Alors que l’économie tunisienne chute dramatiquement, le parti Ennahdha multiplie les tergiversations et insiste pour reconstruire le même type de consensus, qu’il a appliqué entre 2012 et 2014, puis entre 2015 et 2019, pour se faufiler petitement dans les rangs du pouvoir, avec les résultats catastrophiques que l’on sait.
Par Moktar Lamari, Ph.D
«Non, pas besoin d’opposition forte ni de dissidences au sein du Parlement que je préside»; «Oui, on doit gouverner tous ensemble dans le cadre d’un ‘‘consensus’’ national avec tous les partis représentés au parlement dans l’intérêt de chacun…». Voilà, en langage morse, le message qu’adresse le Cheikh Rached Ghannouchi (79 ans) au chef de gouvernement désigné Elyes Fakhfakh (48 ans).
Le Cheikh Ghannouchi ne mâche pas ses mots! Il prêche mordicus pour un consensualisme fourre-tout et tous azimuts, avec toutes les illusions liées. Un discours consensualiste assorti d’un modus operandi déjà rodé, qui ne fait que fragiliser davantage l’avenir de la jeune démocratie tunisienne; seule démocratie en terre d’islam.
L’approche consensualiste développée par le leader religieux est moralisatrice plutôt que politique, normative plutôt que positive et illusoire plutôt que réaliste !
La malédiction du consensus
Comment décoder le «consensualisme» plaidé par le cheikh Ghannouchi ? Quels sont les déboires d’un consensus perverti qui veut occulter les clivages politiques (pouvoir-opposition, gauche-droite, modernistes-conservateurs…), qui brouille la représentativité démocratique et qui gèle la saine compétitivité entre les partis politiques en démocratie?
Alors que l’économie chute dramatiquement, avec notamment une perte de 18% du PIB en $US nominal, entre 2010 et 2019, avec l’explosion de la dette publique et avec la paupérisation galopante, le parti Ennahdha multiplie les tergiversations et insiste pour reconstruire le même type de consensus, qu’il a appliqué entre 2012 et 2014, alors qu’il avait la majorité et plein pouvoir, ou encore entre 2015 et 2019, en renonçant à son leadership de l’opposition, préférant faire patte blanche pour se faufiler petitement dans les rangs du pouvoir, toujours par le truchement du «consensus», au grand regret des démocrates en Tunisie.
De toute évidence, le consensus au sens «nahdhaoui» fait table rase des valeurs démocratiques et programmes politiques défendus par les partis lors de leurs campagnes électorales. Ce type de consensus ne s’élabore pas sur la base de programmes et d’objectifs quantifiables à atteindre, avec des leviers d’une gouvernance optimisée par le jeu de la compétition entre partis au pouvoir et partis de l’opposition. Mais, il se base sur une «gestuelle» électoraliste et tourne à vide pour bloquer systématiquement les réformes structurelles, pour gouverner avec un fatalisme céleste basé sur toujours plus d’inchallahs que sur des prévisions et des instruments affûtés pour augmenter le pouvoir d’achat et créer la prospérité, tant souhaitée par la Tunisie post-2011.
Pour de nombreux observateurs internationaux, faire perdurer ce type de consensualisme, factice et dévoyé, pour une autre mandature (2020-2024), risque de porter le coup de grâce à une économie déjà genoux et à une transition institutionnelle qui bat de l’aile.
Et cela ne semble pas sourciller, outre mesure, Ghannouchi et ses «apôtres». Pire encore, le Cheikh surfe sur les dissonances cognitives de son discours consensualiste, en alternant à gré ses deux casquettes; d’un côté celle du fondateur et président du parti religieux Ennahdha depuis quatre décennies; et de l’autre celle du président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), où il trône avec tous les pouvoirs législatifs, depuis quatre mois.
En alternant les casquettes, Cheikh Ghannouchi joue à l’«illusionniste» qui veut cacher son double conflit d’intérêts : le premier consiste à présider en paix le pouvoir législatif (sans opposition pour quatre ans) et le second vise à resserrer son emprise sur son parti, et surtout étouffer dans l’œuf toutes les velléités de dissension et risques d’implosion potentiels qui menacent son parti et son leadership personnel.
