Personne ne peut nier que la France soit l’un des principaux bailleurs de fonds au Maghreb. Malheureusement, ainsi que le démontre l’affaire opposant le chef d’entreprise français Julien Balkany au député tunisien Yassine Ayari, elle ne se montre pas très soucieuse de préserver son image de marque auprès de la population locale, confrontée à une sévère crise économique et toujours à la recherche de bouc émissaire. Et cela risque encore une fois de lui coûter cher.
Par Dr Mounir Hanablia
Yassine Ayari est ce député en exercice du courant parlementaire Amal qui a déjà dans le passé fait la une par des prises de position audacieuses parfois dérangeantes que d’aucuns ont même jugées provocatrices, mais qui n’ont jamais laissé indifférent.
Le jeune député se retrouve de nouveau propulsé sur le devant de la scène médiatique, suite à une plainte en justice déposée contre lui par Julien Balkany, représentant d’une société de forage et d’exploitation d’hydrocarbures, Panoro Energy, opérant sur le champ tunisien de Nawara, au sud de la région de Tataouine, dans le désert, à près de 400 km de Gabès.
Un contexte particulièrement inflammable
Le gouvernorat de Tataouine est ainsi qu’on le sait le siège depuis plusieurs mois d’un mouvement de revendications sociales qui ne désarme pas et qui menace d’entraver la production pétrolière et gazière du pays, avec de possibles perturbations du ravitaillement sur le marché tunisien et des répercussions importantes pour l’économie nationale.
OMV est également le partenaire de l’Entreprise tunisienne d’exploitation pétrolière (ETAP), dans Ashtart, ce champ gazier maritime situé dans le golfe de Gabès, mais il s’est signalé depuis quelques temps par la vente de ses actifs en Tunisie. C’est donc dans ce contexte inflammable si on peut dire que les autorités judiciaires françaises ont informé notre député des poursuites engagées contre lui en France, pour diffamation.
Selon le député, il n’a jamais eu affaire directement à Panoro Energy, et il n’a pris connaissance de l’existence de cette société que dans le cadre de sa mission normale, de contrôle et de surveillance. C’est donc bien en assumant ses fonctions qu’il avait attiré l’attention du ministère de tutelle sur un certain nombre d’entreprises actives dans le secteur des hydrocarbures dont quelques unes, dont peut-être OMV, ne lui avaient pas semblé remplir les conditions de fiabilité nécessaires pour bénéficier d’une concession d’exploitation sur le territoire tunisien.
Pour dire les choses crûment, en faisant son travail de député, il semble avoir levé un lièvre, et de taille. La question du pétrole, posée il y a quelques années par la campagne intitulée «Winou el-petrole» (Où est passé le pétrole ?) avait déjà été utilisée pour des raisons électorales, par les partisans de l’ancien président Moncef Marzouki, qui en avaient fait le symbole des traités inégaux régissant selon eux les relations entre la France et la Tunisie. Leur thèse, assez difficile à prendre au sérieux, était que la Tunisie tel un émirat du Golfe baignait sur une mer de pétrole dont elle ne profitait pas permettant ainsi aux bailleurs de fonds internationaux de la prendre à la gorge par le biais de la dette sans la contrepartie à laquelle elle aurait normalement droit. On avait même invoqué la responsabilité de l’ex-chef du gouvernement, Mehdi Jemaa, un ancien cadre d’une compagnie pétrolière française.
La question des liens franco-tunisiens n’a pas fini de fâcher
Plus tard des courants populistes comme Al-Karama de Seifeddine Makhlouf ou l’Union populaire républicaine (UPR) de Lotfi Mraihi ne manqueraient pas, lors de la campagne présidentielle et législative en 2019 de promettre d’exiger de la France des excuses mais la question portée à l’ordre du jour de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) allait connaître une conclusion au moins provisoire avec le vote défavorable de la majorité des députés pour qui une polémique engagée avec l’ancienne puissance occupante n’était, en l’état actuel des choses, ni nécessaire ni souhaitable.
