Diligence, souplesse, réactivité, conseil économique et expertise commerciale ne font pas partie des traditions managériales de la pratique de la diplomatie tunisienne, qui est en retard de plusieurs… révolutions. Sert-elle vraiment encore les intérêts du pays ou constitue-t-elle plutôt un fardeau financier supporté par les contribuables ?
Par Yassine Essid
Un ami tunisien résidant au Canada, mais qui rechigne à rentrer au pays, me disait, il y a quelques années, qu’à chaque fois qu’il sentait qu’il était sur le point de succomber à l’envie de retourner en Tunisie, il se rendait à notre ambassade à Ottawa. Le simple contact avec le personnel diplomatique, du préposé à l’accueil qu’on empêche de somnoler en paix jusqu’au fonctionnaire arrogant et renfrogné, agissait sur lui comme un puissant antidote et lui ôtait toute velléité de retour.
Dans l’équipe gouvernementale surdouée d’Elyes Fakhfakh, le ministre des Affaires étrangères, à peine installé, entend prendre sa part dans la modernisation de l’action de l’Etat à l’étranger. Rien que ça ! Il s’est ainsi engagé en toute diligence à réformer la diplomatie tunisienne et à optimiser l’action des diplomates; un empressement qui n’aurait pour pendant direct que l’extrême indolence légendaire du personnel diplomatique local aussi bien que celui accrédité à l’étranger.
Une routine formelle et frileuse, peu propice aux innovations
Aujourd’hui tout est à réformer : l’Etat, la gestion budgétaire, l’administration fiscale, l’enseignement, la justice, etc. La liste s’allonge au point que l’on peut se demander si la question de la réforme n’est pas devenue la question centrale d’un Etat qui pourtant traîne toujours les pieds pour engager les «réformes structurelles» et qui a tant de mal à se conformer aux mesures draconiennes que n’arrêtent d’exiger les Institutions financières internationales (IFI). Ce psychodrame permanent en dit long sur l’extrême sensibilité des acteurs pris entre le sentiment d’urgence et d’inéluctabilité, l’impression de perdre le contrôle, le sentiment que la faillite guette, mais aussi la frustration des fonctionnaires, les craintes des citoyens et l’opposition systématique des organisations syndicales. Les lois de la réforme sont pourtant et par définition celles du changement, de la modernisation et de la rationalisation.
Le «projet de réforme» du ministre n’a rien de surprenant étant donné l’état de malaise profond et lancinant que vit la diplomatie tunisienne dont les ambages et la lenteur sont depuis longtemps motif de railleries. Partout des fonctionnaires préoccupés exclusivement par des questions de salaires et de carrières au point de recourir à la grève, mais qui s’accommodent parfaitement du reste. Plutôt que d’anticiper le renouveau d’une instance encore mal en point, en proposant «d’identifier les critères de nomination et d’octroi de promotion au sein du département», il aurait été plus convenable de commencer d’abord par mettre en lumière les traits spécifiques et la survivance d’une pratique diplomatique ayant longtemps servi de maillon privilégié dans la pérennité d’un système répressif qui a profondément marqué ce département.
En Tunisie, la pratique diplomatique est passée par deux moments historiques d’inégale longueur.
Au départ, elle se caractérisait par une extrême centralisation et une concentration des pouvoirs qui n’est pas sans rappeler le fonctionnement de l’administration de l’intérieur du pays. Fonction éminemment régalienne, l’élaboration de la politique étrangère relevait du pouvoir discrétionnaire du président de la République, de son proche entourage et du parti unique, qui s’arrogeaient la responsabilité des affaires extérieures en reléguant à l’arrière-plan le corps diplomatique qui s’est habitué à une routine formelle et frileuse, peu propice aux réflexions audacieuses et aux innovations. Ni instances de réflexion, ni groupes d’analyses, mais une routine diplomatique caractérisée par l’absence de toute marge de manœuvre et une totale servilité à l’égard d’un pouvoir redouté.
Quant aux ambassadeurs et leurs attachés, ils étaient plus souvent des tenanciers d’hôtel pour les officiels et les membres de la famille présidentielle que les représentants officiels et permanents de l’Etat.