Un consensualisme contreproductif
L’historique de la gouvernance de la transition démocratique en Tunisie est là pour témoigner de l’inefficacité des consensus et «feuilles de route» liées. Quasiment neuf gouvernements ont géré le pays depuis 2011, avec plus de 300 ministres, dont plus de 60% ont été choisis et imposés par Ghannouchi, toujours sous le diktat d’un consensus dévoyé et autiste face aux résultats économiques.
Les impacts économiques du consensualisme prôné par le parti Ennahdha, et par Ghannouchi particulièrement, n’ont pas fait l’objet d’études économiques sérieuses en Tunisie. À l’évidence, les Instituts gouvernementaux (INS, ITCEQ, Conseil d’analyse économique) et les centres de recherche universitaires en Tunisie n’ont pas cru bon d’aborder la causalité liant la gouvernance dite «consensuelle» de la Tunisie post-2011, et ses méfaits sur les réformes institutionnelles et économiques attendues. Un sujet trop sensible qui fait peur aux analystes de la place!
Le graphique suivant indique sans l’ombre d’un doute, que la gouvernance dite consensuelle à l’ère du post-2011 a co-généré des résultats économiques plus catastrophiques que ceux obtenus sous le joug d’une gouvernance dictatoriale, mais axée sur les résultats et motivée par la création de la richesse… détournée en partie!
Un consensus insidieux, voire même incestueux
Ennahdha cultive une idée insidieuse et parfois incestueuse du consensus politique. Insidieuse, comme c’était le cas avec le parti Nidaa, entre 2015 et 2019 ou aujourd’hui avec le parti Qalb Tounes, arrivé second en nombre de sièges et appelé à assumer son rôle dans l’opposition. Ennahdha et chacun de ces deux partis ont été longtemps considérés plus que des adversaires, mais des ennemis politiques, avant de se jeter dans les bras dans un élan de consensualisme qui défie l’entendement. Incestueuse, puisque le parti Ennahdha multiplie ses «rejetons» et satellites, à l’image du parti Al-Karama, un parti de fidèles prêts à tout pour ameuter les troupes les plus radicales, et servir de ballon d’essai dans toutes les manœuvres politiques délicates et dangereuses pour l’image internationale du parti Ennahdha.
Le lien entre ce type de consensualisme politique et la dégradation des indicateurs économiques n’ont pas échappé à des Instituts de recherche européens, canadiens et américains. Plusieurs articles et mémoires circulent en catimini entre les experts économistes du FMI, de la Banque mondiale… et autres think tank! Tous incriminent le dévoiement du principe du consensus et déplorent ses pervers économiques désastreux (false-consensus bias).
Le plus récent rapport est co-signé par deux chercheurs reconnus d’un Centre de recherche américain, situé à Washington (Brookings Institution). Ceux-ci ont traité franco du côté obscur (et obscurantiste) des consensus politiques initiés en Tunisie. Leur rapport conclut que la démocratie tunisienne souffre d’une overdose de «consensus». Une telle overdose de faux consensus aurait, selon ces auteurs, contribué à ébranler la confiance du citoyen envers ces partis et ces députés qui se promènent de consensus en consensus, de parti à parti, prêts à tout pour s’agripper au pouvoir, siphonnant au passage toutes sortes de rentes et dividendes défrayés à même les taxes des contribuables.
Dans ce rapport international et très récent, le parti Ennahdha est pointé du doigt pour son addiction à un consensualisme normatif et «girouette», fondé notamment sur l’évitement et la fuite en avant dès qu’il est question de faire des bilans et/ou de définir les responsabilités face à la déroute économique du pays.
Étonnamment, le rapport nous apprend que c’est avec l’overdose de faux consensus et dans la multiplication des configurations dites consensuelles entre les partis au pouvoir qu’on peut expliquer le succès électoral fulgurant d’outsiders venant de l’extérieur de l’establishment politique, à l’image de Nabil Karoui et de son parti, ou encore le président Kaïs Saïed, un illustre inconnu pour les partis politiques, et qui a osé se présenter et remporter les présidentielles sans programme électoral, sans parti, sans équipe et même sans valeurs politiques bien campées.
Les démonstrations menées dans le même rapport portent à croire qu’au nom d’une certaine vision biaisée du consensus, les gouvernements tunisiens successifs ont évité les controverses, gommé les discordes et remis toujours à plus tard les dossiers qui fâchent: lutte contre le déficit public, restructuration des sociétés d’État, dégraissement de l’État, lutte à la corruption, création de la cour constitutionnelle, etc. Le rapport indique sans détour que les consensus prônés ont fait que le gouvernement ressemble à un fourre-tout, sans cohésion, sans véritable opposition ni débats réels, sans challenges ni défis à relever.
