En guise d’hommage à sa cousine récemment décédée, la princesse Faïza Bey, fille de Sidi Slaheddine Bey et petite-fille de Sidi Lamine Bey et Lella Jnaïna Beya, l’auteur, descendant des derniers Beys de Tunis, rappelle dans cette tribune, les attentes encore et toujours déçues des «souffre-douleur de la République, spoliés de leurs biens arbitrairement entre 1955 et 2011».
Par Dr Chafik Chelly *
Alors que notre famille est endeuillée par la disparition brutale de la Princesse Faïza Bey, que Dieu lui accorde le Paradis, la République reste atteinte de cécité quant à la réécriture de son Histoire. De surdité aussi, depuis l’absence d’indemnisation pour le préjudice moral qu’elle nous avait fait subir de par le passé. Je ne puis concevoir que comme un manquement l’inertie d’un État, poussé à la banqueroute par la mauvaise gestion de ses présidents et acolytes politiques. Alors, comme si le vent les chassait, les promesses faites à toutes les victimes de la dictature pour les réhabiliter dans leurs droits se sont envolées en cendres et brouillard.
Depuis la révolution de jasmin et les idées pour lesquelles nous avions senti battre la vie de nouveau, les ambitions et les nobles buts sur lesquels nous avions bâti notre espoir s’estompent jour après jour. À l’arrière-garde de cette déroute, apparaît toute pure, la symbolique d’un État qui garde ses trois visages déshonorants : mythomane, n’ayant pas l’ambition de ses moyens, imposteur, ne tenant pas ses promesses et mystificateur, qui ne s’est pas empêché d’augmenter les salaires de ses propres parlementaires et gouverneurs en temps de crise.
Notre dignité est encore une fois bafouée
À intervalles réguliers, la rumeur nous distille des annonces mensongères de proche dédommagement, alors que nous détenons depuis presqu’un an, un sésame délivré par l’Instance Vérité Dignité (IVD) qui ne vaut guère plus qu’un torchon jusqu’à maintenant. Cette schizophrénie du pouvoir est scandaleuse car la justice transitionnelle a bien été au rendez-vous de l’Histoire, mais la mise en pratique des décisions du tribunal politique ne se sont jamais concrétisées par les décideurs de la République. Où est donc passée notre dignité, sinon encore une fois bafouée par la double peine que l’on nous impose depuis 1957, celle de la dictature bourguibienne, relayée par ses successeurs qui ont encore du mal à la reconnaître, même pour un pays en état de démocratisation avancée ?
Dans l’intervalle où je pense tout cela, beaucoup de victimes de la tyrannie de la première République continueront à trépasser, sortant du champ de l’attention de la République. Nous sommes à la quatrième génération de supposés martyres et nous continuons à rêver tout haut d’équité, pendant que l’État Tunisien se défausse de ses responsabilités, n’étant qu’un fuyard d’arrière-garde du bourguibisme. À ce stade de l’affaire, l’on ne pourra m’empêcher d’écrire que le parti-pris, l’injustice et le mépris qui prévalent à l’égard de toute victime n’est que le piètre résultat de la semence de la dictature bourguibienne …
Rien d’autre qu’un simple rêveur pacifique
À mes fidèles lecteurs qui ne le sauraient pas, il existe un deuxième volet judiciaire pour la réparation financière des souffre-douleur de la République, spoliés de leurs biens arbitrairement entre 1955 et 2011. Un autre parcours du combattant, moins suprême (allusion au surnom que ses thuriféraires donnait à Bourguiba, «le Combattant suprême», Ndlr) puisqu’il faut s’attaquer aux institutions de l’État à ses propres frais, se frayer un chemin dans les couloirs lugubres des palais de justice pour y affronter un monde hostile et éprouver une fois de trop le délice de la terreur de notre institution judiciaire. Espérer récupérer ses biens avec une situation sanitaire inquiétante qui règne, alors que toutes les audiences ont été reportées, sine die à des dates sans cesse ajournées, reste un défi à appréhender…
Malgré toutes ces remontrances, je n’ai jamais voulu être rien d’autre qu’un simple rêveur pacifique, mais je vous laisse imaginer le désarroi de notre famille, toujours molestée par un destin tragique. Après avoir subi le despotisme de Bourguiba dans notre chair, puis l’appauvrissement par la confiscation arbitraire de tous nos biens, soixante-trois années plus tard, pour nous rendre justice, nous ne disposons que d’un papier délivré par l’instance de la justice transitionnelle non monnayable jusqu’à ce jour, et nous attendent d’innombrables séances marathoniennes dans des tribunaux en léthargie «post-covidienne», pour une période indéterminée…
Sous l’avalanche de tous les contretemps prévisibles qui minent notre nation, nous, victimes candides, ne faisons que défendre nos droits civiques. Ceux qui pensent que nous ne sommes que des charognards en train de déchiqueter une nation exsangue par la faute de ses dirigeants, doivent savoir que rendre le droit est un acte universel qui ne connaît jamais de prescription. Où était-elle donc cette foutue légalité lorsque les nôtres croupissaient dans les prisons, torturés et spoliés de leurs acquis, en toute impunité, au nom de la barbarie et de l’absolutisme ?
