Accueil » Tunisie : Une journée de campagne présidentielle ordinaire

Tunisie : Une journée de campagne présidentielle ordinaire

Si on se mettait à répertorier les promesses électorales formulées par les 24 candidats à l’occasion de la campagne pour le 1er tour de la présidentielle, on s’étonnerait de la présence des mêmes problèmes et des mêmes solutions. Par une espèce d’ubiquité presque irritante, il n’y aurait en fait qu’un seul candidat qui serait en plusieurs lieux à la fois.

Par Yassine Essid

Ce soir, vendredi 13 septembre 2019, à minuit, les 26 concurrents au 1er tour de l’élection présidentielle anticipée vont s’accorder une courte trêve politique avant de céder le privilège de reconduire les hostilités aux deux candidats qui seront élus dimanche.

Ces derniers reprendront leurs discours d’espoir et leurs engagements solennels, toujours sous la foi du serment, pour nous ramener deux semaines en arrière mais avec encore plus d’inimité et d’animosité au gré des ralliements et des soutiens qui ne manqueront pas de se manifester pour l’un ou l’autre des deux concurrents. Cette fois les débats de l’entre-deux-tours passeront de la foire d’empoigne au combat de coqs.

En deux semaines, on a vu, on a entendu surtout, des candidats qui faisaient mine de prendre à bras-le-corps les problèmes de la société dans son ensemble. Pour preuve, cet absurde engouement populaire pour les débats télévisés, devenus une comédie grotesque qui transforma l’espace et multiplia les temps imaginaires entre les candidats et les téléspectateurs.

De plus, cet intérêt est d’autant plus absurde que les propositions sont exposées sur le mode du catalogue d’un grand magasin avec une interminable liste d’assertions qui ne riment à rien et ne valent pas une promesse.

Toute cette compétition politique traduit en fait une incompréhensible adhésion pour une fonction censée avoir été élaguée depuis l’entrée en vigueur d’une nouvelle république. Or les habitudes ayant la vie dure, il faut du temps pour reconnaître au nouveau chef de l’Etat des prérogatives limitées.

Une démocratie généralisée mais incapable de gouverner un corps social

Ainsi, au-delà de l’image d’une compétition politique ouverte, persiste encore dans l’imaginaire du Tunisien le sentiment bien ancré que tout chef d’Etat ne peut être conçu que sur le modèle d’un Bourguiba et d’un Ben Ali. Autrement dit, une personne omnipotente et omnisciente, concentrant entre ses mains tous les pouvoirs et qui suscite l’adhésion sans bornes de tous. D’où cette ambivalence entre la crainte, tant de fois exprimée, envers une démocratie généralisée mais incapable de gouverner un corps social qui à chaque moment peut imploser, et la perspective d’un régime à tout le moins autoritaire, mais dont l’autoritarisme serait paré d’une façade démocratique. Un régime où le pouvoir serait du ressort du plus efficace et du meilleur tribun, lequel fera ce qu’il dit, obtiendrait l’amour et susciterait le plus d’attitudes de déférence.

Symptôme de ce comportement extravagant, le retour méprisable aux pratiques d’allégeance à travers le système d’«appel» («munâchada»), à l’endroit de l’un des candidats dont on cherche à faire un despote malgré lui.

Avec ses tendances encore bénignes pour l’autoritarisme et son

interventionnisme impatient, Youssef Chahed ne sera pas insensible à la pétition signée par une vingtaine de personnes, en fait d’illustres inconnus qui se sont arrogés le statut d’«intellectuels». Ils avaient en effet cédé à une tradition fort usitée sous les régimes précédents, qui consistait à solliciter de certains fayots, d’une façon plus franchement imposée que volontaire, qu’ils déposassent une pétition à l’appui d’un régime politiquement contesté, d’une réélection anticonstitutionnelle ou carrément d’une présidence à vie.

Dans la liste des signataires de cette pétition on trouve le médecin, le juge, le responsable de gestion, l’universitaire et d’autres spécialistes des idées dotés plus que nous d’une conscience critique de la société. Dans de telles circonstances, ils ne se sont pas contentés de réfléchir pour eux-mêmes et d’aller tout simplement voter pour leur candidat favori, mais nous ont interpellés comme si nous avions forcément un contrat à remplir vis-à-vis du leader de Tahya Tounes et qu’on risquait de faillir dimanche à cette tâche.

