En Tunisie, bailleurs de fonds, diplomates influents et économistes aguerris se posent ce type de questions, et depuis un moment déjà! Tous craignent que les incessantes tensions politiques, les tergiversations partisanes au somment de L’État et la mal-gouvernance chronique finiront par sanctionner l’économie, en lui faisant perdre ses valeurs productives et propulseurs de la croissance.
Par Dr Moktar Lamari *
Intuitivement et souvent sans preuve, ces observateurs murmurent à qui veut bien les entendre, que la bulle démocratique et l’overdose de libertés mal-instituées ne peuvent que plomber la productivité du travail, la productivité du capital et la productivité des «institutions» venant en soutien à l’économie.
Des statistiques officielles, récemment publiées, viennent dissiper des doutes et éclairer les constats, montrant la remise à zéro de la plupart des indicateurs mesurant les gains de productivité depuis l’avènement de la «Révolte du Jasmin» en 2011.
Que disent les chiffres? Comment les expliquer? Et à qui la faute?
Une «bulle démocratique» infestée par bien de «roublards» et de «flemmards»
L’enjeu et de taille et on comprend le bien-fondé de l’hypothèse postulant que la «bulle démocratique» aurait amplifié démesurément les «libertés et droits» et la déréglementation des processus productifs.
Des observateurs constatent aussi que la «bulle démocratique» en Tunisie a mis de larges pans de l’économie entre les mains de «flemmards» peu productifs, de politiciens «véreux» et d’hommes d’affaires «roublards» qui évitent d’investir leurs capitaux dans les secteurs économiques à forte valeur ajoutée et porteurs de prospérité pour la collectivité. La même bulle aurait canalisé d’énormes capitaux et de ressources vers le marché parallèle et son économie informelle, où tout est permis.
Le lien entre la bulle démocratique post-2011 et le recul des gains de productivité est plausible! Mais, on a besoin de données fiables pour le démontrer, hors de tout doute! Sinon, on reste dans la supputation subjective et la spéculation politique au sujet des corrélations (et causalités) pouvant lier la «bulle démocratique» et aux pertes de productivité de tous les facteurs de production: travail, capital et autres variables contextuelles (multifactorielles).
Qu’en déplaise aux élus et partis au pouvoir, des statistiques officielles apportent de nouvelles données probantes qui confirment ces craintes et étayent ces prémonitions, chiffres à l’appui!
Ces chiffres montrent que depuis la transition démocratique en 2011, les travailleurs sont moins productifs, les patrons sont moins investis et les acteurs politiques sont moins rassurants pour l’économie, avec à la clef des baisses tendancielles sur les divers fronts de la productivité économique.
Ces chiffres et analyses sont compilés dans un rapport rendu public (fin décembre 2019) par l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (ITCEQ). Cet Institut, qui relève du ministère des Finances, produit périodiquement d’excellentes analyses conjoncturelles et de bulletins de veilles fort utiles à la prise de décision (investisseurs, politiques publiques, banques, etc.) et pour les médias et l’opinion publique.
Ce rapport est passé inaperçu par les médias et les élites politiques. À se demander pourquoi?
Toute une mauvaise nouvelle! Une nouvelle qui ne semble pas déranger les partis et élus politiques, trop pris dans les tiraillements au sujet du partage du pouvoir et l’accaparement du plus grand nombre de postes ministériels dans le gouvernement en formation par Elyes Fakhfakh.
Une démocratie contre-productive !
L’ITCEQ nous apprend que la productivité globale des facteurs ou PGF (appelée aussi productivité multifactorielle) a connu depuis 2011, une chute brutale. Les données statistiques disent, et sans équivoque, que durant la décennie précédant la «Révolte du Jasmin» (2000-2010), la PGF a connu un gain moyen inter-annuel positif estimé à 1,5% par an (avec des maximums dépassant les 3%), contre une perte moyenne inter-annuelle de -0,4% pour la période 2011-2019. Une baisse dramatique et un bilan économique catastrophique pour ceux et celles qui ont gouverné au lendemain de la «Révolte du Jasmin»!
La raison est simple : l’économique ne peut se laisser faire sans réagir! Et elle ne peut pardonner continuellement les errements du politique. Un verdict empirique et officiel qui met en cause un ensemble de mesures fiscales et monétaires, qui s’ajoutaient à des mesures normatives introduites en vitesse sans laisser le temps au système productif en place la possibilité de les «mâcher» et de les internaliser efficacement et sans risque.
