Tunisie et Turquie ont le désavantage d’avoir un encombrant voisin: l’un libyen, l’autre syrien. Deux sources d’influences néfastes et insolubles dans chacun des deux cas. Par conséquent, les deux nations au croissant étoilé sur fond rouge devraient pour l’instant n’envisager que des concertations au lieu de miser sur des collaborations précipitées, comme certains les y invitent.
Par Jean-Guillaume Lozato *
Il y a quelques années, une chape de plomb s’était abattue sur la jadis paisible ville de Ben Guerdane, sud de la Tunisie. Un voile noir de l’orage Daech. De ce voile noir s’échappera une fumée blanche: celle de l’abdication.
Mais dans quel camp?
Depuis 2011, les épisodes liés au terrorisme islamiste ont incorporé le quotidien tunisien. Pas seulement tunisois ou centré sur le pôle touristique Sousse-Monastir-Djerba. Parfois un petit bout de territoire ignoré des instances médiatiques et gouvernementales se révèle bien utile pour analyser des défaillances. La bataille du mont Châambi avait illustré les conséquences de manquements étatiques mais aussi les vocations à la radicalisation de l’ouest du pays où des localités comme Jendouba, le Kef, Kasserine ou Gafsa souffrent de mise à l’écart sur fond de chômage endémique.
Quelques années plus tard, la Bataille de Ben Guerdane a ravivé les angoisses face à la déferlante salafiste. C’était en 2016. Malgré l’étouffement de l’incendie intégriste, force est de constater que des cendres encore incandescentes ont subsisté pour raviver la flamme des émeutes et de la mauvaise conduite en général.
Ainsi en 2020, on a pu constater que le chef-lieu sudiste était redevenu (ce qu’il a toujours été, proximité avec la Libye voisine oblige) un haut-lieu de trafics contrebandiers en tous genres. L’occasion d’un décryptage national puis d’un élargissement à caractère diplomatique du fait de cette proximité de la Libye.
Ben Guerdane, par son enclavement désertique, est tributaire d’une configuration à l’image de la nation tunisienne.
Loin de l’effervescence littorale de Djerba ou Zarzis, la localité provinciale vivait jusque-là en paix. Son seul tort: se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Proche de l’instable frontière libyenne. Une malchance en ce moment de guerre de guerre civile chez le dérangeant voisin bédouin subissant toutes sortes de convoitises. Convoitises politiques sur le plan intérieur. Convoitises géopolitiques orchestrées par la Russie et la Turquie, et attisées en arrière-plan par l’Union Européenne (peut-être bien plus que par les Etats-Unis, contrairement aux affirmations de certains), voire de l’Egypte; le positionnement des Etats du Golfe étant sous-jacent et volontairement enclin à l’opacité.
La géolocalisation du mal-être
L’espace géopolitique méditerranéen actuel est scindé en deux. D’un côté, cet axe tuniso-libyen, sur la rive sud. De l’autre, un axe turco-syrien basé sur une grande rive Est-Proche-Orient. Aux portes de l’Europe. Défiant eaux territoriales italiennes et grecques.
Cette géolocalisation du mal-être produit un système binaire avec un ennemi commun: Daech. L’Etat islamique (EI) pour les plus formalistes.
Tunisie et Turquie regroupent – en apparence et du moins sur les aspects historiques – des caractéristiques communes rédhibitoires aux yeux de l’organisation terroriste: une classe moyenne émergente, à un certain moment, un développement de l’accès au crédit, un islamisme qualifié officiellement de modéré, une politique sécuritaire affirmée et même revendiquée (du temps du RCD en Tunisie; actuellement pour l’AKP en Turquie), une conscience de la laïcité avec plus ou moins d’application.
Alors, collaboration tuniso-turque envisageable?
Un brain storming entre services secrets constituerait un intéressant audit. Une collaboration militaire? Pas facile à établir.
Collaboration tuniso-française? Tuniso-italienne? Les pays européens ont trop la tête à Bruxelles en ce moment…
Collaboration tuniso-américaine? Improbable, malgré Matmata et son site rappelant la Guerre des Étoiles.
Collaboration tuniso-subsaharienne pour circonscrire les velléités idéologiques libyennes? Logistiquement compliqué. Culturellement aussi. Le Fezzan résume tout. Il éloigne et sépare.
Reste une collaboration arabe envisageable par une mutualisation des savoirs: avec le voisin algérien expérimenté dans la lutte armée anti-terrorisme. Mais cette collaboration là, étrangement, ne se met pas vraiment en place. Qu’est-ce qui l’empêche ? Mystère.
Un rideau de fer invisible entre l’Europe et Daech
Tunisie et Turquie, points de départ des migrants vers l’UE, forment un rideau de fer invisible entre deux entités: l’Europe et Daech.
Une Europe dans la position du voisin que la fuite d’eau ne dérange pas tant qu’elle n’inonde pas son domicile.
La Tunisie et sa Mosquée Sidi Oqba de Kairouan. La Turquie et sa Mosquée Bleue à Istanbul. Ce sont des lieux chargés d’histoire islamique pas forcément islamiste. Avec ouverture culturelle, parfois cultuelle.
Malgré le nombre de locaux parmi les assaillants de ses événements tragiques, Ben Guerdane ne se pose pas en terreau assez fertile pour l’engrais Daech made in Libya. La révolte de Gafsa, en 1980, avait été orchestrée par des agents libyens mais finalement infructueuse. Il y a des leçons à tirer de l’Histoire.
