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Présidentielle : Lotfi Mraïhi, «voix de la raison» ou vraie menace pour les droits de l’homme ?

A quelques jours de l’élection présidentielle anticipée, l’objectif de tout candidat est d’augmenter, au maximum, sa popularité, et ce dans le but de récolter suffisamment de voix pour atteindre le 2e tour. Dans cette optique, il y en a un qui a probablement réussi une véritable éclosion, à savoir Mohamed Lotfi Mraïhi.

Par Cherif Ben Younès

(Très) peu connu à l’annonce des candidatures à la présidentielle, le secrétaire général du parti de l’Union populaire républicaine (UPR) a réussi, en l’espace de quelques semaines, à captiver l’attention des électeurs, mais pas que dans le bon sens du terme…

Des solutions économiques qui ne font pas l’unanimité

Fort de son éloquence, M. Mraïhi a été l’auteur de sorties médiatiques très réussies, sur la forme, qui lui ont permis de se présenter, sereinement, à ce rendez-vous électoral en tant que représentant de «la voix de la raison», tel que décrit dans son slogan. Une précieuse réputation qu’il cherche à instaurer auprès des Tunisiens, en assurant, entre autres, détenir des solutions pour leurs problèmes de fond,  notamment sur le plan économique.

Ses propositions ont néanmoins fait l’objet de vives critiques par certains spécialistes du domaine, qui ont estimé que M. Mraïhi ne fait que décaler les problèmes existants plutôt que de présenter de vraies solutions réalisables. C’est le cas, à titre d’exemple, de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sociale que le médecin a promis de mettre en place, en cas de victoire.

Cette taxe permettrait de diminuer, entre autres, la contribution des entreprises tunisiennes au régime de retraite et de sécurité sociale, et ce dans le but de réduire leurs masses salariales, et de leur permettre, par conséquent, de dégonfler le prix de leurs produits, afin de mieux rivaliser avec ceux des marchés chinois et européen, qui proposent aujourd’hui, selon le candidat, un meilleur rapport qualité-prix.

Une solution, à priori facile à réaliser et qui pourrait, en un temps record, résoudre une partie des problèmes économiques du pays dans le cadre du programme protectionniste qu’il préconise.

Seulement voilà, lorsqu’il a fait cette proposition, notamment lors de l’émission « Midi Show » de la radio Mosaïque FM, M. Mraïhi a oublié d’indiquer ce qu’on devrait faire, en contrepartie, pour pallier le manque de financement occasionné, pour le régime de retraite et de sécurité sociale. En fait, cela nécessiterait probablement d’imposer une nouvelle taxe sur le prix des produits, ce qui ramène, au bout du compte, le problème initial !

Attention ! Il ne faut jamais ébranler les valeurs de la société !

Si les mesures économiques qu’il a suggérées présentent des failles lui ayant valu quelques critiques, son approche sociétale a, quant à elle, provoqué une véritable fureur d’une partie de la société tunisienne, qui a vu, dans ses propos, une agression pure et dure envers les droits de l’homme

Extrêmement conservateur dans ses positions sur des sujets qui concernent les libertés individuelles, l’égalité et les droits humains de façon générale, Lotfi Mraïhi a fini par choquer certains Tunisiens, qui étaient vraisemblablement loin d’imaginer qu’une personne aux apparences aussi modernes (écrivain et artiste, ayant un discours posé, des habits élégants, etc.) puisse avoir des opinions aussi traditionalistes. Certains l’ont même surnommé «l’islamiste cravaté».

Tout a commencé lorsqu’on lui a demandé, à l’émission « Tounes el Yaoum » sur la chaîne El-Hiwar Ettounsi, son avis sur l’égalité successorale entre hommes et femmes, qui figure, en tant que projet de loi réformiste, dans le rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), repris par un projet de loi présenté par l’ancien président de la république, Béji Caïd Essebsi, et non encore adopté par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Une éventuelle réforme qui n’est clairement pas au goût du candidat conservateur, et ce dernier ne s’en cache pas…

«La définition de la modernité est la rupture avec la tradition. Personnellement, je ne suis pas prêt à rompre avec», a-t-il répliqué. Estimant que l’égalité successorale «diviserait la société»… Comme si son absence ne la divisait pas ! Est-ce là, chez lui, une conviction intellectuelle forte ou simplement une stratégie électorale pour s’attirer une partie des voix islamistes ?

