Dans un entretien au journal on line suisse-allemand paraissant à Zurich, ‘‘Journal 21’’, Me Taoufik Ouanes *, parle de Kais Saied, professeur de droit constitutionnel, 61 ans, investi hier, mercredi 23 octobre 2019, président de la Tunisie, après son élection, 10 jours auparavant, avec plus de 72 % des voix.
Entretien réalisé par Heiner Hug
Journal21 : Taoufik Ouanes, vous connaissez le nouveau président ? C’est quel genre d’homme ?
Taoufik Ouanes : Pendant des années et depuis la révolution de 2011, Kaïs Saïed est apparu à plusieurs reprises dans les médias en tant qu’expert en droit constitutionnel. C’est pourquoi beaucoup de Tunisiens le connaissent. Son style et ses idées sont d’une originalité inconnue dans le monde politique. Sobre et austère, il improvise ses interventions dans les médias sans notes et dans un arabe littéraire châtié mais accessible. Eloquent sans être tribun. Un personnage atypique aussi bien en politique que dans les mass médias.
Au début, les gens ne voyaient en lui que l’expert, le juriste. Mais lors de la grave crise constitutionnelle que la Tunisie a connue il y a un an, on a de plus en plus remarqué, à côté de son style, sa sérénité et son intégrité. L’expert s’est ainsi transformé en référence, en symbole. Lui, qui est si différent des autres politiciens, est devenu un phénomène spécifique et soudain, comme un candidat possible à la présidence. Son apparition spontanée dans les sondages a fait que sa cote n’a fait qu’augmenter vertigineusement au long des semaines.
Où se situe-t-il politiquement ?
Il n’a pas de passé politique. Il n’a pas de parti derrière lui, et ne représente aucun courant idéologique. Il contraste avec l’ensemble de l’«establishment» politique, qu’il soit de gauche, de droite, islamique, islamiste ou laïque. Sa force la plus importante est qu’il est considéré par la majorité des Tunisiens comme propre, cultivé, non corrompu, sincère et honnête.
Ce n’est pas exactement les qualités de beaucoup de politiciens ?
Non, mais Kaïs Saïed inspire la confiance. Je veux raconter une petite histoire. Il y a plusieurs mois, conduisant de Tunis à Bizerte en voiture. Je me suis arrêté à l’entrée de la ville et je voulais acheter des fruits et légumes sur un étalage sur la route. Le vendeur de fruits, que je ne connaissais pas, m’a demandé abruptement ce que je pensais de Kais Saïed. Surpris, j’ai répondu par des propos d’ordre général. Le vendeur m’a rapidement interrompu en me disant : «Je vais, moi vous dire ce que je pense de lui. Quand il parle à la télévision, je ne comprends pas ce qu’il dit. Mais je me sens bien et je lui fais confiance !!». Là je me suis rendu compte que des vibrations profondes commençaient à se propager entre le peuple et Kaïs Saïed. Un phénomène nouveau et intense allait intervenir sur la scène politique du pays et qu’il fallait l’observer de près.
Au second tour, il a remporté plus de 72 pour cent des voix. C’est presque une victoire écrasante.
Ce résultat montre également le profond malaise dans lequel le pays était coincé. Le peuple tunisien en a assez des querelles politiques, des manipulations, de la corruption qui ont plongé le pays dans le désespoir et la misère. Les gens veulent quelqu’un de sincère et qui respecte et fait respecter la loi. Par-dessus tout, ils veulent que la situation économique s’améliore et qu’on engage une lutte sérieuse contre la pauvreté.
La dette nationale est de plus de 70 pour cent du PIB. L’économie ne peut pas croître parce qu’il faut payer les intérêts sur la dette. La corruption est énorme, le chômage est élevé et les jeunes cherchent désespérément un espoir.
Un homme de 61 ans comme un espoir pour les jeunes ?
Quatre-vingt-dix pour cent des garçons âgés de 18 à 25 ans ont voté pour lui. Le slogan «Le peule exige» ou «Le peuple veut» est devenu largement répandu. 86 pour cent des personnes ayant fait des études universitaires ont également voté pour lui. Un mouvement sociologiquement important s’est formé.
