Une normalisation rampante entre Israël et des pays du Golfe progresse sur le dos des Palestiniens, pour parer à une menace iranienne, prétendent ses promoteurs, qui guettent l’ouverture d’une fenêtre de tir pour annoncer leur reconnaissance officielle de l’Etat juif, traité naguère d’«ennemi de la nation arabe».
Par Hassen Zenati
Il ne s’agit plus de savoir si plusieurs grands Etats arabes du Golfe vont reconnaître officiellement Israël, mais quand ils le feront, mettant ainsi fin à une longue ambiguïté et beaucoup de mensonges quant à leur attitude réelle à l’égard de l’Etat juif depuis sa création en 1948.
Dernier épisode de ce glissement fatal, à l’œuvre depuis des décennies: la participation probable d’Israël à la prochaine «Exposition Universelle des Emirats», qui se déroulera d’octobre 2020 à avril 2021 à Dubaï. Israël y plantera pour la première fois en terre arabe son drapeau frappé de l’étoile de David, parmi ceux de 192 pays invités. Il y aura son pavillon propre, qui ressemblera à une dune de sable, avec plafond d’écrans diffusant des images d’un pays «rayonnant de bonheur et de santé» au milieu de la poudrière du Proche-Orient. Le pavillon a été conçu par l’architecte David Knafo pour, a-t-il dit, refléter l’enracinement de l’Etat hébreu au Moyen-Orient en même temps que son ouverture sur ses voisins.
Les Palestiniens désormais seuls face à «l’ogre» israélien
Ce sera la première manifestation publique d’un pays officiellement «ennemi» dans cet Etat du Golfe, les Emirats arabes unis (EAU), qui orchestre depuis des années ce rapprochement, avec pour leitmotiv la nécessité de parer à la «menace» iranienne. Celle-ci est classée désormais bien plus haut dans l’échelle de ses priorités de sécurité nationale que le «danger sioniste» de jadis. Depuis les accords de paix signés avec Israël par l’Egypte en 1979, puis par la Jordanie en 1994, c’est le premier grand coup porté au consensus arabe implicite en faveur des Palestiniens, maintenu contre vents et marées.
En 2018, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu avait inauguré la nouvelle séquence historique, provoquant la stupeur et l’indignation parmi les Palestiniens, qui se sentent de plus esseulés face à «l’ogre» israélien. Il s’est affiché accompagné de sa femme Sara, à Mascate, capitale du Sultanat d’Oman, aux côtés de son hôte, le sultan Qabous, disparu depuis.
Auparavant, c’est la ministre de la Culture et des sports israélienne, Miri Regev, représentante de la droite sioniste extrême, vêtue d’une abaya locale rouge, les cheveux à peine dissimulés sous un léger voile blanc, qui se photographiait se pavanant sur l’esplanade de marbre de la monumentale mosquée Cheikh Zayed d’Abou Dhabi, encadrée par deux «anges gardiens» de la police des Emirats en kamis et keffieh blancs. C’est cette même Miri Regev qui avait qualifié d’«aboiements de chiens» les appels à la prière de l’imam de la mosquée d’Al Aqsa de Jérusalem, troisième lieu saint de l’islam. Elle qui s’était exhibée aussi au festival de Cannes habillée d’une robe floquée d’une carte de Jérusalem portant la légende: «capitale éternelle d’Israël», un statut que la légalité internationale ne lui reconnaît pas. Mais Miri Regev est une spécialiste de la provocation anti-palestinienne et des défis à la légalité internationale. Elle n’était pas à son premier essai.
Les tractations et contacts secrets n’en finissent pas dans les suites à plusieurs milliers d’euros la nuit, des hôtels de luxe de Dubaï, en Egypte, à Washington et même en Ouganda. Netanyahu s’y est rendu récemment en personne pour rencontrer le président du Conseil militaire de transition soudanais, le général Abdul Fattah El-Burhan, proche de l’Arabie Saoudite et des EAU et membre de la coalition militaire qui se bat au Yémen contre les rebelles Houthistes. Sous l’un des prédécesseurs d’El-Burhan, le Soudan avait consenti de servir de plate-forme au transfert vers Israël de 8.000 Juifs éthiopiens (Falashas), dans une opération baptisée «Moïse» largement médiatisée.
