Le dernier soubresaut provoqué, il y a peu, par quelques députés est celui concernant le projet de motion réclamant des excuses de la France pour les exactions commises contre notre pays de 1881 à 1956, période dudit «protectorat» français en Tunisie.
Par Adel Zouaoui *
Une énième élucubration de la part de nos parlementaires qui mérite qu’on s’y attarde un tant soit peu. Cette dernière sarabande fut animée par le parti d’Al-Karama, la partie visible de l’extrémisme religieux assumé.
Après avoir suscité un tollé non seulement parmi la classe politique, mais aussi parmi les intellectuels et universitaires, et même la rue s’en était mêlée, ce projet de motion a fait long feu. Malgré le branle-bas qu’il avait provoqué, il s’est rapidement consumé pareil à un feu d’artifice, puisque la proposition a été rejetée pour n’avoir pas obtenu la majorité des voix. Un coup d’épée dans l’eau qui avait distrait beaucoup plus que servi un quelconque objectif d’intérêt public.
Et pour cause, cette motion, même si elle avait obtenu l’aval du parlement, aurait été inaudible de part et d’autre de la Méditerranée, aussi bien en France qu’en Tunisie. En fait, les deux protagonistes se débattant contre la paupérisation de leurs sociétés, n’ont pas d’oreilles à ce genre de fumisteries politico-politiciennes.
Pourquoi demander des excuses seulement à la France ?
Mais qu’à cela ne tienne. Si on adhérait au point de vue du parti Al-Karama, celui de demander des excuses à la France pour sauver notre honneur et notre dignité, pourquoi nous ne le ferons pas avec d’autres envahisseurs et conquérants ayant violé notre territoire, tout au long de notre longue histoire.
En dehors de la domination française (1881-1956), n’avons-nous pas subi plusieurs autres humiliations, viols, vols, pillages, meurtres et assassinats de la part des Phéniciens, Romains, Vandales, Arabo- musulmans, Banou Hilal, Espagnols, Turcs, etc. Alors pourquoi la France serait-elle la seule à se repentir et à nous présenter ses excuses ?
Rappelons-nous la destruction de Carthage par les Romains en 147, la conquête d’Ifriqiya (l’actuel Tunisie) en 647 par Oqba Ibn Nafi Al Fihri, général de l’armée des Omeyades et de la farouche résistance de Koceïla, chef de guerre berbère, et de la Kahena qui s’en était suivie. Aussi l’invasion hilalienne, au xie siècle, organisée par les Fatimides, qui avait mis à sac Kairouan, capitale des Zirides, ou alors, l’emprise ottomane de la Tunisie en 1574, au terme d’une longue bataille, appelée la bataille de Tunis. Sans oublier le tourbillon de la deuxième guerre mondiale dans lequel la Tunisie a été, à son corps défendant, piégée. Devrions-nous alors demander des excuses des Italiens, des Saoudiens, des Egyptiens, des Turcs, des Britanniques, des Américains, des Allemands, etc.
Quant à nous autres Tunisiens, ne devrions-nous pas présenter, nous aussi, des excuses aux Italiens pour les avoir dépossédé de leur île de la Sicile, de 827 à 1091.
Ne devrions-nous pas aussi présenter des excuses aux Espagnols pour avoir participé aux escouades musulmanes envoyées en 711 pour occuper les terres ibériques pendant sept siècles
Ne devrions-nous pas présenter des excuses à tous les pays subsahariens pour avoir esclavagé leurs lointains ancêtres et les avoir vendus comme du bétail sur les places publiques de nos villes.
Enfin, ne devrions-nous pas présenter des excuses à une partie de nous mêmes pour avoir pris pour cible, lors de la guerre de Six jours ayant opposé Israël à l’Egypte, des Tunisiens de confession juive, en les injuriant, saccageant leurs magasins et profanant leurs lieux de culte. Tout ça pour une guerre où ils n’avaient aucune responsabilité. Leur seule erreur c’était d’appartenir à la même confession de l’ennemi.
La France et la Tunisie de 2020 ne sont pas celles d’il y a un siècle
En envisageant de présenter à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) le projet de leur motion, les députés d’Al-Karama semblent avoir oublié que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis cette époque.
La France d’aujourd’hui est loin de ressembler à celle de Jean Jaurès, Pétain, De Gaule, ou Mendes France. La France de 2020 est un pays nouveau et multiple qui se distingue par son multiracialisme, multiculturalisme, multi confessionnalisme.
L’appel à la repentance pour les exactions que les aïeuls ont commis contre d’autres peuples l’effleurerait, tout simplement, parce qu’elle est incapable d’en saisir le sens. Car lui demander des excuses c’est comme demander à un enfant de s’excuser pour des crimes commis par son arrière-arrière grand-père. Ridicule.