Une diplomatie marquée par le clientélisme, le népotisme et l’allégeance au pouvoir
L’avènement de la dite démocratie n’a pas changé grand-chose hormis, dans un premier temps, l’amateurisme, les «affaires douteuses», l’impulsivité des dirigeants islamistes dans la gestion de ce secteur et la dégradation du climat social au sein du personnel du département.
Le mandat de l’ancien président Béji Caïd Essebsi a été un retour à la tradition et les relations extérieures de redevenir le domaine réservé du chef de l’Etat. La politique étrangère s’est à nouveau inscrite dans la continuité de la diplomatie vécue sous les régimes du PSD-RCD : clientélisme, népotisme et allégeance au pouvoir. Elle traîne toujours ses formulaires, sa procédure et ses procéduriers.
Les activités répétitives et routinières et le traitement bureaucratique de l’information prennent encore le pas sur la vocation même de la diplomatie qui consiste à orienter les décisions et les choix politiques du gouvernement. Cette réalité s’avère encore plus dramatique en situations de crise, là où un grand nombre d’informations hétérogènes ne peuvent en aucun cas être traitées de façon standardisée. Ce sont pourtant des examens plus personnalisées de la situation internationale, plus créatifs, en partie fondés sur une forme d’intuition et de perception difficile à formaliser, qui sont à même de déboucher sur des analyses créatives capables de favoriser des décisions innovantes.
C’est dans un tel contexte que certains se sont mis à rêver d’une dimension économique à donner à la diplomatie et aux diplomates qui deviendraient en quelque sorte les ambassadeurs du «made in Tunisia». Il s’agit en fait, en termes moins abscons, de prendre en charge la commercialisation du produit tunisien à l’étranger, de traquer les appels d’offres et d’attirer des investissements étrangers par un personnel totalement profane dans ce domaine, qui n’est ni formé ni outillé pour de telles missions. En voulant jeter leur dévolu sur l’économie, les diplomates ne faisaient que répondre à un réflexe acquis, typique d’une bureaucratie d’Etat à la fois envahissante, lourde et coûteuse, qui risquerait de ralentir par ses dysfonctionnements l’activité du secteur privé.
Comme toute bureaucratie, la caste des diplomates partage des sentiments, des croyances, des buts qui ne coïncident pas avec ceux des temps présents. Fini donc l’époque où la diplomatie était considérée par les pouvoirs publics comme une chasse gardée relevant de leur seule compétence. Sans aller jusqu’à développer une diplomatie «parallèle» en concurrence avec leurs propres services diplomatiques, beaucoup d’Etats avaient compris qu’il fallait, pour soutenir le secteur privé sur les marchés extérieurs, faire appel de plus en plus souvent à des représentants des milieux économiques privés pour les aider à résoudre certaines questions exigeant une expertise que ne possède pas l’administration, ou encore effectuer, pour le compte du gouvernement, certaines négociations officieuses qui demandent de l’entregent, une pratique dont l’importance est méconnue dans le monde de l’administration. La traditionnelle préoccupation des entreprises pour leur part de marché les conduit à attacher la plus grande importance à l’environnement international. Aussi, ont-elles appris à se doter de spécialistes chargés des relations extérieures, qui jouent le rôle d’ambassadeurs itinérants de leurs établissements.
Des diplomates de moins en moins utiles, de plus en plus marginalisés
Dans la mesure où la stratégie internationale de l’entreprise relève d’un autre type d’analyse et d’une autre approche, les hommes d’affaires n’ont finalement nullement besoin de l’administration pour favoriser des contacts réguliers entre les milieux d’affaires et les gouvernements étrangers.
Par ailleurs, la forte croissance des rencontres entre responsables politiques de différents pays, la montée en puissance de nouveaux acteurs (ONG, entreprises, collectivités locales, organisations internationales…), l’avènement d’une diplomatie «polylatérale» appuyée par les nouveaux moyens de communication, fait perdre au travail des diplomates de son importance, les relations internationales pouvant être désormais conduites sans leur concours.