«Gouverner c’est faire croire», écrivait Machiavel. Près de cinq siècles plus tard, tout nous porte à considérer que l’auteur du ‘‘Prince’’ avait vu juste. Nous pouvons aisément être d’’accord avec ce jugement au vu de l’absence de fiabilité, cette fois vécue, de tous les engagements électoraux des partis politiques et des gouvernements qui ont dirigé le pays depuis 9 ans.

Aux yeux de l’opinion publique, autant de déloyautés et de mauvaise foi étaient devenues au fil des ans une source de discrédit vis-à-vis de la classe politique et de tous ceux qui exercent des fonctions institutionnelles nationales

Un seul candidat qui serait en plusieurs lieux à la fois

Si on se mettait à répertorier les promesses électorales formulées par les 24 candidats à l’occasion de ce premier tour de campagne pour la présidentielle, on s’étonnerait d’abord de l’universelle présence des mêmes problèmes et des mêmes solutions proposées. Par une espèce d’ubiquité presque irritante, il n’y aurait en fait qu’un seul candidat qui serait en plusieurs lieux à la fois, s’engageant d’aider et de défendre de tout son pouvoir ce qui constitue la voie salutaire pour l’avenir du pays.

Un logiciel électoral aurait été plus approprié pour entrecouper ces croisements confus où l’œil se perd. On avait en effet distribué des paroles destinées à satisfaire toutes les demandes, répondre à toutes les revendications. Celles des sans emploi qui aimeraient partir ailleurs, celles des étudiants qui voient leur avenir compromis, celles des pauvres qui s’attendent à ce qu’on donne à leur vie un meilleur destin, celles des membres de la classe moyenne jusque-là garante de la paix sociale mais en voie de paupérisation, qui se plaignent de leur descente dans l’échelle des revenus, de la dégradation de leurs conditions de vie, réclament de meilleurs salaires et une législation sociale plus protectrice en matière de santé, d’éducation, de sécurité, etc. Tous constatent cependant que sur ces chapitres l’Etat est de moins en moins en mesure de satisfaire à toutes les obligations dont il s’est chargé.

Sur ce, débarquent, «par le fromage alléchés», nos valeureux candidats pour sauvegarder les acquis de leur révolution, restaurer la confiance, rétablir l’ordre et l’espoir et consolider les institutions de la république devenues des entreprises de prestations.

Dans la mesure où les candidats se soucient exclusivement de gagner les élections, tandis que les électeurs s’intéressent exclusivement aux programmes politiques, s’est instauré un hiatus profond qu’il s’agissait de combler par un travail de calinothérapie en allant au devant des souhaits des électeurs sans soulever les véritables enjeux qui, par définition, rendraient plus problématique l’adhésion de l’opinion. Dans ce cas il valait anticiper les désirs des uns et des autres en donnant l’impression que rien n’est désormais impossible.

Quelques échantillons d’une journée d’une campagne ordinaire

Si l’on s’amusait à prélever quelques échantillons d’une journée d’une campagne ordinaire, où seule prime l’identité du postulant, on aboutit à la convergence vers des programmes identiques sans trop d’interférences idéologiques.

Ainsi, par exemple, sur le plan économique, tous commencent par reconnaître les mêmes facteurs de blocage : évasion fiscale, déficit budgétaire, endettement extérieur, baisse des investissements étrangers, déséquilibre régional, etc. Tous entendent lutter pour une meilleure justice fiscale pour financer les programmes de développement dans tout le pays; tous appellent à une maîtrise des dépenses publiques sans, il va de soi, s’attaquer à la question du taux d’inflation ou des relèvement des salaires; tous entendent éradiquer la corruption, reconnaissent que les profits à tirer de la création d’un système fiscal plus équitable et plus transparent, qu’une meilleure maîtrise des dépenses publiques et la réduction du budget de la présidence de la république et des salaires des membres du gouvernement, permettront de financer des programmes de développement dans tout le pays.

