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Tunisie : une agriculture moribonde a besoin d’un ministre-leader du domaine

Le ministre de l’Agriculture dans le prochain gouvernement doit être un véritable leader dans le domaine pour pouvoir, dès l’immédiat, faire faire à l’agriculture le bond qui répond aux objectifs de la révolution tout en préparant une vision globale pour une agriculture plus productive et plus durable.

Par Malek Ben Salah *

Avec tout ce qu’on nous a rebattu les oreilles durant les 8 années de gouvernements dits «de transition» ou plutôt d’incompétence, au sujet du développement des régions dites déshéritées, et alors qu’on ne voit pas encore le bout du tunnel, on ne sait plus si on peut encore essayer de démontrer l’intérêt de l’agriculture pour tenter de développer ces régions et, ce faisant, répondre aux demandes des jeunes depuis la révolution de 2011, à savoir emploi et dignité, et leur faire sentir que ce pays est enfin remis sur le chemin du développement.

Le doute est d’autant plus permis qu’avec la loi des finances 2020, le gouvernement prouve encore s’il en est encore besoin les limites de sa «compétence», ayant choisi de continuer à parer au plus urgent et à naviguer à vue, sans vision et sans stratégie.

Dans cet article, je forme l’espoir de voir nommé à la tête du ministère de l’Agriculture un homme capable d’élaborer une véritable politique agricole et de relancer ce secteur en difficulté, et un patriote compétent soucieux de défendre d’abord et surtout l’intérêt national.

Compétence et sens de l’intérêt national :

Dans le dictionnaire le mot «compétence» est défini comme «la capacité connue en telle ou telle matière en raison de connaissances possédées et qui donne le droit d’en juger». Dans le cas qui nous concerne, faire appel à une compétence, c’est recourir au spécialiste à qui on donnera le droit de juger et d’agir simultanément !

Quant à l’«intérêt national», il impose, dans le cadre d’une saine approche économique et sociale du secteur, ses problèmes et les solutions à y apporter, le choix des méthodes et techniques et technologies propres à leur étude et les voies de leur application… ce qui nécessite une compétence affirmée dans le domaine ayant, d’une part, une haute capacité d’écoute, un esprit d’analyse et de synthèse averti et une pédagogie qui permet de juger de l’adaptabilité et de l’efficacité des alternatives en présence; et d’autre part, des savoir-faire pour collecter les données, mener des entretiens, comprendre et analyser les situations, restituer et partager les résultats, apporter une aide à la décision du chef du gouvernement, et assurer l’accompagnement des projets.

Par ailleurs, notre «compétence» doit savoir faire parvenir le bon message, hors de tout engagement!

Un ministre jeune ou moins jeune importe peu : c’est d’un leader et non d’un politicien qu’on a besoin !

Parlant toujours d’agriculture, il reste à notre «compétence», qu’il soit jeune, ou, ou moins jeune; c’est surtout l’esprit averti et ouvert qui est important. C’est donc d’un leader, meneur d’hommes et novateur en même temps, qui connaît bien le domaine, et non d’un «politicien» de tel ou tel parti, comme ceux qui ont défilé jusqu’à présent, qu’on a besoin.
Il aura à s’assurer des qualités des cadres à tous niveaux – abandonnés à leur propre sort depuis des années – pour concevoir, adapter et mener à bien les réformes nécessaires.

Il aura à bannir du spectre de réflexion les anciens choix basés sur des prototypes conçus par une administration déconnectée de la réalité; et destinés à être généralisés sans tenir aucunement compte ni des hommes, ni de leur formation, ni de leurs traditions ou encore de leurs besoins…; ni encore de la région, de son climat soumis de plus en plus à des changements…; ni encore des moyens financiers à mobiliser où parcimonie et bonne gestion doivent faire bon ménage! Et c’est là où son savoir-être et son savoir-faire se trouvent intimement liés à son aptitude de communiquer, de tirer les ficelles qu’il faut pour restituer et convaincre ses interlocuteurs de la valeur des messages sociaux, techniques, économiques qu’imposent les situations très diverses que rencontre aussi bien l’agriculteur que la société agricole (productrice) ou la société urbaine (consommatrice); et, à partager les résultats attendus de ces messages qui concernent parfois les droits des uns ou, plus souvent, les devoirs de tous!

Le savoir-faire de notre «compétence» résidera alors dans le choix d’hommes ou de femmes qui ressentent le besoin de transmettre le message qu’il faut et qui ont le courage de le faire. Pour comparer ce que plus d’un «titulaire du portefeuille durant ces dernières années» n’a pas eu le courage de comprendre ou de faire ou de dire… ; pensant que «la vérité» n’est pas toujours bonne… pour la popularité du gouvernement auquel il appartient. Il oublie qu’il n’y pas de «bonne politique» sans un support technico-économique solide; et que c’est à lui de s’en convaincre et d’en convaincre ses auditoires !