La question des liens franco tunisiens dans le domaine des énergies fossiles n’en est pas moins demeurée dans le contexte actuel, en dehors de ses aspects technique et économique, éminemment politique, et la prolongation des protestations à El-Kamour par les jeunes chômeurs allait se charger de rappeler à ceux qui l’oublieraient que située à 80 km de la frontière libyenne, la bourgade produisant 40% des besoins du pétrole et 20% du gaz du pays possédait une valeur stratégique considérable.
Le débarquement de l’armée turque en Libye soulève inévitablement par ailleurs la question de la frontière tuniso-libyenne, héritée de la convention de 1900 établie entre la France, au nom de son protectorat exercé sur la Tunisie, et l’Empire ottoman alors souverain en Libye. Il est encore trop tôt pour savoir si l’Etat turc actuel, héritier de l’Empire ottoman, reconnaîtra ou non la validité du tracer frontalier, à la lueur des ambitions qui sont les siennes dans la région. La question risque d’autant plus de se poser que quelques uns des principaux dirigeants historiques du mouvement islamiste tunisien Ennahdha sont originaires du Sud et qu’indépendamment de leur vision «califale» du monde, ils estiment normales et nécessaires les relations qui ont toujours été entretenues dans leur région avec la Tripolitaine, ethniquement, culturellement, et surtout économiquement.
L’intangibilité des frontières héritées de la colonisation est en jeu
Il y a donc un principe d’intangibilité des frontières africaines héritées de la colonisation qui est en jeu, mais depuis l’indépendance du Sud Soudan, ce principe n’est plus sacro-saint et le mouvement sécessionniste anglophone de l’ouest du Cameroun démontre même que, tout comme elle l’a été au Rwanda et République démocratique du Congo, la France puisse en être la perdante. La question demeurerait donc de savoir quelle importance la France, puissance européenne et méditerranéenne, l’un des principaux partenaires de la Tunisie, lui attribuerait, et au-delà, au Maghreb, dans la perspective désormais envisageable, où les pays riverains sud du bassin occidental de la méditerranée, en viendraient à échapper à son influence.
La Tunisie a déjà servi de tremplin pour l’invasion de l’Italie en 1943, le Maroc pour l’invasion de l’Espagne par les troupes de Franco en 1936, et l’Algérie lors du soulèvement du 13 mai 1958 puis du putsch des généraux en 1961 avait fait peser une menace crédible sur la sécurité de la France. Ceci démontre amplement combien la sécurité du sud de l’Europe puisse dépendre de la situation au Maghreb et les boat people embarquant inlassablement des rivages du Maghreb vers ceux de l’Europe ne le confirment que trop.
Pour en revenir à l’affaire qui nous intéresse, celle de l’examen par la justice française de la plainte déposée par un citoyen français contre un député tunisien exerçant ses fonctions, elle ne peut que choquer. La Justice française n’est en effet pas compétente pour poursuivre un député étranger dans le cadre de ses fonctions pour des faits qui ne se sont pas déroulés sur le territoire français et qui ne sont pas rattachés à un crime contre l’humanité, au trafic de drogue, au blanchiment d’argent, ou à un homicide.
Si M. Balkany a quelque chose à reprocher à M. Ayari, c’est auprès de la justice tunisienne qu’il devrait déposer plainte ou bien à la limite, en cas de torts d’ordre commercial, auprès du tribunal international du commerce. Or la Justice française, contre toute attente, s’est déclarée compétente, ce qui ne peut qu’interloquer. En agissant ainsi, elle ne reconnaît tout bonnement ni l’existence d’une justice tunisienne, ni d’une immunité parlementaire, et elle balaie donc d’un revers de main la reconnaissance internationale de la souveraineté tunisienne. Elle se substitue ainsi à son propre gouvernement, ce qui n’est manifestement pas son rôle. Si la France a des réserves concernant la souveraineté tunisienne, c’est par le biais de son ministère des Affaires étrangères qu’elle devrait le faire savoir à son homologue tunisien, et nullement par celui de sa justice.