Aucune importance accordée aux droits de l’homme

Le pire est que M. Mraïhi, du haut de sa prétendue «voix de la raison», a fait l’amalgame entre les valeurs universelles et celles de l’Occident, reprenant un vieux cliché, souvent avancé par les islamistes : «Certains de nos élites pensent que le modernisme est lié à l’exemple occidental […] Non, le modernisme ne consiste pas à l’occidentalisation. On n’a pas à ressembler aux Français pour être modernistes», a-t-il déclaré.

Mais ce que M. Mraïhi semble ignorer, c’est qu’en France, comme dans tous les pays du monde, occidentaux ou pas, il y a des modernistes, ayant des idéaux qui peuvent s’apparenter à ceux de la Colibe, et des conservateurs qui s’y opposent. Comme en témoigne, par exemple, l’opposition qui a accompagné la loi du mariage homosexuel, en France, par plusieurs mouvements associatifs, politiques et religieux, ainsi qu’une grande proportion de la société.

Par conséquent, il est intellectuellement faux d’attribuer aux idées modernistes une sorte d’origine occidentale, forcément dévalorisante – et ceux qui font intentionnellement l’amalgame en sont conscients – car elle peut être perçue, à tort, comme un résidu culturel de la colonisation occidentale.

Lotfi Mraïhi ne s’en est pas contenté et a déclaré, quelques jours plus tard, à la magazine « Tunivisions », que manger en public pendant le mois de ramadan représente une agression à l’encontre de la société. Un modèle de réponse classique qui donne aux principes de la société, aussi injustes et abusives soient-elles, plus d’importance que les droits des gens.

Faut-il rappeler à M. Mraïhi que c’est grâce à des lois allant à l’encontre de la volonté de la société que les pratiques inhumaines, telles que l’esclavage ou la polygamie, ont été abolies dans les pays qui respectent les droits de leurs citoyens.

Même les enfants n’y échappent pas…

La goutte d’eau qui a fait couler le vase a eu lieu lors du débat télévisé relatif à la présidentielle, qui a eu lieu dimanche 8 septembre 2019, sur la chaîne Wataniya, et au cours duquel M. Mraïhi a franchi une ligne rouge, en remettant en question la pertinence d’accorder plus de droits aux enfants en Tunisie, justifiant cela par la nécessité de protéger l’unité du noyau familial et le pouvoir patriarcal, tant cher – encore une fois – à la société tunisienne.

Pourtant, les droits des enfants en Tunisie sont bafoués pratiquement à toutes les échelles (familiale, sociale, éducative, juridique, etc.), à commencer par leur intégrité physique et morale très peu respectée, que ce soit à la maison ou à l’école, en passant par la mise au travail que subissent certains gosses, notamment dans les rues (en tant que vendeurs de «machmoum», de papiers mouchoirs ou d’autres marchandises dans le genre) ou encore dans des maisons d’accueil, où des fillettes sont privées de l’école et envoyées faire les bonniches couchantes, souvent à des centaines de kilomètres de leurs abris familiaux.

Et ces dernières années, une nouvelle forme de maltraitance aux enfants a vu le jour, consistant à leur faire subir l’intégrisme religieux. Une maltraitance illustrée par la mise en place des écoles coraniques, à l’instar de celle de Regueb, où des enfants avaient subi, il y a quelques mois et durant une longue période, une vraie torture psychologique et physique.

Dans son plaidoyer hostile aux droits des enfants, M. Mraïhi semble avoir perdu de vue tous ces phénomènes, jetant ainsi le bébé avec l’eau du bain.

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