Le 3 janvier 1984, il y a 37 ans presque jour pour jour, un ami est mort à la fleur de l’âge. C’était le camarade Fadhel Sassi. Il a été tué par deux balles à l’avenue de Paris à Tunis, lors de la révolte du pain. Il est mort pour ses principes. Il militait depuis son jeune âge pour plus de justice sociale et de dignité pour les ouvriers et les démunis. La mémoire de Fadhel Sassi appelle la gauche à une remise en cause de ses concepts et de ses méthodes, pour être mieux ancrée dans la réalité et porteuse d’un vrai programme social démocrate pour faire taire ses détracteurs.
Par Mounir Chebil *
Les circonstances de la mort de Fadhel Sassi laissent à penser qu’il était en ce jour traqué puis tué. Déjà, à la première balle, il était à terre, blessé. La deuxième était donc de trop, mais les policiers ont tenu à l’achever. Les Frères musulmans n’ont pas compati, c’était aussi leur ennemi juré.
Fadhel était sur tous les fronts, intrépide, brave, intègre et sincère. Il faisait partie de cette génération de gauche, qui a tout défié, tout sacrifié pour un rêve d’un monde meilleur. Peut-être cette génération a-t-elle péché par un certain excès de romantisme, mais elle a eu le mérite en ces années de braise, les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt, de se dresser contre la dictature, initiant le mouvement démocratique en général, de combattre les Frères musulmans que Mohamed Sayah et Mohamed M’Zali ont parrainé et que des démocrates libéraux ont ménagés, de défendre bec et ongle l’indépendance de l’UGTT vis-à-vis du pouvoir en place et de peser à travers cette centrale syndicale pour l’amélioration des conditions du prolétariat.
Aux barricades des damnés de la terre
Le 3 janvier 1984, le militant de gauche était au côté du peuple. Comme je le connaissais, il ne pouvait pas se soustraire aux barricades des damnés de la terre. Il l’a payé de sa vie comme beaucoup d’autres. Car la gauche tunisienne, avec ses erreurs, a tenu le flambeau de l’opposition démocratique et progressiste durant cinq décennies. Durant ces décennies, ses militants ont été torturés. La cour de sûreté de l’Etat les a envoyés par centaines dans les cachots et les prisons. Tant de militants ont vu leurs cursus universitaires et professionnels s’arrêter pour virer vers la clochardisation. Au moins, ils ont eu le mérite d’assumer leur engagement sans rien demander ni hier ni aujourd’hui.
La famille de Fadhel Sassi n’était pas parmi les misérables mendiants agglutinés au siège de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) de Sihem Bensedrine. Cette famille était, elle, véritablement digne et a fait honneur à la mémoire de son enfant, de notre camarade.
À ceux qui ont la mémoire courte et la langue perfide, la journée des huit heures, le congé annuel, les régimes de sécurité sociale, l’amélioration des conditions de travail et de la qualité de vie des prolétaires, sont l’œuvre de luttes engagées par la gauche de par le monde. La gauche tunisienne, là où elle se trouvait, a lutté pour ces acquis sociaux en plus de son combat contre le régime en place et pour la démocratie, elle en a payé le prix. Cinq décennies de persécution, de poursuites judiciaires sont arrivées à l’affaiblir.
Les islamistes dans le giron de Ben Ali et vice-versa
L’ancien parti au pouvoir sous Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), surtout, a créé le vide que les Frères musulmans d’Ennahdha ont rempli. Ben Ali lui-même cherchait un compromis honorable avec ces derniers jusqu’aux années 2000, donnant une oreille à ses Premiers ministres Hédi Baccouche puis Hamed Karoui, prônant un rapprochement avec les «Fréristes», et faisant intervenir des entremetteurs comme le patron de la chaîne Al-Mustakilla, Hichem El-Hamdi, et des chancelleries étrangères. En résidence surveillée vers l’année 2007, le dirigeant islamiste Hamadi Jébali recevait chez lui l’ambassadeur américain sous l’œil bienveillant de Ben Ali. En 2008, c’était la crise financière et la fièvre du bassin minier, prélude à la révolution qui éclatera deux ans plus tard.
Pendant cinq décennies, la gauche était le porte-drapeau de l’opposition progressiste malgré la répression et les persécutions. Certes, après 2011, elle a été bordélique, brillant par un infantilisme maladif et un spontanéisme stérile. Sans prendre aucun recul, elle a été aux côtés de toutes les tendances politiques qui ont installé le chaos en Tunisie. Mais il ne faut pas perdre de vue que, toute la classe politique tunisienne et presque tous les intellectuels tunisiens ont été complices dans ce chaos. Alors pourquoi vouloir le faire assumer à la gauche et à l’UGTT seulement, comme le veulent les Frères musulmans avec toutes leurs ramifications. Ces derniers savent qu’une gauche revigorée et surtout assagie serait le plus grand danger pour eux. Ils ont peur que les purs et durs Fadhel Sassi et Chokri Bélaïd ne ressuscitent. Hamma Hammami lui-même ne résistera pas devant une gauche affublée d’une nouvelle santé.
Ceux qui s’attaquent à la gauche aujourd’hui bafouent la mémoire de Fadhel Sassi et de Chokri Bélaïd et de tous les militants de gauche qui se sont sacrifiés pour une Tunisie plus juste.
Ne dénigrons pas la gauche tunisienne !
Alors, que ceux qui veulent dénigrer et diaboliser la gauche tunisienne, mais qui n’étaient même pas sur les gradins quand les gladiateurs étaient dans l’arène des amphithéâtres à combattre les fauves lors des années de braise, ou qui avant 2011 se cachaient sous les jupes de leurs mères ou de leurs épouses, ou n’ouvraient pas leurs bouches même devant le dentiste, ou qui après 2011 prennent leur masturbation sur FB pour du militantisme, ou qui par lâcheté, ou par paresse, ou par ignorance, ou par naïveté ou par fatalisme et désillusion, ou par opportunisme, ont choisi de tenir la queue d’une souris pour traverser l’oued, ou ceux qui se sont trouvés une âme révolutionnaire au moment ou révolution est devenue synonyme de traîtrise et d’anarchie, qu’ils s’occupent de leurs jardins. Intellectuellement, et moralement ils ne sont pas aptes à parler de la gauche qui a marqué l’histoire de la Tunisie et qui a donné des martyrs dont le militant Fadhel Sassi qui a passé le témoin à Chokri Bélaïd, mort lui aussi pour une Tunisie meilleure, mais cette fois sous les balles des terroristes Frères musulmans.
La mémoire de Fadhel Sassi appelle la gauche à une remise en cause de ses concepts et de ses méthodes, pour être une gauche ancrée dans la réalité, une gauche de paix et de progrès, une gauche porteuse d’un vrai programme social démocrate pour faire taire ses détracteurs, une gauche patriote, une gauche du bien être des démunis. Le chaos dont elle a été complice n’a fait qu’augmenter la misère du peuple pour lequel Fadhel Sassi a sacrifié sa vie.
* Ancien cadre de l’administration à la retraite.
Donnez votre avis