Pour être plus précis, le concept de productivité globale des facteurs (PGF) fait référence à une productivité résiduelle, inexplicable ni par la productivité des travailleurs (travail) ni par la productivité des équipements et technologies productives (capital). En effet, la PGF intègre dans son décompte de la productivité des nouvelles institutions démocratiques en charge de la gouvernance mise en œuvre depuis 2011; et par neuf gouvernements et plus de 300 ministres et équivalents.
En somme, la PGF intègre ainsi toutes les tensions politiques, toutes les malversations dans la gouvernance (corruption, blanchiment, évasion fiscale, etc.), la perte de confiance, pour ne citer que ces facteurs contextuels. Et les données confirment que les pires années ont été celles de 2011, de 2013, de 2015 et 2016, soit les années de la destitution de Ben Ali, l’année des manifestations contre la mal-gouvernance du gouvernement d’Ennahdha et l’année des attentats terroristes au Bardo et à Sousse.
Toute chose étant égale par ailleurs, ces données empiriques officielles portent à croire que la bulle démocratique post-2011 a fait imploser les gains de la PGF, les plongeant dans le rouge, après avoir été largement dans la zone positive, avant la révolution. Ce crash est regrettable, surtout quand on se compare à des pays comparables, se classant bien derrière la Tunisie dans les années 2000.
À se demander si les élites tunisiennes n’ont pas, dans leurs querelles continues, institué une démocratie économiquement stérile, improductive et calamiteuse pour la prospérité économique de la seule démocratie en terre d’islam. Les apprentis-sorciers impliqués dans la gouvernance de l’ère démocratique doivent s’expliquer (ministres et élus). La Tunisie démocratique doit les tenir pour responsables dans la déroute économique à l’œuvre depuis 2011. Le prochain gouvernement doit agir en conséquence pour tenter de redresser la PGF.
La perte de productivité du capital est encore plus prononcée
Sur le front de la productivité du capital, le tableau est encore plus sombre. Les données de l’ITCEQ confirment que les pertes de productivité du capital ont été plus élevées que les pertes constatées au niveau de la PGF. Selon ces chiffres, la transition démocratique post-2011 n’a pas su rassurer les investisseurs, industriels et autres entrepreneurs. Ceux-ci ont dû faire face à un cumul d’incertitudes macro-économiques : pression fiscale grandissante, dévaluation du dinar, omniprésence du FMI, inflation, obsolescence technologique accélérée et surtout une politique monétaire calamiteuse.
Comme montré dans le graphique suivant, durant la décennie post-2011, les gains de productivité du capital ont plongé dans le rouge, avec une perte moyenne et inter-annuelle de l’ordre de -0,8%. Les données portent à croire que les investisseurs ont préféré ne pas moderniser leurs équipements et ne pas renouveler leurs technologies productives. Des décisions lourdes de conséquences, puisque la compétition internationale pousse ces industries à mettre la clef sous la porte, ou se reconvertir dans les secteurs moins risqués et à plus forte rentabilité (commerce et activités fondées sur les rentes de situation). Et c’est bien cela qu’on observe chez de nombreux groupes industriels et grandes entreprises manufacturières.
En revanche, le même graphique montre bien que la dégringolade des gains de productivité du capital a commencé bien avant la révolte de 2011. La chute a commencé avec la crise financière internationale de 2008 (subprime mortgage crisis). Malgré cette crise et ses conséquences, les entreprises ont été laissées pour compte, sans programmes gouvernementaux efficaces, ni de ministres clairvoyants et capables de concevoir, financer et implémenter des politiques industrielles innovantes favorisant la compétitivité et particulièrement la productivité.
L’élévation des taux d’intérêt directeurs en Tunisie, surtout depuis 2016, a constitué le coup de grâce pour les gains de productivité du capital. Avec des taux d’intérêts bancaires frôlant les 13% (TMM +3% de marge bénéficiaire +2% en agios divers), les industriels tunisiens ont été disqualifiés dans la course à la compétitivité, face à leurs homologues au Maroc, en Éthiopie ou au Sénégal. Et cette triste réalité fait partie des méfaits d’une politique monétaire inefficace et à la solde des bailleurs de fonds et autres donneurs d’ordres en Occident.
En bout de ligne, c’est l’industrie tunisienne qui a payé les frais de ce recul de productivité. La contribution du secteur industriel au PIB a fondu comme neige au soleil, passant de 32% en 2008 à moins de 20% aujourd’hui. Et le démantèlement du tissu industriel continue au su et au vu des décideurs politiques et ministres successifs. Les entreprises ferment les unes après les autres, dans l’indifférence totale des élus et des élites du pays.
