Nous avons glissé nos bulletins de vote dans les urnes pour élire nos 217 députés et il en sort un parlement balkanisé où chacun des deux partis arrivés en tête de la course n’obtient qu’une quarantaine de sièges – alors qu’il en faut 109 pour gouverner. Le reste des sièges, c’est-à-dire près de 130, se distribue entre une multitude de formations politiques et des indépendants – que rien ou peu de chose unirait.
Par Marwan Chahla
Où en sommes donc aujourd’hui ? Si l’on en croit les résultats sortie des urnes des instituts de sondages Sigma Conseil et Emrhod Consulting, les législatives tenues hier, dimanche 6 octobre 2019 , ne vont pas aider le pays à voir plus clair dans ses affaires. Pire encore, il sera ingouvernable… pour un bon bout de temps.
Confirmation du coup de balai «dégagiste»
Les deux sondeurs s’accordent pour donner gagnants de ce deuxième scrutin législatif libre de la IIe République tunisienne le parti islamiste Ennahdha, qui a gouverné le pays ou a été associé aux gouvernements depuis 2012, et Qalb Tounes, une formation politique qui n’a que quelques mois d’âge et dont le fondateur est au cœur du système politique depuis… Ben Ali: le premier serait crédité le 40 sièges, le second en obtiendrait 33 ou 35. D’ici deux ou trois jours, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) rectifiera quelque peu ces estimations et les affinera, mais, pour l’essentiel, la certitude est là et bien là que les Tunisiens, ou ceux d’entre eux qui ont pris la peine de rendre aux bureaux de vote, ont fait de telle sorte que leur message dégagiste du 15 septembre dernier – déjà exprimé en mai 2018, lors des municipales – soit confirmé.
Les Tunisiens ne veulent plus d’incompétence, de mauvaise gouvernance, de corruption, d’arrivisme, d’opportunisme, de népotisme, de déficits, d’endettements, de dévaluation du dinar, de réserves de devises étrangères qui s’amenuisent, de croissance économique toujours attendue ou faible, de chômage endémique, d’inflation, de hausse des prix, d’appauvrissements, etc.
Pour s’épargner un autre quinquennat de ce type de ratages, de retards et de boulets qu’ils ont traînés depuis près de neuf ans, les électeurs ont décidé de faire tout voler en éclats. En effet, hier, c’est à une sorte de suicide collectif que nous avons assisté.
Nous n’en voulons pas à Ennahdha qui a su sauver sa mise: les stratèges de Montplaisir viennent, une fois encore, d’administrer la preuve qu’ils ont toujours la capacité de contrôler leurs troupes, qu’ils savent manœuvrer, garder le cap et arriver premier. Les 40 sièges à l’ARP permettent au parti islamiste de proposer un Nahdhaoui pour prendre les commandes du prochain gouvernement, nommer des ministres nahdhaouis et candidater pour la présidence de l’ARP. Même si l’usure du pouvoir a eu raison du poids parlementaire du parti islamiste – on est très loin des 83 sièges à la Constituante et des 69 sièges au parlement sortant –, rien ne pourra se faire, durant les cinq prochaines années, sans les islamistes.
Par ailleurs, les 41% des Tunisiens – c’est-à-dire moins d’un sur deux – qui continuent de croire que leur bulletin de vote vaut encore quelque chose en cette Tunisie post-révolutionnaire, ceux-là, ils ont tout simplement décidé de «faire mumuse» avec le jouet électoral.
Ils ont accordé une confiance presque égale à Qalb Tounes, le parti de Nabil Karoui qui, le 15 septembre dernier, même incarcéré, a pu décrocher une qualification pour le second tour de la présidentielle de dimanche prochain. On ne rêve pas. La Tunisie marche sur la tête: ses électeurs, qui pourraient faire passer un détenu de la prison de Mornaguia au palais de Carthage, ont donné la chance à son parti d’accéder à l’ARP et d’y être bon deuxième avec 33 ou 35 sièges. Et, au passage, ils ont élu son frère et associé Ghazi Karoui qui, lui aussi, a des démêlés avec la justice. Comme si un problème juridico-politique insoluble sur les bras de l’Isie ne suffisait pas…
La Tunisie marche sur la tête
Essayez de comprendre quelque chose à ce que les urnes ont donné hier: les 120 autres sièges ou plus, sur le total des circonscriptions du territoire national, ont été distribués «un petit n’importe comment». Hormis le fait que les «modernistes-progressistes», les libéraux, le partis du centre et la gauche qui ont été sévèrement sanctionnés – pour ne plus en entendre parler ou pour devoir se contenter de quelques strapontins à l’ARP –, les électeurs ont choisi de tenter leur chance avec d’illustres inconnus qui promettent monts et merveilles comme ils respirent.
Ces nouveaux venus – pour la plupart se proclament indépendants – ou les quelques anciens «revus et corrigés» ont compris que le peuple voulait du changement. Ils ont compris qu’ils ne pourront pas faire pire que ceux qui les ont précédés. C’est ainsi qu’en servant à un électorat en colère le plat réchauffé du «Dégage» du 14 janvier 2011, les populistes, les indépendants et autres «révolutionnistes» pourront siéger à l’ARP pendant le prochain quinquennat et qu’ils apprendront à être législateurs.
Souvenez-vous des Ibrahim Gassas et Sonia Ben Toumia qui nous ont forgé «la meilleure constitution au monde».
Sauf que, cette fois-ci, il y a danger, un très grave danger. Du temps de la Constituante, la Tunisie pouvait, en quelque sorte, se payer le luxe de faire des erreurs et de prendre certains retards: notre pays apprenait la pratique démocratique et le monde entier s’enthousiasmait pour cette expérience inédite. Et les soutiens nous venaient des quatre coins de la planète.
A présent, ceux qui nous ont soutenus jusqu’ici montrent moins d’intérêt à notre égard et ils semblent même avoir perdu patience… Nous autres Tunisiens, qui avons oublié que c’est par le travail, la discipline et l’assiduité que nous sauverons notre pays, nous venons de mettre notre destin entre les mains de personnes qui n’ont d’expériences que celles acquises dans les discussions de café, sur les pages Facebook et dans les analyses de chroniqueurs médiatiquement omniprésents.
Dès leur prise de service, les nouveaux élus devront gérer les budgets et finances de 2020. Ils devront chercher à négocier avec les créanciers et bailleurs de fonds de la Tunisie, se pencher sur «le gouffre de la sécu», trouver des terrains d’entente avec les syndicats, inciter les chefs d’entreprise à investir et créer des emplois, plancher sur l’usure du pouvoir d’achat des ménages, trouver le temps et l’argent pour combattre le terrorisme, la corruption et le marché parallèle… On n’en finirait pas.
Nous voulions la démocratie. Nous l’offrons à de petits bricoleurs.
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