Hier, sur la chaîne El Hiwar Ettounsi, Myriam Belkadhi pose une question au maire de la commune de l’Ariana, monsieur Fadhel Moussa, dont la réponse peut de prime abord sembler évidente, alors qu’elle est en réalité d’une extrême complexité : Peut-on dire que la gauche marxiste est définitivement enterrée eu égard à l’évolution actuelle du monde ?
Par Mohamed Sadok Lejri*
En effet, dans le monde entier, nombreux sont ceux qui se hâtent d’annoncer la mort de Marx et de la gauche traditionnelle en arguant que la victoire du capitalisme a entraîné pour toujours la défaite de la gauche et de la pensée marxiste. Même après avoir rompu avec le marxisme de ma jeunesse, je continue à m’inscrire en faux contre cette assertion. La critique de la société industrielle et moderne réalisée par Marx reste un instrument incontournable pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.
Sans sa philosophie de l’aliénation, des travaux comme ceux de Fernand Braudel, Michel Foucault et Pierre Bourdieu seraient inconcevables. La diversité des thèmes traités par Marx rendent suffisamment compte de la permanence de certains apports de la pensée humaine pour que l’on puisse balayer la littérature marxiste du revers de la main et s’en passer sous-prétexte que le libéralisme économique a battu la gauche de plate couture. Pour d’aucuns, les aggiornamentos du socialisme suédois et allemand signifient la victoire du capitalisme. C’est peut-être vrai ! En revanche, ils ne signifient pas pour autant la mort de la pensée marxiste, mais plutôt une sorte d’adaptation à une modernité façonnée par les Anglo-Saxons et dont le libéralisme est l’alpha et l’oméga de sa philosophie.
Le capitalisme a, certainement, fait l’objet d’un plébiscite universel après la chute du mur de Berlin et la réunification des deux Allemagnes, mais le triomphe du modèle américain n’a pas débouché sur la mort de Karl Marx et l’anéantissement de sa pensée. La patrie du socialisme et l’empire du collectivisme ont, certes, capitulé en rase campagne et sans coup férir en 1989. Il n’en reste pas moins que l’ancien monde était appelé à disparaître pour céder la place à un autre encore plus laid et plus violent. La faillite de l’idéal collectiviste, égalitaire et prolétarien a ouvert un boulevard à une mondialisation dévastatrice, à un libéralisme implacable et à une lutte des classes encore plus âpre que par le passé.
L’on estime, aujourd’hui, que le marxisme fait partie du passé, que l’ « Homme moderne » préfère l’idéal de liberté à celui de l’égalité, que les valeurs de la compétition l’emportent sur les valeurs de solidarité et que l’absence de limites à la prédation économique et financière par les élites d’un pays comme la Tunisie se heurte au génie du capitalisme qui s’autorégule lui-même. Il n’empêche que la victoire du capitalisme n’a aucunement supprimé ses contradictions et que l’on recourra toujours à l’œuvre de Marx pour comprendre l’ « ère post-marxiste ». Nous aurons toujours besoin de Marx pour nous doter d’instruments qui jugulent les effets ravageurs du libéralisme et des dérèglements mondiaux, pour combler un tant soit peu le fossé qui se creuse entre les riches et les pauvres, pour trouver un remède à la détresse économique, au désespoir social et aux malheurs des hommes.
Non, la gauche n’est pas morte. Et Marx non plus. Le barbu allemand nous aidera à échapper à la marchandisation du monde et à la réification de l’Homme.
Terminons avec cette belle citation de Raymond Aron qui synthétise un peu la pensée de Karl Marx : « La pensée de Marx est une interprétation du caractère contradictoire ou antagoniste de la société capitaliste. […] L’œuvre de Marx est un effort pour montrer que ce caractère antagoniste est inséparable de la structure fondamentale du régime capitaliste et en même temps le ressort du mouvement historique. » (Raymond Aron)
* Universitaire
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