Quant à la Tunisie, le trauma du protectorat est loin derrière. La jeune génération a les yeux tournés vers les défis de l’avenir. Elle n’a que très peu de ressenti pour le passé colonial de son pays, lequel lui est vraisemblablement méconnu. Alors le projet de motion des députés d’Al-Karama même si il a été cautionné se dissipera comme de l’écume sur un océan.
La reconnaissance des crimes plutôt que de la repentance
Faut-il alors oublier notre passé colonial, et s’en détourner complètement au prétexte que le temps fait oublier les douleurs, éteint les vengeances, apaise la colère et étouffe la haine (dixit Avicenne, médecin philosophe musulman). Loin s’en faut. La question coloniale ne doit en aucun cas servir à des fins de politique politicienne. Elle ne doit aucunement réveiller les passions irraisonnées. Elle doit être traitée à tête reposée, le plus objectivement possible, plutôt au sein de cercles académiques mixtes, rassemblant des historiens des deux rives de la Méditerranée. Car le but étant de tirer des enseignements du passé pour un meilleur avenir pour les nouvelles générations. Dans ce cas il ne s’agit pas de demander à la France de s’excuser – le mot est trop fort, mais plutôt de reconnaître tous les méfaits du protectorat, sans pour autant dénigrer son image, ses symboles et son histoire.
Ce n’est pas la France qui est attaquée, mais une frange de notre société
Pourquoi a-t-on proposé une telle motion, alors que la Tunisie devrait se pencher plutôt sur la résolution de ses problèmes les plus vitaux (chômage, développement, croissance, déficit budgétaire, etc.).
La proposition d’Al-Karama respire en fait la mauvaise foi. Elle vise à clouer au pilori, à travers sa condamnation de la France, une partie de notre société, celle qui incarne les valeurs tant défendues par Habib Bourguiba, premier président de la République tunisienne, et qui continue à revendiquer l’ouverture de la Tunisie sur les altérités. La France en est une parmi tant d’autres. David contre Goliath. Deux projets de société qui se confrontent depuis la Révolution du 14-Janvier; le premier prône l’ouverture de la Tunisie sur le monde, le second revendique le repli identitaire.
Pour justifier leur thèse, les islamistes de tous poils, puisqu’il s’agit d’eux, passent maître dans la fabrication des contre-vérités historiques. C’est ainsi qu’on fait croire que la Tunisie n’a pas obtenu son indépendance, que notre pays regorge de gisements pétroliers surexploités par des forces étrangères, que Bourguiba était un traître, entièrement à la solde de la France et qu’il est le premier responsable de notre arriération. Des idées simplettes, des slogans démagogiques et facilement diffusables et qui, de surcroît, permettraient aux islamistes, au pouvoir depuis 2011, de reporter sur le passé les problèmes du présent dont ils sont à l’origine. Une manière on ne peut plus diabolique de s’exonérer à bon compte des échecs à répétition que la Tunisie subit depuis le 14 janvier 2011.
De l’indigence de la pensée
Pendant que les pays du monde entier s’escriment à atteindre l’universel, les islamistes, eux, s’échinent à se claquemurer dans une vision de la société archaïque et régressive. Pendant que le monde s’ouvre de plus en plus sur lui-même, eux rêvent encore de reconstruire une «oumma» sans frontière où le califat est érigé en système de gouvernance. Et c’est pour cette raison qu’ils voient naïvement dans l’axe Turquie-Qatar et la Libye d’Al Sarraj un commencement de la réalisation de leur rêve on ne peut plus fantasmagorique.
À l’évidence, ce qui leur a toujours manqué c’est la sagacité, la perspicacité, la clairvoyance, l’objectivité, l’esprit de synthèse et le sens de mesure et de relativité dont Habib Bourguiba a fait montre tout au long de son parcours de militant et de politique. Sinon comment expliquer le fait qu’il n’a pas confondu entre les deux Frances, la première coloniale qu’il avait combattue tenacement, la seconde des lumières avec laquelle il a coopéré activement. Une subtilité fort-habile dont les islamistes sont incapables.
In fine, la stigmatisation de notre passé de colonisés est un exutoire facile, et qui pourrait malheureusement être instrumentalisé d’une manière abusive. Il faut en finir avec ce débat à rallonge dans lequel on a de cesse de se lamenter sur notre histoire de pauvres colonisés. Il faut en finir avec cette posture victimaire. On n’a rien à revendiquer à la France. Et cette dernière n’a aucune de dette, quelle soit morale ou matérielle, envers nous. Lui demander de nous présenter des excuses est on ne peut plus ridicule, car elle ne le fera pas. Le rapport de forces jouerait en sa faveur.
Par ailleurs, entreprendre ensemble un devoir de mémoire est essentiel et même exigible, et ce afin d’éviter l’oubli et surtout de tirer des enseignements pour un meilleur avenir de part et d’autre des deux rives de la Méditerranée. S’incliner, oui, mais seulement devant notre histoire commune.
* Retraité de la Cité des Sciences à Tunis, ministère de l’Enseignement supérieur.
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