Aujourd’hui, on est arrivé à un point où on ne peut plus même orienter l’un ou l’autre des acteurs – qu’on a en face de soi – parfois même pour le message le plus banal ou le plus évident; comme cela se passe dans ces quelques exemples. Ainsi :

– au lieu de dire à des agriculteurs sur un périmètre d’irrigation qui réclame plus d’eau : «Vous avez et nous avons d’abord le devoir de ne pas gaspiller une eau si rare dans le pays…, vous devez donc vous limiter, dans l’espace et dans le temps, aux quotes-parts qui vous sont octroyées par les études en hiver comme en été»;

– ou encore, on se doit de ne pas faire de promesses pour amener, par exemple, des eaux du Nord ou qu’on va recourir au dessalement de l’eau de mer pour créer des périmètres là où l’agriculture pluviale est suffisante…) ;

– ou dire à ceux qui réclament l’augmentation du prix des céréales : «Non, il faut d’abord que vous appliquiez un assolement qui comprend des cultures de protéagineux et des fourrages remplaçant les aliments importés et dont vous avez besoin pour votre cheptel», au lieu de leur dire : «Des textes sont en cours de préparation pour augmenter le prix des céréales»;

ou encore, pour les agriculteurs oasiens qui se plaignent du manque d’eau : «Vous êtes la cause du manque d’eau que vous continuez à gaspiller, il faut commencer par lutter efficacement contre les mauvaises herbes qui vous consomment la moitié de cette précieuse eau»… au lieu de leur dire : «On a prévu sur le budget la création d’un nouveau sondage»…

Ce n’est là que des exemples illustrant la fuite en avant des responsables devant des problèmes dont ils ont peur alors qu’ils sont censés expliquer clairement, et autant de fois que nécessaire, tout en essayant d’y trouver les solutions conformément à l’intérêt national.

L’absence actuelle de messages pertinents, le manque de courage de certaines fausses compétences pour les dires ne fait qu’aggraver le sentiment d’irresponsabilité du citoyen, de l’agriculteur ou du consommateur. Un sentiment d’irresponsabilité de plus en plus marqué, accompagnant la recherche – à tout prix – de la popularité, l’occultation de l’intérêt… face à un égoïsme de «politiciens»… et qui peut avoir les conséquences les plus désastreuses pour la région et même pour le pays.

Défendre le secteur, toutes griffes dehors, contre les rapaces de toutes sortes

Aujourd’hui, l’économie agricole souffre – entre autres – de cette possession des terres les plus fertiles par l’Etat alors qu’il n’est ni recommandé ni logique que l’Etat «joue à l’agriculteur» et dépense ses rares moyens financiers à l’achat des petits moyens de production…, n’ayant plus les moyens d’acquérir les gros équipements trop chers pour lui tout comme pour l’agriculteur…

La vraie solution étant, pour un Etat suffisamment clairvoyant, aurait été leur vente aux petits agriculteurs qui, eux, souffrent d’une exiguïté de leurs exploitations ce qui limite leurs revenus et la création de nouveaux emplois; quand le pays a justement besoin de créer de l’emploi et de nouvelles richesses… ! De même, que le secteur, pour ses productions animales et végétales et son incapacité actuelle de les commercialiser correctement a tout intérêt à favoriser l’installation d’une agro-industrie plus adaptée aux différents microclimats… et contribuer à la réduction du coût du panier de la ménagère…, qui lui-même souffre de la foule d’intermédiaires qui tirent plus de profits de la situation que les producteurs….

Le leadership de notre ministre est donc très important ici, pour défendre le secteur contre tous les rapaces et parasites qui risquent de le détruire complètement à moyen et même à court terme et répondre par la même à un autre vœu de la Révolution pour satisfaire ce peuple qui attend toujours!

À M. Jemli… notre futur chef de gouvernement

Voilà donc, ce que devrait être notre futur ministre de l’Agriculture, mais il est évident que ce n’est pas un profil qui court les rues…; et que ce que les uns ou les autres affirment que c’est «aux privés de développer le secteur et non pas à l’Etat»… n’est pas applicable à une agriculture complètement délaissée durant de longues années, et que c’est à ce futur leader de faire jouer à ce département le rôle d’Etat locomotive pour la remettre en marche…

Aussi, aura-t-il à rechercher le meilleur emploi possible des ressources financières «limitées» qu’il peut mobiliser: (1) en sursoyant, pour quelque temps, à des investissements nouveaux en matière d’hydraulique qui a bénéficié depuis l’indépendance d’investissements très lourds et qui ne sont pas encore amortis; (2) en définissant les urgences par lesquelles il faudra commencer pour le montage d’un ministère adapté aux contingences de l’après-révolution; contrairement à ses prédécesseurs qui, sans programme ni priorité, dirigèrent le département à l’image d’un avion sans pilote qui a fini par faire atterrir ce secteur en si grande catastrophe !

