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Elyès Fakhfakh, un pseudo-révolutionnaire dans les méandres du pouvoir islamiste

Comment Elyès Fakhfakh compte-t-il s’y prendre une fois investi à titre de Premier ministre ? Comme c’est toujours le cas dans ce pays, en recourant à la vieille méthode qui consiste à abstraire et à manipuler quelques variables isolées et inadéquates là où il convient de traiter le développement économique, politique et sociétal comme des processus complémentaires et liés.

Par Yassine Essid

Quoi de mieux pour révéler la vraie personnalité de quelqu’un que de le surprendre en dehors de son lieu de travail.

Plutôt que de respecter le code vestimentaire rigide du costard-cravate des bureaucrates compétents et efficaces, qui encourage à être pris au sérieux, la personne prise en photo a choisi de s’écarter du moule dans lequel tous les politiques sont contraints d’entrer. Affranchi de la tension permanente qui accable les hommes de pouvoir, il se présente à nous sous un look inattendu qui lie la simplicité, l’élégance et le confort qu’offre une chemise polo bleue pétrole. La tenue du col ouvert est irréprochable et s’étend au travail de sa coupe bien ajustée, ses boutons de maintien, jusqu’au logo brodé au niveau du cœur. Assis de biais sur un canapé de jardin, il semble parfaitement indifférent à ce qui l’entoure. Son regard, qui outrepasse l’objectif du photographe, exprime une paix intérieure et la vacuité des pensées. Il a l’air calme et décontracté, l’esprit parfaitement équilibré, le corps et les traits relâchés. Son côté joufflu lui donne l’air d’un Bébé-Cadum qui sent bon le savon. Bien que légèrement encombrantes, ses lunettes sont en parfaite harmonie avec la forme de son visage et accentuent l’image du visionnaire créatif qui absorbe facilement des idées sur les situations qui se présentent à lui, et qui aime les gens et les motive. Aussi provoque-t-il chez nous cette empathie naturelle envers celui qui comprend le monde dans lequel il vit.

Une méditation tranquille et sans inquiétude

Contrairement au menton posé sur le dos de la main comme dans la statue du Penseur de Rodin, les deux doigts frappés contre sa tempe lient l’exercice de la méditation à celui du corps, en somme, la vision de ne rien voir. Le résultat est sans appel. Pour ceux qui ne le connaissent pas encore ils retrouveront en lui une personne qui leur ressemble, avec cependant cette phénoménale différence, l’opposant à ses prédécesseurs, qu’il s’est personnellement beaucoup appliqué à croire en son destin politique non par sa nature propre mais par un fait extérieur inéluctable.

Quoi de mieux pour le pays que cet ancien ministre, un homme de décision et de commandement qui, par ses mérites, son sens de la responsabilité, son recul prolongé par rapport aux luttes politiciennes et sa discrétion, entend contribuer à reconstruire la politique de demain ?

La démarche, qui adhère à la nécessité de la compétence, est néanmoins relevée par une forme de militantisme d’une génération qui n’hésite pas à méditer sur le meilleur moyen de sortir le pays du marasme. Il ne s’agit pas cependant de cette méditation qui vous accable, provoque de douloureuses insomnies, mais une méditation tranquille, sans inquiétude, qui a foi en l’avenir et qui s’ouvrira inévitablement sur des actions d’une grande portée.

Relancer une machine gouvernementale en panne

Le jour du vote de confiance au prochain gouvernement, les députés devraient surtout garder en mémoire la présente image de celui qui est appelé à gouverner le pays en faisant fi du passé douteux de celui qui a traficoté sa conscience avec Ennahdha. Une maladresse de jeunesse qui n’est plus aujourd’hui une entrave mais une liberté.

Cela permettra aux représentants de la nation de découvrir un homme à la fois simple, patriote engagé, qui n’a jamais fait de la politique une ambition immodérée, qui est resté toutes ces années à la disposition de la république et qui se présente à eux sans étiquette pour mieux solliciter leur assentiment aux seuls fins de relancer une machine gouvernementale en panne depuis des mois.