Enfin, tous fantasment sur la hausse des investissements directs étrangers (IDE) qui, associés à une exploitation efficace de toutes les ressources du pays, à la sauvegarde des richesses naturelles et leur préservation, feront entrer la Tunisie dans le cercle vertueux de la croissance.

La question du déséquilibre régional s’impose d’elle-même à chaque visite rendue à la ville d’une région déshéritée. Ici les solutions sont évidentes : il faut relancer le développement de toutes les régions en Tunisie, transformer certaines en grandes zones touristiques, relancer les projets en attente : chemin de fer, hôpitaux universitaires, infrastructures, sans parler de la mise en valeur des ressources qui doivent profiter d’abord à la région productrice.

Il y a cependant quelques variantes, puisque chaque candidat est forcé de cibler davantage ses propos en fonction de la région où il se trouve.

Gabès ? Il faut absolument concevoir un programme visant à réduire les conséquences à grande échelle de la pollution engendrée par le déversement d’énormes quantités de phosphogypse, une matière nuisible à l’air, aux sols et aux sous-sols, causant à long terme divers problèmes de santé.

Sfax ? Elle a absolument besoin d’une solution urgente pour se débarrasser des effets nocifs engendrés par l’activité de l’usine de la Société industrielle d’acide phosphorique et d’engrais (Siape). Située près des quartiers populaires, elle est responsable d’un taux de mortalité et de maladies de 10% supérieur à la moyenne nationale.

La politique étrangère est également traitée : instaurer des bonnes relations diplomatiques pour permettre à la Tunisie d’être une porte d’entrée pour les investissements étrangers, rétablir les relations avec la Libye ou la Syrie, demander à la France de reconnaître son passé colonial en Tunisie et, éventuellement, procéder à quelques dédommagements pour les ressources pillées, restituer la confiance des Tunisiens de l’étranger en leur pays, revoir les accords bilatéraux avec l’Union européenne (UE) et prévoir leur remplacement par des accords qui préservent la souveraineté nationale.

Il arrive aussi que certains candidats préconisent, qu’une fois élus, de recourir à l’application de lois répressives fortes qui auront un impact sur la criminalité, l’égalité et la justice sociale, de rouvrir le dossier des assassinats politiques, de dévoiler l’appareil secret d’Ennahdha et d’ouvrir le dossier des enrôlements des jeunes pour le djihad. Deux candidats estiment quant à eux que la défense de la souveraineté du pays étant une priorité, cela justifierait largement la création d’une agence de renseignements (sur le modèle de la CIA ou du KGB ?). Enfin élire un président ne consiste pas à choisir un candidat parmi d’autres, encore faut-il que celui-ci justifie de l’expérience nécessaire en matière de gestion des affaires publiques et de conduite de l’Etat.

Cependant, dans le feu de l’action, certains candidats présentent des troubles dissociatifs. Youssef Chahed, par exemple, qui s’estime seul fiable, expérimenté et rompu aux affaires; qui prétend posséder la vision du futur quand les autres ne sont que des aventuriers de la politique, promet de poursuive la guerre contre le terrorisme et de créer une police de proximité. Or la création de cette catégorie d’agents avait été déjà publiquement annoncée et célébrée en décembre 2018 par le ministre de l’Intérieur Hichem Fourati, comme une réforme phare destinée à rapprocher la police du citoyen afin de trouver des remèdes pacifiques au déficit sécuritaire, notamment dans les quartiers «chauds» de certaines cités. Apparemment, ce bidule, resté jusque-là à l’état virtuel, a été simplement remis au goût du jour puis relancé au gré de la campagne.

Une fois parcouru ce mélange de belles promesses louables, sommes-nous en droit de nous demander où sont les vrais enjeux? Comment allons-nous financer tout cela dans un pays en faillite? Comment allons-nous attirer des étrangers désireux d’investir chez nous là où ils trouveraient de meilleurs profits et plus de stabilité sociale ailleurs? Quel serait le pourcentage d’impôts que devront payer les citoyens pour assouvir les rêves de nos amis devenus subitement solidaires?

Articles du même auteur dans Kapitalis:

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!