui des personnalités se réclamant de sa pensée ou de sa mémoire, parmi les partis politiques qui ont animé l’Assemblée nationale constituante (ANC), qui ont instauré l’IVD dans le but proclamé de solder le passé par la réconciliation, et qui occupent aujourd’hui un nombre non négligeable de sièges au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
Prétendre donc que la justice transitionnelle serait établie dans le but d’établir la vérité ne serait envisageable qu’en relativisant celle-ci par rapport à certaines forces politiques, dont tout laisse présager l’écroulement lors des prochaines élections.
Les faits ont heureusement la vie dure
Mais pour en revenir aux faits, ils ont heureusement la vie dure. L’assassinat de Salah Ben Youssef est certes survenu en août 1961, alors que le pays venait à peine de traverser la sanglante épreuve de la bataille de libération de Bizerte, qu’il avait fait la monumentale erreur, une de plus, de désavouer. Il a été tué par balles dans sa chambre d’hôtel à Francfort alors que, selon ses proches, il avait rendez-vous avec des Tunisiens.
La rumeur avait aussitôt attribué la responsabilité de l’assassinat aux services spéciaux tunisiens, particulièrement à une personnalité bien connue, membre de la famille du défunt. Et il faut dire que le président Bourguiba n’avait jamais démenti être à l’origine de l’homicide; bien au contraire. Et en admettant que ce fût bien le cas, qu’il en eût bel et bien été l’instigateur, il appartiendrait bien plus à l’Histoire, 58 ans après les faits, plutôt qu’à la justice, fut elle transitionnelle, d’en juger, même si certains des témoins ou des acteurs du drame s’avèrent être toujours en vie. Car cet assassinat ne s’insère nullement dans un quelconque crime contre l’humanité, ni un massacre, par définition imprescriptible selon les lois internationales, mais dans le cadre d’un conflit politique.
Si on s’en remet au jugement de l’Histoire, parmi les deux adversaires qui se sont affrontés d’une manière implacable pour la conquête du pouvoir, c’est bien Habib Bourguiba qui a été le plus constant dans ses idées fondamentales, que partageait d’ailleurs Salah Ben Youssef, celles de la lutte pour l’indépendance nationale totale, par les moyens politiques, et au besoin, par le recours à la lutte armée, puis par le choix du camp occidental face au bloc socialiste, une fois l’indépendance acquise.
L’attitude opportuniste et incohérente de Ben Youssef
Ben Youssef avait, il ne faut pas l’oublier, appuyé, sinon sollicité, l’expulsion du Néo-Destour, du militant Slimane Ben Slimane, dont les opinions socialistes n’avaient plus été appréciées.
C’est au moment où justement l’indépendance du pays s’était profilée à l’horizon que Salah Ben Youssef un laïc jusque-là aussi engagé que son adversaire autant dans ses idées que dans son mode de vie, avait brusquement décidé de changer de cap, en s’arrimant au socialisme panarabe du président Gamal Abdel Nasser, et en introduisant, dans les discours schismatiques qu’il propageait à travers tout le pays, cette fibre religieuse à laquelle sont toujours aussi sensibles les populations du Sud, qui a si lourdement contribué à passionner les antagonismes, et que le parti islamiste Ennahdha ferait plus tard sienne.
C’est là une attitude de Ben Youssef, opportuniste parmi toutes, à laquelle l’exigence radicale de l’indépendance totale ne faisait nullement oublier la participation au gouvernement Mhamed Chenik en tant que ministre de la Justice, sous le régime même du Protectorat français.
Le fait est que, après son retour en Tunisie, et son refus de participer au congrès de Sfax, le pays avait été, de l’avis de tous, au bord de la guerre civile. Mais finalement victime d’une manipulation ourdie par ses adversaires qui lui avaient fait croire qu’il allait être arrêté, sinon éliminé, il n’avait pas hésité à quitter le pays, alors que sa stratégie de conquête du pouvoir par le recours à la rue, et aux maquisards, avait coûté la vie et la prison à un grand nombre de ses partisans.
Une fois installé à l’étranger, Ben Youssef a-t-il trempé dans un complot qui prévoyait l’assassinat de Bourguiba? Sans préjuger de la véracité d’une telle accusation, qui évidemment a fait le jeu de ses ennemis, on peut sans peine affirmer, au vu de la virulence de ses discours et de la stratégie d’affrontement qu’il avait adoptée lors de dernier séjour en Tunisie, qu’une telle éventualité n’aurait en rien détonné avec le personnage.
L’accouplement monstrueux entre le terrorisme et la mondialisation
Quoiqu’il en soit, si Bourguiba a jamais envisagé, dès le départ, à instaurer sa dictature, on peut affirmer que les choix politiques de Salah Ben Youssef lui ont finalement grandement facilité la tâche. Mais on pourrait envisager la question sous une autre forme. Que se serait il passé si Ben Youssef était finalement arrivé à ses fins ? La Tunisie aurait sans aucun doute basculé dans le socialisme arabe, dont on a ultérieurement vu jusqu’à quel degrés de faillite il avait dans d’autres pays pu conduire. Et on ne se serait pas attendu à ce que sous son autorité, les libertés eussent été institutionnalisées ni respectées.
En fin de compte, on ne pourra jamais préjuger des vertus d’un Etat yousséfiste; en discuter ne reviendrait ni plus ni moins qu’à se perdre en pures spéculations. C’est donc ceux de l’Etat Bourguibiste qu’on évaluera. Enseignement gratuit, accès gratuit aux soins, sécurité sociale, droits des femmes, paix, stabilité, et sécurité, promotion sociale, souveraineté sur le sol national…
Ce ne sont là que des acquis auxquels, depuis le retour des Yousséfistes et de leurs accointances aux affaires, l’Etat bâtard actuel, issu de l’accouplement monstrueux entre le terrorisme et la mondialisation, n’a fait que renoncer, sous la pression du marché international auquel il s’est pieds et poings lié, au point d’hypothéquer désormais sa souveraineté nationale et le droit de son peuple à la dignité et à la prospérité.
Si on veut grâce à la justice transitionnelle, déterrer et brûler le cadavre de Bourguiba, sur la place publique, que l’on se souvienne bien que sa pensée, son souvenir, et son exemple, continueront d’inspirer tous ceux qui se battent inlassablement pour un pays libre, indépendant, moderne, et souverain.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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