Mon ami Si Salah Darghouth, en faisant appel à vous, a évoqué il y a quelques jours sur ce même journal Kapitalis les nombreuses études, stratégies, plans… élaborés ces dernières années et non mises en application, ce qui est plus que regrettable…; moi, je proposerais une approche plus pragmatique, composée de quatre actions, qui se complètent les unes les autres, et qui forment de toute évidence les urgences de l’heure au moins pour les trois prochaines années :

– alléger le fardeau de la ménagère par un coût plus acceptable de son couffin quotidien : les réactions des citoyens, interviewés sur le coût de la vie, portent régulièrement sur le coût élevé des produits alimentaires; ce qui prouve – entre autres – qu’il y a là un fardeau à alléger; et qu’il y a, à côté du nombre d’intermédiaires souvent cité, une production insuffisante mise sur le marché; d’où la nécessité de produire plus, mais sans excès qui peut mener au gaspillage ; pour ce faire, des programmes de productions saisonnières peuvent être élaborés rapidement, notamment en matière de maraîchage et d’élevage aussi bien à un niveau commercial qu’à un niveau familial; leur bonne répartition entre les gouvernorats permettra en plus de créer des pôles d’emplois un peu partout;

– assurer un encadrement technique des agriculteurs des périmètres d’irrigation par une vulgarisation rapprochée : la vulgarisation rapprochée ayant commencé à disparaître quelques années avant la révolution a laissé un vide grave pour le conseil de l’agriculteur quant au choix des cultures et des élevages à adopter, et aux bonnes pratiques à appliquer… le recrutement, au moins, d’une cinquantaine de vulgarisateurs forme aujourd’hui une nécessité absolue en vue de leurs installation aussi bien en agriculture irriguée qu’en agriculture pluviale (pour la production de protéagineux alimentaires notamment) ; ces vulgarisateurs non expérimentés, faute de la faiblesse des cadres dans l’administration, devront être pilotés à leur tour par des enseignants spécialisés… ce qui permettra d’améliorer la qualité de la vulgarisation que celle de la formation des élèves-ingénieurs peu initiés à la pratique, par ailleurs, une spécialisation en communication et vulgarisation est à introduire dans nos institutions d’enseignement agricole par la même occasion;

– initier un encadrement des agriculteurs par des gestionnaires ISG : l’encadrement des agriculteurs par des gestionnaires ISG, et pas seulement par des agronomes, forme une nécessité pour aider l’agriculteur (et les fils d’agriculteurs généralement plus instruits, souvent en chômage et même avec de bons diplômes…) à la mise en place de partenariats et (ou) la création de petites organisations professionnelles pour la commercialisation de leurs productions – par des circuits courts ou moyens

– qui permettront au producteur de rentrer dans ses frais, et, au consommateur de profiter de chaînes de distribution avec un nombre réduit d’intermédiaires; ces organisations professionnelles pouvant jouer bien entendu, d’autres rôles… et, en vue d’une meilleure implication des structures existantes, les arrondissements FIOP des CRDA pourront être responsabilisés de l’orientation et du suivi de 3 à 4 CTV/CRDA parmi les plus dynamiques pour le soutien du producteur et un contact efficace avec le consommateur… ;

– impliquer le ministère de la Santé dans les programmes audiovisuels de vulgarisation : le portefeuille de l’agriculture des différents gouvernements en Tunisie, à la différence de certains pays développés, ne s’est que très rarement préoccupé de la destination finale des produits agricoles c’est-à-dire de l’alimentation. Ainsi, les programmes audio-visuels présentent, par exemple, des programmes culinaires qui ne tiennent peu compte des productions saisonnières; parlant plus souvent de pomme de terre et de tomates à longueur d’année… alors qu’en hors saison ces légumes qui consomment plus d’eau et coûtent plus chers… que des légumes de saison en hiver ou au printemps coûtent moins chers et consomment moins d’eau… d’où la nécessité d’une pris en mains de ces programmes par une vulgarisation, coordonnée avec la santé publique, permettra de sensibiliser le consommateur à une approche plus économique en eau (très rares) et moins chère à son portefeuille… : par exemple orienter vers la consommation de pain au son au lieu du pain blanc… permet de réduire progressivement l’importation de blés; une orientation vers la réduction de plats sucrés permettra de réduire le diabète dans le pays, sachant que le rapport de l’OMS de 2013 donne le chiffre de 15% de Tunisiens diabétiques (soit 1.700.000), alors que cette maladie ne touche que 4% des gens à l’échelle mondiale… Idem pour la consommation de viandes … D’où l’importance de coordinations telles agriculture/émissions télévisées, agriculture/santé publique… !

Voici donc pourquoi ce ministre doit réellement être un leader dans le domaine pour pouvoir, dès l’immédiat, faire faire à l’agriculture le bond qui répond aux objectifs de la révolution tout en préparant le terrain à une vision globale d’une agriculture plus productive et plus durable.
Puisse Dieu exaucer nos vœux !

* Ingénieur général d’agronomie, ancien directeur général de la production végétale, consultant indépendant.

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