Tel-Aviv a toujours gardé un œil sur le Soudan, allié traditionnel de l’Egypte, qu’il alimente en eaux du Nil, objet depuis quelques années d’un sourd affrontement entre le Caire et Addis Abeba (Ethiopie), l’autre pilier de la diplomatie israélienne dans la Corne de l’Afrique, autour de la répartition des eaux de ce fleuve indispensable à la survie des Egyptiens. Dès l’antiquité, l’historien et voyageur grec Hérodote proclamait que «l’Egypte est un don du Nil». La maîtrise du fleuve a de tout temps été une donnée stratégique fondamentale pour les gouvernants égyptiens.
Un sommet arabo-israélien serait en préparation au Caire
Mi-février, des médias israéliens rapportaient du Caire que des préparatifs seraient en cours pour la tenue prochaine d’un sommet arabo-israélien, avec la participation du président égyptien Abdelfattah Al-Sissi, de l’Emir Mohammed Ben Zayed (EAU) et du Prince-héritier d’Arabie Saoudite Mohammed Ben Salmane (MBS), vice-roi et homme fort du Royaume.
L’information reste à confirmer, mais ce serait la dernière pièce du puzzle que le Premier ministre du Likoud s’emploie à rassembler pour conforter sa position chancelante avant les prochaines élections législatives du 2 mars 2020 – les troisièmes en une année – qui pourraient sonner le glas de sa très longue carrière à la tête du gouvernement israélien, selon des analystes locaux.
Pour se maintenir en place, Netanyahu a déjà bénéficié de deux «coups de pouce» successifs de son allié et ami Donald Trump, président des Etats-Unis, qui a d’abord décidé le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, et l’a invité ensuite à la Maison Blanche pour annoncer le «deal du siècle», un «accord de paix», qui ferait de la Palestine une suite discontinue de bantoustans sous le contrôle de fer de l’armée israélienne. Plusieurs ambassadeurs du Golfe assistaient détendus à la cérémonie, qui constitue un nouveau jalon dans l’abandon de la Palestine à son tragique destin. La Ligue arabe, plongée dans une profonde léthargie, n’a même pas estimé nécessaire de réunir un sommet pour étudier la situation. Elle s’est contentée d’une réunion des ministres des Affaires étrangères, qui ont publié un communiqué à l’eau tiède rejetant la proposition américaine.
Les brèches se multiplient dans le mur du «refus arabe»
La première brèche dans le mur que l’on croyait en béton du «refus» anti-israélien, mais qui était en réalité construit à coup de communiqués sans lendemain, fut creusée par Shimon Peres, «père» de la bombe atomique israélienne, lorsqu’il s’est rendu au Maroc en 1986 pour une rencontre improbable avec le roi Hassan II. Dans un livre publié il y a deux ans en anglais, sous un titre reprenant une citation du Talmud : ‘‘Rise and kill first : the secret history of Israel’s targetted assassinations’’, un ancien chroniqueur militaire israélien, Ronen Bergman, a révélé que la coopération entre services israéliens et marocains était encore plus ancienne. Il affirme qu’en septembre 1965, lors du Sommet arabe de Casablanca, les dirigeants arabes avaient été placés sur écoutes israéliennes avec la connivence de leurs collègues marocains, ce qui permit à l’armée israélienne de recueillir à la source, quelques précieux secrets sur les armées arabes, avant de déclencher son offensive éclair de juin 1967 contre l’Egypte.
Dans un autre registre, un tribunal de Bahreïn vient de condamner à trois ans de prison ferme un manifestant bahreïni qui avait brûlé un drapeau israélien au cours d’une manifestation en faveur de la Palestine. L’acte a été qualifié d’«atteinte à l’ordre public» dans cet émirat à majorité chiite, gouverné par une famille sunnite.