Lorsque Ben Ali a été renversé il y a huit ans et que le Printemps arabe a commencé, une énorme vague d’espoir a soufflé sur le pays. Mais cet espoir a été rapidement déçu. Les jeunes qui ont porté la révolution ont été trompés. Les successeurs de Ben Ali ont conduit le pays à la ruine économique. La corruption a pris des mesures dramatiques. Maintenant, beaucoup espèrent un nouveau départ. Cet espoir est renforcé par le fait que le nouveau président est considéré comme intègre et qu’il est au-dessus des manipulations politiques et des querelles idéologiques.
Il est accusé de n’avoir aucun programme politique.
C’est vrai, mais cela peut aussi être une force. À quoi servent les grandes promesses politiques vides et qui ne peuvent alors être tenues ? Le rôle du président n’est pas de mettre en œuvre un programme politique ou économique. C’est le travail du chef du gouvernement et du parlement. La tâche de président est de créer un climat politique de confiance afin que le gouvernement, les partis politiques, puissent fonctionner et remplir leurs tâches. Et j’ai bon espoir qu’il réussira. Le président de la république devrait une fois de plus être une autorité morale un rassembleur et un arbitre.
Et s’il ne réussit pas ?
La Constitution lui donne les moyens de réussir, mais la bonne volonté du gouvernement et du parlement est nécessaire. Mais si cette bonne volonté est défaillante, une procédure constitutionnelle est disponible pour dissoudre le parlement et convoquer de nouvelles élections et il peut aussi prendre des initiatives législatives et même recourir au référendum pour demander que le peuple tranche.
Mais il ne peut pas être tout à fait apolitique non plus.
Bien sûr qu’il ne l’est pas. Je l’appellerais un révolutionnaire conservateur. À ce titre et malgré ses positions d’avant-garde sur le plan social, il a réaffirmé la continuité de l’Etat et le respect des traités internationaux tout en et maintenant de bonnes relations objectives et équilibrées avec l’Union européenne (UE). Très importante également sa volonté exprimée de ne pas revenir sur les acquis de la femme tunisienne.
Concernant la peine de mort, et sans être franchement abolitionniste, il a promis la continuation du moratoire de sa non-exécution. Concernant les droits des homosexuels, sa position est nuancée dans le sens que, tant que cela reste dans la sphère privée et qu’elle ne porte pas atteinte à l’ordre public.
C’est en Occident qu’il a attiré le plus d’attention par son attitude à l’égard d’Israël.
Il s’oppose à la normalisation des relations avec Israël avant de reconnaître et de mettre sur pied un Etat palestinien. Dans ces conditions, il a affirmé qu’une normalisation avec Israël serait une «trahison», dit-il. Cependant, il souligne que ni lui ni, les Tunisiens, ne sont contre les juifs. À ce propos, il a à plusieurs reprises raconté comment son père, qui était instituteur, a transporté quotidiennement la jeune juive tunisienne, Gisèle Halimi à l’école sur son vélo afin de la protéger des nazis qui occupaient la Tunisie en 1943. Mme Halimi est devenue un grand personnage de la France en tant que féministe, avocate et confidente de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre et également ministre de François Mitterrand.
Avant de devenir président, Kaïs Saïed a longtemps résisté à la politique et il lui est resté étranger. Il n’a aucune expérience politique, aucun parti derrière lui. Ne pourrait-il pas devenir le pion de certaines forces politiques ?
Il est assez intelligent pour s’en rendre compte et il a une forte personnalité. Il serait aussi bien avisé d’avoir une équipe fidèle et qui connaît bien les aspects politiques et techniques de la gouvernance.
Son principal adversaire a été emprisonné avant et pendant la campagne électorale. Comment Saïed s’est alors comporté ?