La productivité du travail : indigne de la valeur supposée du capital humain en Tunisie !
Les données de l’ITCEQ montrent que comparativement à la dernière décennie de gouvernance du régime Ben Ali (2000-2010), la décennie post-2011 a réduit drastiquement les gains de productivité du travail les ramenant à 0,75%, en moyenne inter-annuelle, contre une moyenne inter-annuelle de 2%, pour la décennie 2000-2010. Une chute de deux tiers, comme si on réduisant la journée de travail à 2,5 heures de travail au lieu de 7 heures.
Au moins trois raisons expliquent la contraction de la productivité du travail à l’ère de la transition démocratique. La première a trait à la création artificielle de presque 300.000 emplois improductifs, entre 2012 et 2014, notamment dans les ministères publics et les sociétés d’État. Les gouvernements Hamadi Jebali et Ali Laârayed (Ennahdha) ont pensé bien faire, en bourrant l’administration publique par des hordes de personnes sans qualification, sans valeur ajoutée, mais souvent très politisées et très proches des partis politiques, le leur en l’occurrence.
Ces dizaines de milliers de «chômeurs déguisés en fonctionnaires» n’ajoutant rien à la croissance économique, sont payés pour ne rien faire, certains préférant rester à longueur de journée sur les terrasses de cafés bondés, insalubres et indignes d’une économie en transition démocratique. D’autres ont des emplois secondaires et non déclarés dans le secteur informel.
L’autre raison, non moins inquiétante, a trait à la multiplication des mouvements de contestations sociales dans les régions produisant les ressources naturelles exportables facilement : phosphate, gaz, pétrole, sel, etc. Un bras-de-fer s’est installé entre les parties syndicales et les partis au pouvoir. Les tensions et les blocages ont fini par ruiner de nombreux secteurs et fait fuir de nombreux investisseurs porteurs de technologies, de capitaux et de nouveaux marchés.
La troisième raison a trait à la dégradation du capital social et de la confiance envers l’État et les partis politiques qui gouvernent, souvent de façon aléatoire et très dépensière pour la capacité à payer des contribuables. L’endettement du pays (80% du PIB) et l’érosion du pouvoir d’achat (-de 60% en cinq ans) expliquent largement le désenchantement des travailleurs et leur démotivation grandissante.
Le graphique suivant illustre la baisse drastique de la productivité du travail.
Le paradoxe tunisien, qu’on n’observe ni au Maroc, ni en Turquie, ou autres contextes comparables, tient au fait que le pays forme et met annuellement sur le marché du travail plus de 100.000 diplômés de l’enseignement supérieur. Et vainement, ceux-ci restent sur le carreau, attendant toujours que l’État ouvre des concours de recrutement, négligeant les chances de se créer son propre emploi et d’ajouter de la valeur juste en tenant compte des opportunités du marché du travail et de ses besoins. Mais ici aussi, la politique monétaire et ses taux d’intérêt faramineux entrent en jeu pour augmenter les difficultés et blocages de ceux qui tentent de créer des entreprises, d’innover ou encore prendre des risques commerciaux.
L’actuel gouverneur de la Banque centrale de la Tunisie (BCT) et son conseil d’administration ne semblent pas réaliser les coûts économiques de l’acharnement de leur politique monétaire… allant jusqu’à tout mettre sur le dos des travailleurs pour leurs abus de «de siesta et de fiesta», alors que les chiffres de l’ITCEQ confirment que les gains de productivité du travail sont restés relativement positifs en moyenne inter-annuelle 2010-2019, alors que les gains de productivité du capital et la PGF ont plongé profondément dans le rouge.
De toute évidence, le gouverneur de la BCT veut se dédouaner des méfaits de sa politique monétaire, tout en pointant du doigt le principal syndicat des travailleurs qui n’a pas réagi à ces statistiques dévastatrices. Et qui ne fait pas suffisamment pour inciter les travailleurs à produire plus pour sortir l’économie de l’impasse où elle a été placée par 9 ans de mal-gouvernance politique et économique.
Le nouveau gouvernement doit se retrousser les manches pour limiter la casse! Il doit freiner l’hémorragie de la productivité en Tunisie. Une politique nationale doit voir le jour en matière de productivité et de compétitivité. Faute de quoi, la Tunisie post-2011 risque de sombrer de nouveau dans les tensions sociales et dans l’instabilité politique.
* Universitaire au Canada.
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