La Tunisie doit demander des explications à la France sur les poursuites judiciaires contre le député Ayari
Ainsi il ne s’agit plus ici d’une justice indépendante mais d’un bras puissant au service d’un Etat. Le message qu’on veut nous faire parvenir est clair : dans la défense des intérêts de ses propres entreprises à l’étranger, ou à tout le moins en Tunisie, l’Etat français ne reconnaît à quiconque le droit de se substituer à lui, et est prêt à exercer sa propre souveraineté sur des territoires où juridiquement elle ne s’applique pas, particulièrement quand ce qui est en jeu est de garantir son approvisionnement énergétique.
Il s’agit donc d’un message qui est non seulement adressé à tous ceux qui en Tunisie s’opposent au sein de l’Etat tunisien aux intérêts français, mais aussi aux Turcs qui se trouvent en Libye, et aux Libyens qui les soutiennent, dans les cas où ils envisageraient de ne pas respecter les frontières tuniso-libyennes, ou bien d’entraver la volonté de l’Etat français de garantir ses approvisionnements en hydrocarbures. C’est une résurgence de la politique de la canonnière.
Mais le cas de l’avocat américain, Steven Donziger, judiciairement harcelé à New York par la société pétrolière Chevron pour avoir défendu pendant 20 ans les droits des Indiens équatoriens, démontre bien que la justice se prête souvent aux desseins des sociétés internationales d’imposer, par l’intimidation et la menace judiciaire, leur propre ordre dans les pays du tiers-monde, en y faisant cesser toute contestation relativement à leurs affaires.
Face à cela, le devoir de l’Etat tunisien est bien entendu de demander d’abord des explications aux autorités françaises relativement à ces poursuites tout à fait déplacées contre le député. C’est déjà une bonne chose que la ministre tunisienne de la Justice l’ait assuré de son appui, mais c’est maintenant au ministère des Affaires étrangères d’éclaircir ces malentendus afin de ne pas semer de futures graines de la discorde, et il n’y en a déjà que trop… d’autant que certaines parties bien connues ne manqueront pas l’occasion de jeter de l’huile sur le feu.
Il semble malheureusement que tout comme les Etats Unis, la France ne dispose plus de diplomatie digne de ce nom , et que tout se décide désormais en fonction de considérations stratégiques à l’ombre des drones, missiles, avions, et des moyens militaires. C’est naturellement une vision réductrice des réalités qui permettra souvent de vaincre des batailles, comme celle qui avait fait tomber Kadhafi, et dans des pays travaillés par les fantômes islamistes, de perdre aussi sûrement la paix, ainsi que le démontre amplement l’intervention turque. En Libye, c’est Erdogan qui a tiré les marrons du feu avec la patte de Sarkozy. Il y a déjà longtemps que la France n’est plus qu’une puissance noyée au cœur du fédéralisme financier européen, faisant face aux conséquences d’une immigration initialement mal pensée, qui a, par des lois restrictives, en particulier sur le droit du sang, choisi de sacrifier sa vocation naturelle à l’universalité, et a ailleurs renoncé à défendre l’usage de sa langue, que beaucoup d’ex-colonisés jugent à juste titre comme un précieux butin de guerre.
Aujourd’hui, la France fait face aux conséquences du vieillissement de sa population et des mesures d’austérité qui ont frappé son système éducatif. Pour pallier à ses besoins elle puise donc allègrement dans la jeune population éduquée qui au Maghreb ne trouve pas son compte, et alimente ainsi chez elle le racisme et l’islamophobie, et dans les pays d’origine, la frustration et le sentiment anti-français, y compris parfois dans la frange de la population à priori la mieux disposée envers elle.
Personne ne peut nier que la France soit l’un des principaux bailleurs de fonds au Maghreb. Malheureusement, ainsi que le démontre l’affaire Yassine Ayari, elle ne se montre pas très soucieuse de préserver son image de marque auprès de la population locale, confrontée à une sévère crise économique et toujours à la recherche de bouc émissaire. Et cela risque encore une fois de lui coûter cher.
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