Son concurrent au deuxième tour des élections, l’entrepreneur médiatique Nabil Karoui, a été emprisonné peu avant le début de la campagne électorale officielle. Au premier tour de scrutin, il avait obtenu un peu moins de 3 pour cent de moins de voix que Kaïs Saïed. Il y a 3 ans, le fils de Karoui est tragiquement mort dans un accident de voiture. Karoui a fait une fondation caritative au nom de son fils et sa chaine de télévision a donc diffusé les actions de la fondation. Cela lui a donné une certaine réputation auprès des Tunisiens. Pour le contrer dans toute aspiration politique, le gouvernement a présenté au Parlement un projet de loi qui interdirait à Karoui de se présenter aux élections sur la base qu’il a utilisé sa chaîne de télévision pour se faire de la publicité politique. Bien que voté par le parlement, ce projet de loi n’a pas été finalement promulgué. Karoui a également été accusé d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent dans une affaire qui date de trois ans et il a été emprisonné peu de temps avant les élections. Kaïs Saïed a alors décidé de ne pas faire campagne au deuxième tour tant que Karoui a été empêché de mener une campagne du fait de son emprisonnement. Cette prise de position a été aussi bénéfique pour Saïed.
Les récentes élections législatives ont abouti à un parlement profondément fragmenté. Le parti islamiste Ennahdha a obtenu 24 pour cent des voix. L’influence islamiste s’accroît-elle maintenant ?
Ce n’est pas certain. Ennahdha est un parti qui se dit modéré et prendrait de sérieux risques à essayer d’islamiser le pays. Ce qui était important dans ces élections, c’est que presque tous ceux qui ont gouverné, mais également les partis de l’opposition parlementaire. En fait et durant les dernières années la situation économique était catastrophique et presque tous les partis politiques ont perdu beaucoup de leur crédibilité. Ceci aussi favorisé le succès de Kaïs Saïed qui n’appartient à aucun parti politique.
Le problème maintenant réside dans la difficulté de former une coalition gouvernementale stable. La lutte pour la formation d’un gouvernement bat son plein. Les partis exigent des responsabilités au gouvernement et des portefeuilles ministériels importants.
Que se passe-t-il si une coalition n’est pas formée ?
Si, après deux mois, un gouvernement n’est formé, le président Saïed peut nommer une personnalité nationale pour construire une majorité gouvernementale. Cette personnalité aura alors deux mois pour le faire. Si c’est un échec, il y aura de nouvelles élections. Cependant, je ne crois pas que l’on arrive à ce point car beaucoup des députés nouvellement élus risqueraient alors de ne pas être réélus.
En Tunisie, le Printemps arabe a commencé il y a huit ans. La révolution a rapidement apporté une grande déception. Un nouveau printemps tunisien est-il imminent ?
Un «nouveau printemps» n’est peut-être pas inapproprié comme description, mais une récupération, par les urnes et démocratiquement, de ce qui a été perdu pendant ces huit années par une meilleure application des principes du printemps en termes de bonne gouvernance, de meilleure gestion économique, une lutte contre la corruption et le terrorisme et un approfondissement de la culture des droits de l’HOMME.
Une chose ne doit pas être oubliée : la Tunisie est le seul pays arabe qui n’a pas été plongé dans le chaos malgré les revers. Malgré une situation économique difficile, malgré le terrorisme et la corruption, malgré les mauvais gouvernements, les institutions démocratiques ont tenu bon. Ils sont là et ont été respectés même dans les moments difficiles.
Dans les autres pays arabes, ce qu’on appelle inconsidérément «le printemps arabe» a engendré des dictatures militaires comme en Egypte, des guerres civiles et régionales comme en Libye, Syrie et au Yémen et en Algérie, des flous dangereux dans la relation entre la jeunesse et l’armée. En Tunisie, ni la crise économique, ni l’armée, ni le terrorisme n’ont fait échec à la marche, quelquefois difficile, mais continue vers la démocratie.
Est-ce aussi parce que l’armée tunisienne est faible ?
L’armée tunisienne est restée une armée patriote et s’est cantonnée dans son rôle de protection du pays dans le respect des institutions républicaines.
* Avocat en Tunisie et en Suisse, ancien diplomate de l’ONU, et expert des relations internationales.
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