Qu’ont à dire les défenseurs des bourreaux à ceux dont les destins furent brisés et les familles endeuillées après le meurtre planifié et ordonné d’un de leurs membres, par un despote et ses sbires qui ne pensaient qu’à la présidence à vie ?
À d’autres fanatiques complaisants qui me rabâchent que Bourguiba était un homme cultivé et un dictateur éclairé, je rétorque avec véhémence : «un leader cultivé est en principe un homme élégant. Il n’emprisonne pas, ne torture pas et surtout ne tue pas par ambition politicienne. Il peut être un dictateur éclairé, mais est-ce un compliment pour celui qui ne se souciait guère que d’éclairer sa vile personne, en obscurcissant celle des autres?»…
À y regarder de plus près, cet écrit dominical est donc un fugace moment d’empathie avec toutes les autres victimes des régimes politiques autocratiques tunisiens. Ce pays que nous vénérons jusqu’à l’abîme de nos âmes malgré la rancœur d’un triste passé, ne peut plus tolérer qu’un dictateur impitoyable reste un mélange d’idole, de bienfaiteur et de figure paternelle, alors que le sang qu’il avait eu sur les mains reste une preuve de forfaiture à son désavantage.
Sous les ténèbres noircies de la République, réclamer un dû n’est plus un privilège. Les dérives d’un dictateur sont un phénomène intellectuel et non émotionnel. Il est incompréhensible que dans un pays qui a fait sa révolution, l’on éprouve plus de sympathie pour le bourreau que pour la victime. Le comte de Mirabeau n’avait-il pas énoncé : «Il existe quelqu’un de pire que le bourreau, c’est son valet». Et en Tunisie, tout comme ailleurs, ils sont légion…
Une République incompétente, égoïste, hypocrite et trompeuse
Si cette affaire ne trouve pas de règlement rapide, cela fera jurisprudence chez les chantres du statu quo, les marchands de bonne conscience nationale et dans les annales d’une République incompétente, égoïste, hypocrite et trompeuse…
Au demeurant, ce silence d’État reste méprisable parce que c’est l’institution créée par Bourguiba qui nous avait misérabilisés, calomniés, précarisés puis effacés des tablettes de l’Histoire.
En vertu du principe de continuité de l’État, c’est vers le président actuel que nous nous tournons pour obtenir réparation, forts des résolutions de l’Instance Vérité Dignité à notre endroit. Si rien ne bouge, c’est le slogan honteux «Estimez-vous heureux d’avoir eu la tête non tranchée» qui aura gagné.
Certes, le pouvoir a d’autres gros chats à fouetter, mais il y aura toujours de nouvelles préoccupations qui occulteront notre problématique, comme depuis soixante trois ans. Il me paraît improbable que Kaïs Saïed, professeur de droit constitutionnel de surcroît, ne nous rétablisse pas dans nos droits les plus élémentaires ou alors, c’est qu’il n’a pas été informé de notre situation et de celles de toutes les victimes de la dictature, ce qui serait une grave infraction à la morale républicaine …
En attendant une délivrance hypothétique, les victimes et leur famille vivent toujours et encore ce calvaire de la dictature, qui obéit à la lumineuse citation empruntée au poète André Suarez : «Bafouer au fond des moelles tous ceux qui croient avoir un droit, qui rêvent de retenir un atome de force et de dignité : jamais homme ne s’est mieux entendu à bafouer que celui-là.»
Avec une tristesse énorme au cœur, c’est à ma cousine, la défunte princesse Faïza Bey que je dédie mon écrit d’aujourd’hui. Elle fût, tout comme sa famille, une victime innocente de Bourguiba, comme l’avaient été son père Sidi Slaheddine Bey et ses grands-parents, Sidi Lamine Bey et Lella Jnaïna Beya. Je continuerai pour elle le combat libératoire, en attendant, avec la volonté de Dieu, nos proches retrouvailles au Paradis …
* Cousin germain de feu Princesse Faïza Bey, petit-fils de Sidi Lamine Bey, ophtalmologiste de libre pratique installé à Casablanca, Maroc.
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