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Tunisie : Fakhfakh, un forçat au péril de l’économie

Elyes Fakhfakh reçu ce vendredi 24 janvier 2020 par le président Saïed.

Elyes Fakhfakh (48 ans), désigné comme nouveau chef de gouvernement par le président tunisien, Kaïs Saïed, sait que son mandat ne sera pas une mince affaire. Qu’il le veuille ou non, lui et son gouvernement seront jugés exclusivement à l’aune des résultats obtenus sur le terrain de la prospérité économique et le bien-être des populations défavorisées.

Par Moktar Lamari, Ph.D

Mieux encore, Fakhfakh sait aussi que le salut de la révolte du Jasmin est tributaire de la sagacité de son gouvernement et la capacité de ses ministres à administrer la relance de l’investissement (privé, ppp, international, etc.), à propulser la croissance économique et à mener une lutte sans merci au chômage.

Va-t-il réussir là où tous ses six prédécesseurs (ayant été chef de gouvernement depuis la révolte de 2011) ont lamentablement échoué? Comment va-t-il relever le défi et à quelles conditions ?

La suite de la chronique balise les principales pistes et conditions de succès pouvant inspirer la prise de décision relativement à la constitution de ce gouvernement, à sa viabilité, sa performance et au calibrage d’ensemble.

Les attentes sont incommensurables

Sans aucun doute, le gouvernement Fakhfakh est attendu de pied ferme! Aux aguets, divers acteurs économiques, groupes d’intérêt, lobbyistes et partis politiques dans le pays. Et pas seulement, les préteurs et organismes internationaux commencent à s’impatienter face à la procrastination gouvernementale, notamment au regard des réformes promises et aux doutes qui s’accumulent relativement à la mal-gouvernance de l’économie et des finances publiques durant les années qui ont suivi la Révolte du Jasmin, depuis 2011.

On ne peut pas être plus claire, le président tunisien, élu avec 70% des suffrages, a résumé les attentes en demandant publiquement au Premier ministre désigné, Elyes Fakhfakh, de travailler fort pour «aider ceux qui souffrent durablement du chômage, ceux qui gémissent du fardeau de la misère et ceux qui subissent les affres de la pauvreté…».

Elyes Fakhfakh est conscient des défis et embûches qui se pointent à l’horizon. Celles-ci sont politiques, administratives, régionales… et surtout budgétaires.

Pour éviter la déroute, il doit constituer un gouvernement fort, restreint avec à la clef, des ministres talentueux, compétents et pragmatiques pour pouvoir relancer un appareil productif, en panne d’investissement et de croissance depuis au moins 4 ans (taux de croissance inférieur à 1% en moyenne), contrer un chômage endémique notamment chez les jeunes diplômés (40% sans emploi) et donner de l’espoir aux régions déshéritées, où plus de trois millions de Tunisiens et de Tunisiennes vivent dans la précarité; en-deçà du seuil de pauvreté minimal.

Pour ce faire, et durant les deux prochaines semaines, il doit agir avec célérité, efficacité et dextérité. Le temps presse et on ne peut laisser le pays sans gouvernement, quasiment cinq mois après les élections législatives.

Connaissant l’homme et son parcours, les chances de succès sont réelles, mais cela ne va pas sans une équipe gouvernementale compétente, innovante, solidaire, dotée d’un sens de l’État et pouvant «faire plus avec moins». Une équipe totalement nouvelle et où aucun de ses ministres n’est recyclé ou tatoué politiquement par des soupçons de corruption ou autres infractions. Une équipe soudée et capable de redonner confiance, en démontrant suffisamment d’abnégation pour passer l’intérêt collectif avant les intérêts privés, des clivages corporatistes ou encore des tiraillements partisans. La double allégeance (gouvernement et parti) doit être bannie, et constituer un motif de destitution d’un ministre.

Fakhfakh doit faire le nécessaire pour bien s’entourer et pour pouvoir sortir le pays de sa mauvaise posture.

La compétence, comme clef de voûte!

La Tunisie grouille de compétences, dans ses secteurs publics et privés, au pays ou dans la communauté des expatriés. Elyes Fakhfakh a fréquenté beaucoup de ces compétences, durant son parcours riche et diversifié dans le pays comme à l’international. On s’attend de lui une équipe ministérielle robuste et à la fine pointe du savoir-concevoir, savoir-faire, savoir-être et savoir-gérer. Une équipe qui sait comment on élabore, comment on évalue et comment on implémente une politique publique. Une équipe formée en management public et rompue aux bonnes pratiques de gouvernance axée sur les résultats, et rien que sur les résultats.

Cela dit, au moins trois questions se posent à cet effet. Un, on peut se demander si les structures gouvernementales, imposées (ou héritées) de la période coloniale et l’appareil actuel de l’État ont les incitatifs et les marges de manœuvre requises pour attirer, composer et retenir des compétences chevronnées à la tête des ministères clefs.

Les rigidités administratives, les pesanteurs bureaucratiques et les conditions de rémunération risquent de constituer de vraies entraves à la mobilisation des vraies compétences au sein d’un gouvernement.

Il faut des ministres compétents, ayant le changement dans leur ADN et bien rémunérés. Cela impose certainement des regroupements de ministères dans le cadre de pôle de gouvernance sectoriel (économie, éducation, santé, infrastructures, régions, etc.). L’organigramme ministériel doit être conçu avec l’appui d’experts en gouvernance et en administration publique. Une conception bien réfléchie au départ aiderait la gouvernance, réduirait les coûts et surtout clarifie les responsabilités et l’imputabilité de chacun des ministres.

