La Tunisie pays accède à l’indépendance en 1956, après 75 ans de protectorat français. Mais une question reste en suspens : que faire de Lamine Bey et du beylicat en place à Tunis ? Une monarchie constitutionnelle est-elle compatible avec l’idéologie républicaine revendiquée par le Premier ministre Habib Bourguiba et son parti, le Néo-Destour ? La question est tranchée lors d’une journée historique au palais du Bardo. Voici comment le rideau est tombé sur un régime vieux de deux siècles et demi.
Par Mohamed Habib Salamouna *
On est fin juillet 1957 et Habib Bourguiba, nouveau chef de l’Etat et premier président de l’histoire tunisienne, vient de constituer son second gouvernement. Les ministres fraîchement nommés (tous membres du Néo-Destour) sont Bahi Ladgham, Ahmed Mestiri, Taïeb Mehiri, Mustapha Filali, Ahmed Ben Salah, Mohmoud Materi, Rachid Driss, Abdallah Farhat, Lamine Chabbi, Azzouz Rebaï, Mohamed Chakroun, Abdessalem Knani, Ezzeddine Abassi, André Baruch et Béchir Ben Yahmed (qui quittera un parti devenu unique quelques années plus tard).
Fondé le 2 mars 1934 par le «Combattant Suprême», le Néo-Destour avait animé, jusqu’en 1955, la lutte nationaliste contre ce système colonial appelé protectorat français.
L’indépendance totale du pays (à l’exception du port stratégique de Bizerte, qui sera restitué en 1963) a été obtenue le 20 mars 1956. Tout est allé très vite ensuite. Le 25 mars, une Assemblée constituante est élue, le Néo-Destour en remporte tous les sièges. Le 11 avril, son leader, Bourguiba, devient président du Conseil et forme son premier gouvernement. Le 13 août est promulgué le Code du statut personnel, formidable révolution légale qui donne une place inédite à la femme dans la société tunisienne et le monde arabe : abolition de la polygamie, création de la procédure de divorce, instauration du mariage par consentement mutuel des époux…
Mais en juillet 1957, une question fondamentale reste en suspens : que faire de Lamine Bey? Que faire du beylicat, cette lignée d’anciens «gouverneurs» de l’Empire ottoman qui avaient fini par se constituer au fil des siècles en une dynastie, les Husseinites, peu à peu dépossédés de leurs prérogatives sous le protectorat français instauré en 1881? Le bureau politique du Néo-Destour n’hésite pas. Ce sera la proclamation de la république.
Ce 25 juillet 1957, dans la salle du trône du palais du Bardo, à Tunis, les députés de la Constituante sont convoqués en séance extraordinaire pour entériner la décision. Les prises de parole se succèdent tout au long de cette journée historique. «Lors de la lutte, déclarera Ahmed Ben Salah, vice-président de l’Assemblée, nous avons déjà vécu un régime républicain car, à l’époque, il y avait deux Tunisies, l’une fictive, l’autre réelle. La république a déjà vécu en Tunisie sous l’illégalité : nous devons aujourd’hui la légaliser.»
À l’issue d’un vote unanime, à 18 heures, Jallouli Farès, président de l’Assemblée, annonce solennellement : «La monarchie est abolie par la volonté du peuple. Par cette même volonté, la République tunisienne est née…» Bourguiba, de toute façon, n’était pas prêt à céder même une once de son nouveau pouvoir.
Un rideau tombe sur un régime vieux de 250 ans. Une délégation, menée par Bourguiba lui-même, se rend auprès de Lamine Bey pour lui signifier sa destitution et la fin du beylicat. Les dés sont jetés ce jour-là : le «Combattant solitaire», auréolé de son combat nationaliste, s’impose comme leader incontesté et… incontestable.
Un règne commence, qui durera près de trente-trois ans. Bourguiba aura «laïcisé» le pays, institué la généralisation de l’enseignement, l’accès au planning familial, tout en naviguant habilement entre «tunisification» et ouverture à l’Occident. Il aura fait aussi preuve d’un autoritarisme croissant.
D’abord élu à la tête de l’Etat, de 1959 à 1974, avec des scores «soviétiques», il sera par la suite nommé président à vie. Monopartisme, répression anti-islamiste et antisyndicale, purges dans les rangs de la gauche, crise économique et lutte pour la succession accompagneront une interminable fin de règne. Le «Père de la nation» restera aux affaires jusqu’au 7 novembre 1987, date du fameux «coup d’Etat médical» mené par son Premier ministre et successeur Zine El-Abidine Ben Ali.
Après les illusions de la «Déclaration du 7 novembre», le pays sera à la recherche d’un souffle nouveau pendant près de vingt-quatre ans. La «révolution de jasmin» chasse enfin la «dictature puante». S’ouvre alors le temps de la Seconde République marquée par la nouvelle Constitution adoptée en janvier 2014, texte à la modernité étonnante et aux ambiguïtés complexes, à l’image de la société tunisienne d’aujourd’hui… presque dans l’impasse.
* Professeur de français.
Donnez votre avis