Le rapport conclut que «Finally, the Tunisian case suggests that the very presence of consensus politics long into a transition may not be a sign of democratic success, but rather an indication of a deeper weakness in the transition» (traduction : l’analyse du cas tunisien porte à croire que l’omniprésence des consensus politiques durant la transition démocratique n’est pas un signe de succès, mais un symptôme de faiblesses profondes dans le processus de transition démocratique).
Plusieurs autres analystes notent qu’entre 2015 et 2019, le parti islamiste aurait causé un grand tort au jeu démocratique en désertant ses positions sur le front de l’opposition, préférant se rendre avec armes et bagages au parti Nidaa, sacrifiant au passage ses promesses électorales et beaucoup de sa crédibilité politique.
Le consensus politique prôné par les politistes du parti islamique ne serait, au bout du compte, qu’un paratonnerre pour se protéger contre les soupçons qui pèsent encore et encore sur le parti : envoi des jeunes Tunisiens pour des actions terroristes en Syrie, assassinats politiques, implication dans les réseaux de blanchiment d’argents, alliance avec des réseaux de fondamentalistes. Ce consensus de façade et à géométrie variable permet en même temps de mener un travail de sape continu pour implanter des dogmes religieux, peu importe ce qui arrive à l’économie et aux couches déshéritées, qui prennent souvent et malheureusement le discours nahdhaoui pour «argent comptant»!
L’illusion du consensus et pervers politiques
Chantal Mouffe, une politologue universitaire belge mondialement connue a exploré, dans son livre ‘‘L’illusion du consensus’’, traduit de l’anglais et paru en 2016 (Edition Albin Michel), a expliqué les pervers de l’illusion du consensus sur les sociétés démocratiques. Ses travaux empiriques nous permettent de mieux comprendre le consensualisme prôné en Tunisie post-2011. Dans le contexte tunisien, les pervers du consensus ayant marqué la transition démocratique peuvent être résumés en cinq points majeurs.
1- Un consensualisme fourre-tout ne peut que favoriser le statu quo économique en bloquant systématiquement les réformes structurelles. La recherche du dénominateur commun entre les parties prenantes impliquées finit par bloquer les principales réformes attendues, les reportant sine die.
2- L’illusion du consensus et les collusions liées finissent par trahir la volonté des électeurs en mixant indistinctement des préférences électorales fondamentalement incompatibles. On assiste ainsi à une profanation morale de la déontologie politique et des valeurs de l’intégrité, qui ne semblent pas caractériser plusieurs dizaines d’élus et de chefs de partis en Tunisie. Les procès, les propos insultants et les condamnations de plusieurs élus constituent des preuves probantes de ce déficit de probité et de rectitude.
3- L’abus de consensualisme brise la compétitivité entre les partis et la concurrence qui doit les pousser à innover dans leurs choix de politiques publiques, pour faire toujours plus (et mieux) avec moins (en ressources publiques). C’est cette carence en saine compétition entre les partis qui a fait que l’économie de la Tunisie post-2011 sombre chaque jour un peu plus dans le marasme et dans l’endettement.
4- Le consensualisme au rabais réduit à la baise l’imputabilité et empêche le vote-sanction de fonctionner correctement pour favoriser l’alternance au pouvoir (et de l’opposition). Les partis impliqués dans ce consensualisme perverti se débinent plus facilement et se permettent de ne pas honorer leurs promesses électorales sans risquer d’être tenus pour responsables de la déroute économique ou de la mal-gouvernance. Un tel consensualisme finit par vider les travaux parlementaires de leur substance, et permet d’expliquer l’absentéisme effarant qui caractérise les élus politiques de l’ARP.
5- Selon Chantal Mouffe (2016), l’illusion du consensus peut aussi finir par ouvrir grand les portes à la morale religieuse pour chasser les principes fondamentaux de la démocratie et de ses mécanismes de fonctionnement : citoyenneté, égalité, imputabilité, performance, etc. La morale religieuse prône la normativité, plutôt que le positivisme pragmatique et matérialiste de la vie démocratique. Un consensus fondé principalement sur la morale peut réduire drastiquement l’adversité des propositions et l’altérité des politiques, favorisant la pensée unique, avec tout le fatalisme et la suprématie des textes sacrés qui vont avec.
* Universitaire au Canada
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