En Egypte, la justice s’en est prise pour sa part à un footeux qui, dans un accès d’enthousiasme, avait brandi un emblème palestinien sur les gradins d’un stade du Caire, à l’occasion d’une rencontre entre l’Egypte et l’Afrique du Sud.
Un imam de la mosquée Ibn Hazm de Oudjda (Maroc) a par ailleurs été révoqué par le ministère des Affaires religieuses pour avoir critiqué de son «minbar» le «deal du siècle». Et pour avoir rappelé aux dirigeants arabes qui laissent faire qu’ils ont l’obligation de défendre les lieux saints musulmans d’Al Qods menacés de judaïsation par les extrémistes religieux juifs, qui multiplient les incursions intempestives sur l’esplanade des mosquées et encouragent les fouilles archéologiques illégales en sous-sol, en menaçant les fondations des lieux. Président du «Comité Al-Qods», censé défendre ces lieux saints, le Maroc est depuis des années aux abonnés absents.
Un imam saoudien vient de son côté de proclamer publiquement sans avoir été repris par son roi, «Serviteur des deux Lieux Saints» (Mecque et Médine), selon son titre officiel, qu’Al Qods n’entrait pas dans cette catégorie et qu’elle ne méritait pas que l’on se batte pour la conserver. Il est vrai que dans l’histoire officielle de l’islam, Al Qods n’est que le 3e lieu saint musulman, mais néanmoins la première Qibla, vers laquelle se prosternaient les pratiquants avant de se tourner vers La Mecque.
La banalisation de la normalisation avec Israël est en marche
Dans le sillage de la visite à Jérusalem en 1977 du président Anouar el Sadate, un dramaturge égyptien Ali Salem encourageait ses concitoyens à se rendre en Israël, qui «n’est plus un Etat ennemi», à ses yeux, et qui ne constitue plus «une menace pour la sécurité égyptienne à aucun niveau». «Les Egyptiens et les Hébreux sont les peuples les plus anciens sur Terre. La relation entre eux est réelle. Je n’ai jamais vu personne aimer les Egyptiens autant que les Hébreux», statuait-il aussi en 2015 dans un entretien à la télévision égyptienne.
Dans la même veine, l’écrivain Youssef Idriss, proche de Sadate, après l’avoir été de Gamal Abdel Nasser, appelait les Egyptiens à lire les auteurs israéliens, afin de se renseigner sur la philosophie qui les anime et de se familiariser avec leur pensée politique. Le prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz lui-même n’hésitait pas à appeler à la «réconciliation» entre Egyptiens et Israéliens.
Depuis ces ouvertures des centaines de travailleurs égyptiens se sont établis au delà du Sinaï, prenant au passage le travail laissé jusque-là aux Palestiniens. Des artistes arabes, notamment parmi les binationaux, ont participé nombreux ces derniers temps à des festivals en Israël et des sportifs arabes ne refusent plus d’affronter leurs pairs israéliens dans des compétitions internationales. Certains plus discrètement que d’autres.
La banalisation se met ainsi en place selon des étapes de plus en plus rapprochées. Les dirigeants israéliens jouent comme sur du velours sur la peur panique suscitée par l’Iran auprès des dirigeants du Golfe. Téhéran est en effet accusé de vouloir constituer autour de lui un «croissant chiite», qui couvrirait l’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie, le Yémen et Bahreïn, et de reprendre aux Sunnites le pouvoir qu’ils ont perdu à l’aube de l’islam, il y quinze siècles. Si la «normalisation» de relations avec Israël était jusque-là le but ultime d’un processus de paix incluant l’érection d’un Etat palestinien dans ses frontières de 1967, avec Al Qods comme capitale, la diplomatie israélo-américaine a de toute évidence réussi à renverser l’ordre des facteurs en agitant l’épouvantail iranien. On «normalisera» d’abord et on verra plus tard pour la paix et les droits des Palestiniens.
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