Indéniablement, il y a aujourd’hui un problème entre Kaïs Saïed et le monde de l’entreprise qui a évolué pour devenir aujourd’hui une mésentente et une relation conflictuelle qui risque de basculer vers une confrontation. Tout observateur averti l’a remarqué et ce, dès son accession au pouvoir.
Par Chedly Mamoghli *
Déjà dès le départ, on avait affaire à deux mondes différents, qui ne se connaissaient pas et sa victoire inattendue à l’élection présidentielle les a pris de court. La suite n’a pas arrangé les choses.
Il y a des signes qui ne trompent pas. Le premier qui a donné le ton à cette relation et qui a été une gaffe fut le lapin que le président de la république fraîchement élu a posé, début décembre 2019 à Sousse, au monde de l’entreprise lors des Journées de l’Entreprise organisées par l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE). Le monde de l’entreprise, qui ne le connaissait pas, et qui voulait faire connaissance avec lui et entamer sur de bonnes bases les relations avec ce nouveau chef de l’Etat, l’a convié en invité d’honneur pour inaugurer son rendez-vous annuel le plus important. Le nouveau président annonça sa présence. Il y avait de quoi se réjouir. Personnellement je me suis dit que c’était une belle occasion pour que ces deux mondes se rencontrent enfin, fassent connaissance et que cela fasse avancer les choses. À la dernière minute, il se décommanda.
Le choc des incompréhensions et des orgueils
Ce lapin que M. Saïed a posé au monde de l’entreprise a laissé une amertume et une grande déception chez les chefs d’entreprises et ils l’ont vécu comme une hostilité (pour ne pas dire une humiliation) à leur endroit d’autant plus qu’aucun geste n’a été entrepris pour réparer cette gaffe. Et le monde de l’entreprise n’a pas compris pourquoi? Et lui, n’a jamais dit pourquoi, sans doute par orgueil.
Kaïs Saïed a été blessé par le refus de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) et du monde de l’entreprise en 2011 de son initiative qui visait à convertir les dettes en investissements dans les régions défavorisées. Voilà, la pomme de la discorde. Voilà, l’origine du problème. Et ce qui est encore plus déplorable c’est que personne, dans l’entourage du président de la république, n’a essayé de pousser vers le rapprochement entre ces deux mondes et vers un dialogue.
D’ailleurs que ça plaise ou pas, je déplore que l’ex-chef de gouvernement, Youssef Chahed, lors des premiers mois de Kaïs Saïed, alors qu’il était proche de lui et qu’il avait son oreille, n’ait rien fait pour rapprocher ce nouveau président et le monde de l’entreprise, pour lui faire comprendre l’importance du dialogue entre ces deux mondes et lui expliquer que la mésentente qui était en train de s’installer entre le président et le monde de l’entreprise serait de mauvaise augure pour le pays. Son successeur, Elyès Fakhfakh, qui doit sa place à Kaïs Saïed et qui vient du monde de l’entreprise, n’a également rien entrepris pour dissiper les nuages entre le président et le monde de l’entreprise. Et si ces deux hommes ont tenté quelque chose dans cette direction, force est de constater qu’ils n’y ont pas réussi.
Il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac
Résultat, on est en train d’assister, impuissants, à la détérioration de cette relation. Les déclarations maladroites d’avant-hier, lundi 31 mars 2020, ont été comme un coup de massue terrible apporté à cette relation déjà problématique. M. Saïed dit : «Une source gouvernementale en 2012 a déclaré que les corrompus (‘‘fassidine’’) doivent à l’Etat 12 milliards de dinars et en même temps l’argent était disponible sur leurs comptes».
D’abord, qui a dit que cette source serait fiable et avait raison? Ses paroles sont-elles sacrées? Qui a dit que le même montant qui doit être remboursé était le même disponible sur les comptes bancaires? Egalement, quand on a une dette, cela ne veut pas dire que l’on n’est pas en train de la rembourser, on rembourse à chaque échéance et ce n’est qu’à la fin que toute la somme est remboursée.
Ensuite, il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac, il y a des affairistes véreux aux fortunes opaques qui fraudent le fisc, la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et qui sont sans foi ni loi mais il y a beaucoup de grands chefs d’entreprises surtout des industriels qui sont honnêtes, en règle et diffamés et salis à tort. Il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac. Donc les déclarations d’avant-hier prêtent à confusion et enveniment la situation.
Cette relation devenue conflictuelle entre Kaïs Saïed et le monde de l’entreprise ne peut plus durer. On ne peut plus continuer comme ça. Il faut agir. Les deux parties doivent mettre leur orgueil de côté, se parler franchement, discuter, échanger et dissiper les malentendus. Faites-le dans l’intérêt du pays.
Il faut se parler franchement et crever l’abcès
Samir Majoul, président de l’Utica, et le président de la République se sont vus mais apparemment ça n’a rien donné. Il ne faut pas que les entretiens soient seulement limités aux échanges protocolaires courtois, aux politesses et aux convenances et après, chaque partie tire sur l’autre par médias interposés. Il faut se parler franchement et crever l’abcès. Les deux appartiennent à deux mondes différents mais les deux sont des patriotes, chacun à sa manière. L’un est un universitaire qui a formé des générations et l’autre est un industriel dans l’agroalimentaire, l’industriel est par essence un patriote qui prend des risques et non pas un rentier qui ramène une franchise, qui dort et qui après ramasse le pactole.
L’autisme et le refus du dialogue ne fera qu’envenimer la situation. Je suis certain qu’en discutant, les malentendus seront dissipés et que cette mésentente disparaîtra. La confrontation sera fatale pour tout le monde et personne ne vaincra. Discutez et crevez l’abcès. Faite-le pour la Tunisie.
N.B. Je ne veux pas utiliser le terme «monde des affaires» car il est vague, mal compris par beaucoup de gens et prête à confusion et en plus le terme «monde de l’entreprise» sied plus à un pays comme le nôtre avec la taille modeste de notre économie, il est plus adapté à notre situation donc évitons les termes pompeux et inappropriés.
* Juriste.
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