Pris en tenailles entre les exigences pressantes d’une rue en ébullition et des réserves de change en chute libre, le président algérien Abdelmadjid Tebboune s’emploie à rétablir la confiance avec les milieux d’affaires pour relancer une économie algérienne engluée dans les basses eaux.
Par Hassen Zenati
Pendant les périodes de vaches grasses jusqu’en 2014, lorsque le baril de pétrole flirtait allègrement avec les 110 dollars dans un contexte de demande soutenue sur le marché international, il suffisait d’ouvrir le distributeur de la rente pour calmer la rue et «acheter la paix sociale». Le président déchu Abdelaziz Bouteflika a beaucoup usé de cette «facilité» et de ce stratagème, notamment en 2011 lorsqu’il lui a fallu faire face aux retombées inattendues du «printemps arabe», dont il voulait éviter à tout prix la contagion.
Ces «jours bénis», les dirigeants algériens constatent qu’ils sont désormais derrière eux. Ils regardent avec une certaine anxiété fondre les réserves de change de leur pays, générés essentiellement par les hydrocarbures, sans leur trouver à court terme, un substitut fiable pour payer les factures nécessaires à l’importation, et pour reconstituer à un niveau raisonnable, d’autre part, ce qu’ils ont toujours considéré comme un «trésor de guerre» indispensable pour garantir l’indépendance de leur pays. Ils restent, en effet, fortement marqués par la cruelle expérience du programme d’ajustement structurel qui leur avait été imposé par le Fond monétaire international (FMI) au milieu des années 1990, après un brutal coup de tabac sur le prix international des hydrocarbures. Les craintes sont d’autant plus accusées, que l’Algérie consacre depuis plusieurs années une forte enveloppe budgétaire pour couvrir ses dépenses sociales : soutien aux familles, habitat, santé, éducation, subvention aux produits de première nécessité, etc. Elles se sont élevées en 2018 à 15,5 milliards de dollars.
Des rapports toujours plus alarmants sur l’Algérie
Depuis quelques mois, les rapports de «think tank» internationaux se sont faits toujours plus alarmants sur l’Algérie, prévoyant pour le moins un resserrement drastique des marges de manœuvre du gouvernement, et au pire une situation de cessation de paiement imminente, alors que la Banque (centrale) d’Algérie vient de révéler que les réserves de change sont tombées à 62 milliards de dollars, à leur niveau le plus bas depuis cinq ans. De 193,6 milliards de dollars en 2014, ces réserves sont passées à 79,9 milliards de dollars en avril 2019. Elles devraient glisser encore jusqu’à 47,8 milliards fin 2020, selon le FMI. À cet étiage, toutes choses égales par ailleurs, elles couvriraient à peine une année d’importations.
Pour assurer ses équilibres financiers, l’Algérie aurait en effet besoin, selon les experts, d’un baril à 116 dollars, alors que celui-ci traîne depuis plusieurs années en dessous de 60 dollars. La crise du coronavirus en Chine risque en outre de provoquer un affaissement de la demande mondiale de pétrole et de son prix, et d’aggraver ainsi la situation déjà fragile des exportateurs d’hydrocarbures.
Pour Alger, ce serait le retour redouté, quasiment cauchemardesque, de l’endettement extérieur, auquel l’ex-président Bouteflika a voulu mettre fin durant les années d’aisance financière, lorsque le baril tutoyait les 100-110 dollars. Il avait même décidé d’anticiper le remboursement de la dette extérieure du pays, afin, préconisait-il, de le libérer de tout risque de pression externe. Cette politique monétaire volontariste lui avait valu d’être critiquée par plusieurs experts algériens, qui n’en voyaient pas la nécessité. Il avait annulé aussi la dette des pays africains les plus pauvres vis-à-vis de l’Algérie, soit un montant de l’ordre d’un milliard de dollars, et consenti un prêt de 5 milliards de dollars au FMI. De plus de 24 milliards de dollars en 2003, la dette extérieure de l’Algérie est ainsi tombée à ses niveaux les plus bas, à moins de 5 milliards de dollars en 2018.
Les importations pèsent lourdement sur les comptes extérieurs
Malgré le tour de vis exercé par les autorités depuis 2016, les importations continuent à peser lourdement sur les comptes extérieurs du pays. Après avoir connu un «pic» à plus de 60 milliards de dollars, en 2018, elles étaient encore de 46,2 milliards de dollars, pour des exportations de 41,16 milliards de dollars, soit un déficit de 5 milliards de dollars de la balance commerciale.