On observe d’ailleurs qu’au sein d’un même gouvernement les relations qu’entretiennent certains ministères avec des pays ou des institutions étrangères impliquent de moins en moins l’intervention des diplomates. Nous assistons, aujourd’hui en matière de relations internationales, bilatérales ou multilatérales, à une amputation des prérogatives des plénipotentiaires. De nombreux départements ministériels sont devenus parfaitement autonomes, agissent en toute autorité et estiment qu’ils n’ont pas à rendre compte de leur activité aux instances du ministère des Affaires étrangères. Il en est ainsi du ministère de la Coopération internationale, celui des Finances dans les relations qu’il entretient avec les institutions financières internationales, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, du Tourisme, etc. Pendant ce temps les diplomates sont confinés dans une superbe ignorance.
Autre camouflet, la visite impromptue de Recep Tayyip Erdogan à Tunis et le déplacement de Rached Ghannouchi, président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et d’Ennahdha, pour rencontrer le président turc après l’échec du gouvernement Habib Jemli, désigné par le parti islamiste; un voyage effectué au mépris de tous les usages (diplomatiques). Ils n’ont donné lieu ni à un préavis, ni à une note de cadrage et d’entretien, ni à la rédaction de documents où on se renseigne à l’avance sur les sujets dont les hauts responsables veulent parler. On ne demande plus aux diplomates d’être à jour pour être prêts quand surviendra une crise qui entraînera le déplacement d’un décideur. Leur capacité à fournir au «bon moment» les éléments qui répondront aux enjeux tels que les perçoivent les politiques, exposés clairement dans des notes courtes et synthétiques, ne sont plus nécessaires.
Réformer… ceux qui ne sont plus en mesure de servir
Les progrès vertigineux du numérique dans le domaine des technologies de l’information et de leurs applications, notamment dans les télécommunications et les médias, ont transformé plus profondément les rapports politiques des nations que la révolution des transports n’en a modifié les rapports économiques. Cette mutation s’opère chaque jour sous nos yeux et au bout de nos doigts sans qu’on en puisse conjecturer la portée. C’est, dans le domaine des relations internationales, une révolution véritable.
Le président américain a dans ce domaine bousculé toutes les traditions diplomatiques telles que la réserve, la retenue et la confidentialité. Il a redéfini une communication politique que d’autres dirigeants tentent de reproduire. En effet, depuis son élection, Donald Trump n’a cessé d’utiliser Twitter. À la date du 25 décembre 2019, le président américain a tweeté plus de 5.500 fois, tous sujets confondus. Imprévisible jusque dans le domaine de la diplomatie, il est le chef d’Etat le plus lu avec 56 millions de «suiveurs», prend volontiers le risque de provoquer des crises diplomatiques, voire de ruiner la stratégie de sa propre administration ou celle de ses alliés.
Dans ce monde globalisé, il faudra désormais aux commis de l’Etat des qualités très supérieures et des vertus exceptionnelles pour pouvoir répondre à tout instant aux crises imprévues et subites, disposer de l’information en temps réel et prendre les mesures nécessaires sans attendre l’autorisation préalable. Sauf que, diligence, souplesse, réactivité, conseil économique et expertise commerciale ne font pas partie des traditions managériales de la pratique diplomatique tunisienne.
Dans l’exercice de sa mission, l’ambassadeur se trouve concurrencé par les médias et les réseaux sociaux. Bénéficiant de moyens matériels et d’un accès privilégié aux informations, des sites journalistiques, hostiles ou bienveillants, exercent par leur audience une influence directe sur la décision politique et sur l’opinion publique. Les grandes entreprises, habituées aux échanges plus informels de données et d’analyses, mènent leurs projets, non plus au rythme des rapports et des notes de synthèse, mais à coup de courriers électroniques, de vidéoconférences, et de déplacements de leurs présidents pour rencontrer des chefs d’État sans que les ambassadeurs n’en soient toujours préalablement informés.
Quant à l’image du pays, que les diplomates entendent promouvoir, elle demeure tributaire de sa stabilité, de sa sécurité, de sa prospérité, du dynamisme de son activité économique, du civisme de sa population et de ce qu’on appelle le génie national. Mais dans ce domaine les plénipotentiaires n’y pourront rien.
Au vu de ces perspectives désespérantes il ne reste plus au ministre qu’à prendre le mot réformer dans son acceptation militaire : en se débarrassant de ceux qui ne sont plus en mesure de servir.
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