Kaïs Saïed – j’avoue que j’ai toujours du mal à le parer du titre de président de la République – a donc fait son choix après avoir joué le maître de ballet en cherchant, parmi les nombreux postulants recommandés par leurs partis celui dont le bon profil devait forcément coller à ses attentes plutôt qu’à celles de ce pays. Ce sera donc Elyès Fakhfakh. À son tour de jouer au chasseur de têtes dans ce qui est devenu l’espace public de recrutement des ministrables : Dâr al-dhiafa, en y mettant le temps qu’il faudra. Il y aura d’abord les recommandés, viendront ensuite les sollicités qui bénéficieront d’un accompagnement personnalisé, et il terminera sa mission, comme il est désormais convenu, par l’étude des dossiers des impétrants. L’attente que se produise le fameux déclic fera d’un tel ou tel le meilleur candidat possible pour chaque poste à pourvoir. Bien que libre de son choix, Kaïs Saïed nous a pris au dépourvu en nous proposant un candidat qui sent la naphtaline et représente une désolante régression politique et intellectuelle dans la courte histoire démocratique de ce pays.

Qui est au juste Elyès Fakhfakh ? Un grand ministre d’Etat ? Le leader d’un mouvement politique ? Un doctrinaire cherchant à proposer une théorie alternative du développement ? Un intellectuel chevronné ? Un homme de culture qui se serait distingué par sa volonté à transformer le pays par une action politique ? Rien de tout cela n’est à mettre à son actif. C’est seulement un pseudo-révolutionnaire, et ils sont légion, qui a traîné ses savates dans les méandres du pouvoir des islamistes sous l’étiquette du parti Ettakatol.

Elyès Fakhfakh a été ministre de Tourisme sous le glorieux régime de la «Troïka» avant d’être appelé à veiller sur les comptes de la nation (2012-2013). Le séjour à la tête du ministère des Finances publiques de celui qui s’apprête aujourd’hui à incarner la fonction de chef de l’exécutif n’a pas été particulièrement étincelant, et il n’a laissé derrière lui que le vague souvenir d’un ministre quelconque. Cette courte carrière politique fut d’ailleurs tellement insignifiante qu’on avait oublié jusqu’à son existence n’eût été la bonne mémoire de Kaïs Saïed qui en est venu à le ressusciter.

Des fonctionnaires qui n’ont rien à dire

On aurait pensé que l’expérience d’Elyès Fakhfakh lui aurait inspiré, a posteriori, ce qui constituerait une référence intellectuelle : un article de fond sur les difficultés de diriger un pays alors livré à toutes sortes de dérives, ou sur les écueils que les futurs gouvernements doivent chercher à éviter. Mais de telles initiatives sont au-dessus de ses forces. Il n’est d’ailleurs pas le seul en cause.

Hommes et femmes qui composent le personnel politique de ce pays depuis le soulèvement, c’est-à-dire depuis la fin de la censure politique, sont des esprits qui ne sont ni bons ni mauvais, mais n’auraient été après tout que des fonctionnaires qui n’ont rien à dire tout simplement parce que, habitués aux routines institutionnelles, ils n’ont jamais eu à défendre un projet de société, à expliquer les réformes nécessaires pour la mise en place d’une meilleure organisation de l’Etat, à définir les contraintes s’exerçant sur l’action publique (comme la révolution numérique, les exigences des marchés globalisés, le déficit public, le surendettement), à incarner une vision collective ou à défendre leurs idées car, chez eux, l’intelligence est dissociée de la sagesse, la pratique du pouvoir séparée de la défense des intérêts nationaux, l’activité bureaucratique disjointe de la pensée profonde.

C’est ce qui fait que ceux qui détiennent des positions de pouvoir font figure de denrées hautement périssables, au mieux des machines obsolètes qu’on recycle à chaque fois pour les besoins de la cause. C’est le cas de notre quidam, promu contre toute attente futur Premier ministre.

Durer en politique relève en effet de la gageure et entre 2012 et 2020 le pays aura épuisé pas moins de sept chefs de gouvernements. Les hommes politiques sont tous perçus comme pareillement occupés à accaparer les hautes fonctions publiques au point que les électeurs avaient fini par devenir comme apathiques et désabusés. Face à une société désinvestie par rapport au politique, comment certains pourraient-ils légitimer encore leur prétention à exercer le pouvoir ?

La science de l’Etat n’est pas une science exacte qui s’acquiert sur les bancs de l’université, mais un long apprentissage, une lente fréquentation des hommes et des événements et d’exceptionnelles facultés d’adaptation aux circonstances notamment la capacité de réagir avec célérité et fermeté. Il s’agit donc d’une alchimie très complexe qui, lorsqu’elle est réunie dans une personne, nous permet de dire que tel est un homme d’Etat.