Des solutions doivent être trouvées rapidement pour optimiser les ressources budgétaires disponibles (certes limitées) et recruter les ministres compétents avec des émoluments concurrentiels en termes de coûts d’opportunité et marges de manœuvre décisionnelle.

Un leadership transformationnel et une agilité hors de tout doute!

L’autre question qui taraude l’esprit des observateurs internationaux a trait à la capacité des ministres, y compris le chef de gouvernement Elyes Fakhfakh, à assumer pleinement un leadership transformationnel et réformateur à tous les points de vues.

On sait que les réformes en instance, notamment celles prônées par les institutions internationales (FMI, Banque mondiale, Union européenne…) sont nombreuses, complexes, structurelles et impopulaire. On sait aussi que les résistances aux changements peuvent être diversifiées et multisources; véhiculées non seulement par les syndicats et corporations professionnelles, mais aussi par les partis et l’establishment déjà en place, au parlement, dans les médias et surtout dans les mosquées et cloitres religieux.

Le leadership fait partie de la compétence requise pour occuper le poste d’un ministre. Ce leadership requiert chez chacun un pragmatisme démontré, une capacité à mobiliser les troupes, une force de persuasion… pour convaincre. Il s’agit ici de conditions nécessaires (et non suffisantes), puisque les nominations doivent rassurer aussi les partis politiques… et l’opinion publique.

Dans le contexte, Elyes Fakhfakh doit être résilient et bien conseillé par de vrais spécialistes du management public et de la gouvernance axée sur les résultats. Des spécialistes en ressources humaines doivent aussi l’épauler, pour immuniser son gouvernement contre les risques de défection, contre les comportements immoraux, contre les dérives de la corruption et surtout les carences de leadership de ses ministres et hauts mandarins au sommet de l’État.

La troisième question porte sur la capacité d’opérationnaliser une gouvernance axée sur les résultats, et pas sur les moyens budgétaires (input vs output). Les ministres engagés doivent démontrer leur capacité à gouverner et détenir une feuille de route démontrant leur pragmatisme, leur engagement et sens du bien public.

Une gouvernance axée sur les résultats doit être menée dès le début du mandat, pour faciliter les évaluations et la reddition des comptes dans chacun des ministères, notamment au regard des enjeux de la relance de l’économie et surtout des investissements créateurs de richesses et d’emplois. Les ministres et les programmes initiés doivent bénéficier d’un monitoring et d’évaluations, rigoureuses, pluralistes et transparentes.

Chaque ministre doit subir les tests de qualifications et surtout être doté d’un mandat écrit (et public), dès sa prise de fonctions, avec les critères et les objectifs à atteindre dans les court et moyen termes.

Innovation, comme levier de bonne gouvernance

Qu’on ne se la cache pas, l’administration tunisienne est obsolescente, pléthorique, hiérarchique… est surtout averse à l’innovation et aux risques liés. Le gouvernement Fakhfakh doit bousculer et transformer l’appareil administratif pour livrer et honorer les attentes économiques et sociales. Il ne pourra pas relancer l’économie et l’amener à pleine capacité, sans administration publique performante, moderne et motivée.

L’innovation dans la gouvernance et l’optimisation de la gestion des affaires publiques doivent mériter une place de choix dans le plan stratégique de Fakhfakh et dans la gouvernance étatique dans le court et moyen termes. Le gouvernement, et chacun de ses ministères doivent se doter de Plan stratégique (3 ans), qui définit la mission, les axes d’interventions, les objectifs et les indicateurs de suivi de la performance.

Dès son entrée de fonction, le gouvernement Fakhfakh devrait remuer les procédures bureaucratiques, imposer la modernisation et le renouvellement du service public. Pour ce faire, il doit rapidement et dans les 100 premiers jours faire passer une loi sur la modernisation de l’administration publique. Un grand chantier qui doit être confié à un super ministre, capable de réduire la pléthore, l’inefficacité et les coûts de l’État tunisien.

Faute de quoi, l’appareil administratif va continuer à gruger la moitié des recettes fiscales de l’État, sans pouvoir livrer des services publics dignes de ce nom, faisant que l’État reste un Léviathan irrassasiable et indomptable, écrasant au passage les initiatives privées, l’investissement productif et la croissance économique.

Pour réformer et innover, le gouvernement Fakhfakh doit pouvoir communiquer et convaincre de la portée des changements, de leurs raisons d’être… et de leurs résultats et effets tangibles sur le citoyen lambda, partout dans le pays. Fakhfakh doit réhabiliter l’image des élites ministérielles, dont la confiance a été érodée lamentablement par un grand nombre des 300 ministres ayant gouverné depuis 2011… et géré l’État à la solde de leur parti et intérêt dicté souvent par des lobbyistes puissants et omniprésents en Tunisie.

En somme, Fakhfakh est condamné à la performance et à la réussite! Il doit agir en forçat condamné à honorer les espoirs et le capital confiance qui lui est confié. Il doit impérativement faire sortir l’économie des bas-fonds dans lesquels elle a été plongée par la dizaine de gouvernements qui ont géré la Tunisie depuis 2011.

Il est capable de relever le défi, et il saura se faire entourer et se faire conseiller par des vrais experts dans le cadre d’une gouvernance axée sur les résultats et condamnée à la performance.

* Universitaire au Canada.

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