Ministre du Commerce et éphémère Premier ministre d’Abdelaziz Bouteflika, l’actuel président Abdelmadjid Tebboune, avait engagé un périlleux bras-de-fer, qu’il a finalement perdu, avec les opérateurs du commerce extérieur afin de réduire la facture. «L’Algérie est devenue une poubelle ouverte aux produits étrangers de septième et huitième nécessité, entre autre chewing-gum, ketchup, mayonnaise, moutarde, sauces préparées et cosmétiques de composition douteuse», avait-il statué provoquant un formidable tollé parmi les magnats de l’import-import (ainsi appelés par dérision par les Algériens), qui ont fini par obtenir sa tête. Il voulait réguler plus étroitement le marché national, donner un coup de fouet à la production nationale et encourager les exportations hors hydrocarbures. Les biens de consommation alimentaires et non-alimentaires formaient 40% des achats extérieurs en 2018, selon les chiffres officiels.
Devenu président, M. Tebboune a ordonné à son Premier ministre, Abdelaziz Djerad, de reconduire la politique restrictive abandonnée par son prédécesseur, au risque d’entraver les approvisionnements du secteur industriel, qui se heurte déjà à des difficultés de financement, et de menacer ainsi l’emploi.
Des pertes quasi quotidiennes d’entreprises et d’emplois
Année du «hirak», qui se dresse depuis près d’un an contre les autorités, l’année écoulée s’est soldée par une contraction marquée de l’activité économique. Elle s’est traduite par la fermeture de plusieurs usines, la mise au chômage technique ou le licenciement de plusieurs milliers de salariés.
Le président du Forum des chefs d’entreprise, Sami Agli, dans un entretien au journal en ligne ‘‘TSA’’, alerte qu’«il y a le feu à la maison». «Tous les jours nous perdons des entreprises et des emplois et on constate aujourd’hui que de grandes entreprises familiales, qui en sont à la 2e ou à la 3e génération d’entrepreneurs, pensent désormais à fermer. Au lieu d’investir et de recruter, la plupart des chefs d’entreprises se demandent comment maintenir l’activité et continuer à produire», a-t-il dit. Dans le BTP, ce sont quelque 700.000 à 1 million d’emplois «direct et indirects», qui ont été perdus. L’électroménager et l’électronique connaissent des situations inquiétantes, avec une possible mise au chômage de 20% des employés de la filière, selon lui. Il a insisté sur la fragilité des entreprises privées et publiques qui ne sont plus aussi bien accompagnées par les banques qu’auparavant.
Pour faire face à ces difficultés, Sami Agli préconise la réactivation du dispositif de rééchelonnement des dettes fiscales et parafiscales des entreprises, abandonné en 2012, et des mesures d’urgence en matière d’endettement pour soulager les trésoreries d’entreprises quasi-défaillantes.
D’autres patrons réclament en outre l’abandon, sauf dans quelques secteurs stratégiques, comme les hydrocarbures, de la règle dite 49/51, obligeant les investisseurs étrangers à prendre un associé majoritaire algérien, s’ils veulent s’installer dans le pays. Elle serait la cause de l’abstention des IDE.
Le secteur privé peine toujours à se développer
Depuis la grande vague de désindustrialisation des années 1980, sous la présidence de Chadli Bendjedid, le secteur public algérien est en constant recul : baisse du niveau de la production, sous-utilisation des installations, mais il n’a pas été remplacé par un secteur privé solide. Expert en stratégie et en management, Alexandre Mirlicourtois du cabinet Xerfi Canal, relève que ce secteur, trop petit, composé à 90% de micro-entreprises à caractère familial, réfugiés souvent dans l’informel, peine à se développer, en raison notamment du poids de l’administration et de la concurrence sauvage des importations.
Les autorités affichaient depuis plusieurs années leur intention de changer leur modèle économique mono-exportateur d’hydrocarbures (95% des recettes en devises) pour diversifier leur économie et encourager les exportations hors-hydrocarbures, très faible actuellement. Plusieurs fois annoncé le nouveau «modèle» n’a encore jamais vu le jour. C’est apparemment autour de ce nouveau paradigme économique que devraient s’organiser les futurs débats sur le développement du pays, mais seulement une fois que le président nouvellement élu aura purgé la situation politique encore relativement instable, et qu’il aura assis définitivement sa propre situation, en promulguant une nouvelle constitution, en cours d’élaboration, et en organisant des élections législatives, qui lui donneront la nouvelle majorité qu’il attend pour le débarrasser du Parlement actuel récusé par les marcheurs du «hirak».
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