Les hommes politiques face aux limites de leur pouvoir

La question de la compétence des hommes politiques et leur capacité à relever les défis revient à chaque élection comme le point de focalisation des différentes catégories sociales surtout que le vote donne à chacun l’impression de participer à l’organisation de la société et de croire que désormais la politique, au-delà de tout comportement sectaire et partisan, est du ressort de tous.

Les Tunisiens estiment ainsi que l’homme politique doit incarner la synthèse de leurs aspirations et, de ce fait, donner suite à toutes leurs revendications, morales et matérielles. Cette vision leur semble de plus en plus compromise devant le choix des dirigeants et l’action des gouvernements. Car le propre de l’homme politique c’est de savoir mettre l’intérêt de la nation par-dessus tout, ne pas chercher à se concilier coûte que coûte l’opinion publique, mais garder le cap vers ce qui constitue le bien commun. Là réside la capacité vraie de l’homme d’Etat, celle-là même qui le distingue du politicien au jour le jour.

Nous revoilà donc en présence d’un autre candidat qui ne manquera pas de rappeler les mêmes engagements que son malheureux prédécesseur. Cette fois, l’investiture d’Elyès Fakhfakh n’engagera pas que lui, elle détermine surtout le devenir des représentants de l’Assemblée qui jouent ici leur mandat. Alors une majorité, même assez faible, jugera qu’il mérite bien la confiance du peuple en arguant qu’il y va de l’avenir du pays. Non pas l’avenir immédiat, conditionné par les problèmes de survie, mais celui des stratégies à long terme. Le débat ne sera qu’un blablabla de déni.

Mais comment Elyès Fakhfakh compte-t-il s’y prendre une fois investi à titre de Premier ministre ? Comme c’est toujours le cas dans ce pays, en recourant à la vieille méthode qui consiste à abstraire et à manipuler quelques variables isolées et inadéquates là où il convient de transcender la séparation conventionnelle des facteurs économiques et non économiques. Car, plus que jamais, tout effort pour traiter le développement économique, politique et sociétal comme des processus séparés est vide de sens.

Rendons maintenant compte d’une autre réalité, bien plus pertinente celle-là – et bien plus gênante pour notre valeureux serviteur de l’Etat. Comment compte-t-il concilier les facteurs de blocage à la croissance économique et les effets du comportement humain ? Comment associer l’économie de libérale de marché et l’intervention plus que jamais réclamée de la puissance de l’Etat ? Comment faire pour que les salaires des fonctionnaires ne soient point compromis ? Avec quels moyens allons-nous augmenter le budget de la défense et de la police dans une période d’extrême instabilité sécuritaire ? Comment arrêter la dégringolade du dinar et la détérioration des termes de l’échange ? Comment faire pour atténuer les défaillances et la ruine des grands secteurs d’activités et éviter les risques de faillite des entreprises publiques ? Enfin, comment faire face aux incertitudes produites par des gouvernements composés de ministres choisis sur la base des étiquettes partisanes et non sur la base d’une adhésion à un programme commun ?

La conduite d’un pays porté à bout de bras par les dons financiers

Ignorer toutes ces questions rend évidemment plus facile de s’illusionner sur sa propre politique. Et tout cela n’est plus, en définitive, que le résultat d’une énième tentative d’opacification du réel qu’on laisse hors d’atteinte et, plus grave encore, un travestissement inconscient de la nature véritable de la situation d’un pays porté aujourd’hui à bout de bras par les dons financiers, par les banques privées et les institutions financières internationales.

Diriger un gouvernement au milieu de toutes ces turbulences internes aussi bien que géopolitiques rend cette fonction aussi dure qu’ingrate. La gestion des besoins politiques d’une nation ne s’improvise pas, tant les contingences et les aléas pesant sur cette fonction sont nombreux. Pour un Premier ministre, chaque jour apporte son lot de nouvelles inquiétantes sans parler des sombres perspectives économiques et sociales. Tout cela ne manquera pas de susciter des interrogations, parfaitement légitimes, quant à ses capacités à diriger le pays et à montrer qu’il possède bien la pleine maîtrise des événements. D’ailleurs, le manque de compétence, et c’est le cas, se traduira inéluctablement dans les faits: absence d’une vision d’ensemble, improvisation, cacophonie et, par-dessus tout, le tiraillement entre Carthage et le Bardo qui sera pour lui une inaptitude de plus à agir et à trancher.
Bonne chance quand même !

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