Outre son inconfortable position géostratégique du moment, la Tunisie doit affronter une situation intérieure fragilisée par un climat postrévolutionnaire en train de parfaire son apprentissage de la démocratie. L’expression de l’instabilité s’est manifestée économiquement tout d’abord. Sur le plan sécuritaire bien entendu. Puis sur le plan de l’appareil gouvernemental, entre les apparitions énigmatiques de l’actuel président de la République et les frasques de certains ministres.
La contestation a gagné du terrain et finalement Sidi Bouzid l’insurrectionnelle se retrouve comme laissée pour compte en comparaison avec la dimension sacrificielle dont elle avait gratifié le monde en déclenchant la Révolution du Jasmin, en décembre 2010. C’est pourquoi, le président turc Recep Tayyip Erdogan semble en tournée électorale lorsqu’il foule le sol tunisien. En particulier à une époque où les fortes personnalités sont pressenties pour gouverner, prioritairement sur l’expression de façade démocratique.
Kaïs Saïed fantomatique et Rached Ghannouchi paradoxal
L’électorat tunisien est encore convalescent. Perdu entre un Kaïs Saïed perçu comme fantomatique et un Rached Ghannouchi paradoxal. Noyé au milieu d’alternatives contradictoires, par exemple avec Nabil Karoui perçu d’abord comme un affairiste, puis l’affaiblissement du parti Nidaa Tounes et la déception vis-à-vis de Ennahdha qui symbolisait un recours au populisme extrémiste. L’électeur tunisien peut aussi se trouver perturbé par l’arrivée sur la scène politique de Abir Moussi. Cette dernière a le mérite de bousculer les débats. Cependant, le concept néo-destourien peut dérouter les plus jeunes qui n’ont pas connu Bourguiba. Puis le passé pro-bénaliste supposé de la dynamique Moussi peut constituer un frein. Enfin, il s’agit d’une femme et les électeurs des pays arabes ne sont pas tellement habitués à une telle présence sur l’échiquier politique. D’autant plus que les Tunisiens ont gardé en mémoire des figures féminines négatives, et la dernière en date Leila Trabelsi, l’ex-première dame.
La révolution tunisienne repose initialement davantage sur une base numérique que sur un socle institutionnel. C’est là sa faiblesse sur le long terme. Le monobloc tunisien révolutionnaire a été soumis à l’élasticité de la récupération depuis janvier 2011.
Des conditions assemblées qui rappellent étrangement la situation du Pérou entre 1990 et 2010. Ceci accrédite l’idée que sans personnalité affirmée à la tête d’une nation le pari est souvent risqué. Une vraie alternative politique fait intervenir à la fois un programme digne de ce nom et une autorité naturelle, même en cas de compromis.
Au Pérou les attentats s’étaient multipliés de la part du Sentier Lumineux et du mouvement Tapac Amaru, dans une démocratie officielle sans parti vraiment leader où un coup d’Etat s’était produit en 1992. À la suite de ça s’est initiée une période de flottement pendant laquelle on a essayé de faire du neuf avec du vieux avec Alan Garcia ou Keiko Fujimori, la fille de l’ancien président Alberto Fujimori, comme d’autres en Tunisie tentent actuellement d’actionner les sirènes du rassemblement religieux extrémiste ou de souffler sur les braises du benalisme.
Le problème est que les électeurs tunisiens sont devenus impatients et moins dupes devant les opérations de recyclage entourant un président élu par défaut. Le Pérou avait connu lui aussi des problèmes sécuritaires aux extrémités frontalières, autre point commun avec la situation tunisienne. Le fujimorisme n’avait plus su convaincre les plus jeunes, encore moins avec une figure féminine. Le PDL de Moussi y parviendra-t-il? En 2009, on avait vu avait littéralement se briser des pans de l’économie péruvienne (accompagnant une chute vertigineuse du PIB). Avant de se reprendre à la faveur de mesures prônant la mondialisation libérale. La Tunisie, elle, regarde avec nostalgie les anciens cours de son dinar.
Une typologie nouvelle des relations tuniso-turques
Tunisie et Turquie ont le désavantage d’avoir un encombrant voisin: l’un libyen, l’autre syrien. Deux sources d’influences néfastes et insolubles de manière logique dans chacun des deux cas. Le pays dirigé par Erdogan devra continuer à surveiller ses lignes partagées avec la Syrie. Pour lui-même et pour l’intérêt général. Par conséquent les deux nations au croissant étoilé sur fond rouge devraient pour l’instant n’envisager que des concertations au lieu de miser sur des collaborations précipitées dont le Palais de Carthage n’est pas certain de ressortir indemne au niveau de son pouvoir décisionnel. Le premier réflexe de survie consistera dans la vigilance de ses frontières communes avec la Libye dont les dérives ne peuvent que nous procurer un sentiment anxiogène. Une typologie nouvelle des relations tuniso-turques prend forme, avec en second plan une lecture de l’islam à définir publiquement le plus franchement possible.
Un califat serait impensable dans la petite nation arabe, trop nationaliste pour ça. Et républicaine, trop spécifique au sein du Grand Maghreb.
Le passage d’une «islamocratie» à un califat provoquerait un naufrage spirituel, avec son lot d’inepties théologiques ou dogmatiques. Un naufrage sans même se trouver au large de la convoitée Lampedusa.
* Enseignant en langue et civilisation italienne.
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