Les affrontements nocturnes entre jeunes et forces de l’ordre qui ont éclaté ces derniers jours dans certains quartiers populaires de Tunis et dans d’autres villes ont donné à entendre de multiples prises de position et de supputations, le plus souvent contradictoires. Si d’aucuns renvoient les causes de ces troubles à la dérive de la classe dirigeante depuis la chute de l’ancien régime, d’autres accourent à des hypothèses conspirationnistes.
Par Adel Zouaoui *
On s’accuse mutuellement, à tort ou à raison, de récupération et même d’instrumentalisation de tous ces débordements et de cette violence.
Pis encore, on voit dans toute cette chienlit qui s’installe par endroits une main invisible et étrangère qui œuvre à la déstabilisation de notre démocratie fraîchement émoulue. Mais qu’en est-il exactement ? Qu’elles sont les vraies raisons de ces heurts nocturnes aux conséquences incertaines? Qu’est ce qui a poussé tous ces jeunes trublions à s’adonner à de tels actes de vandalisme.
L’incurie de la dizaine de gouvernements depuis 2011
Les raisons sont ailleurs. Et pourtant on feint de les ignorer en avançant de fausses allégations pour servir d’écran de fumée visant à divertir de l’incurie de la dizaine de gouvernements qui se sont succédé durant ces dix dernières années et dont les différentes politiques ont fini par produire le même résultat, celui d’une cinglante série d’échecs.
Venons-en aux faits. D’abord, qui sont les casseurs ? Leur quasi-totalité sont jeunes, à peine sortis de l’enfance. Leur âge varie entre 14 et 18 ans. Ils ont, pour la plupart d’entre eux, abandonné les bancs de l’école précocement. Tous vivent dans la précarité puisque d’extraction sociale très modeste. En proie à l’ennui et à la lassitude, ils se trouvent seuls face à ce grand vide qui les assiège de partout. Lequel vide que ni leurs parents embourbés dans les difficultés du quotidien, ni l’Etat empêtré dans des impasses financières n’ont réussi à combler. Ils se réfugient alors dans l’alcool ou dans la drogue quand ils ne se jettent pas dans des rafiots de fortune pour tenter d’accoster les rives d’un eldorado illusoire.
Des regards tournés vers des ailleurs fascinants
Même l’école, cette institution républicaine longtemps considérée comme un ascenseur social, n’a pas su leur fixer un cap. Et pour cause, faute de réformes, elle a perdu de son attrait et n’arrive plus à répondre à aucune de leurs désidératas. Elle est devenue, au gré des perpétuels changements que le monde a connus et qu’elle n’a pu suivre, une véritable machine à produire de l’échec. On enregistre 100.000 abandons scolaires chaque année. Pour tromper leur oisiveté, ce qui reste à ces oubliés du développement, ce sont les smartphones et les laptops, quand ils peuvent s’en procurer, comme une ultime échappatoire à une réalité accablante. Revers de la médaille, leur extase face à ces gadgets high-tech n’a d’égal que leur grande frustration. Car c’est à travers ces nouvelles technologies qu’ils découvrent des ailleurs aussi fascinants que mirobolants.
La rue devient alors le seul exutoire à leur colère, à leur aigreur et à leur désespérance, ainsi qu’à leur rancœur envers un système politique qui les a, pendant très longtemps, ignorés et qui continue à le faire.
Le vandalisme auquel ils s’adonnent, ô combien condamnable, se veut le reflet de leur abattement et un appel au secours à leur détresse.
Il faut abattre le mur de l’incompréhension
Penser qu’ils ont été manipulés par je ne sais qui et victimes de je ne sais quelle machination ourdie, ça revient à enfoncer la tête dans le sable et refuser de voir la réalité en face.
Faut-il encore que notre classe politique abatte le mur de l’incompréhension ? En est-elle réellement capable ? Pas si sûr.
En témoigne le dernier discours de Hichem Mechichi, chef du gouvernement, ainsi que les propos du président de la république, Kaies Saied, sollicitant les jeunes à plus de retenue. Soporifiques et barbantes leurs deux interventions, débitées sur un ton saccadé d’un autre âge, ont eu un effet inverse. Au lieu de rasséréner, c’est la risée qu’elles ont provoquée sur la toile. Une preuve de plus de ce hiatus qui sépare la classe dirigeante de cette catégorie de la population. Non seulement ces jeunes sont incompris, mais aussi ils sont privés d’avoir voix au chapitre. Leurs revendications passent inaudibles.
Car pour les détendeurs de l’autorité publique, ils sont on ne peut plus énigmatiques. Ils parlent un autre langage, écoutent une autre musique, s’habillent, travaillent, s’alimentent, communiquent différemment. C’est comme s’ils appartenaient à une autre planète. Mais au fait quels sont les raisons de cette incompréhension ? Relèvent-elles du gap générationnel, ou de l’inaptitude de nos politiques à répondre aux espoirs d’une jeunesse en attente d’emploi, de dignité et d’une vie meilleure ? Les deux à la fois. Et pour cause. Coupés de la réalité vivante de leur société, nos politiques n’ont de cesse de projeter les fantasmes idéologiques de leurs années de faculté sur une Tunisie qui ne ressemble plus à celle de leur jeunesse.
Sinon que dire d’un président de la république qui semble plus préoccupé par le conflit israélo-arabe que par les problèmes de ses compatriotes ? Que dire aussi d’un président du parlement qui rêve de califat et de oumma, d’une pasionaria de l’ancien régime déchu qui rêve de reproduire la même épopée des premiers bâtisseurs d’une Tunisie postcoloniale, qui venait de s’éveiller à la modernité, ou alors de tous ces disciples d’un panarabisme éculé et des idéologies communistes caduques.
Les politiques doivent se libérer des carcans idéologiques
Force est de souligner que les acteurs politiques, toutes sensibilités confondues, n’arrivent pas à se libérer des carcans idéologiques dans lesquels ils ont été enchâssés depuis longtemps.
Le décalage est par conséquent abyssal quand ils se trouvent face à une jeunesse, plus connectée plus ouverte sur un monde extérieur et qui n’en a cure de leurs abstractions idéologiques. Cette dernière est prompte à partager les mêmes intérêts que ses semblables à New York, à Tokyo, à Wuhan, à Paris ou à Rome. Elle a le regard tourné vers un autre monde différent de celui de ses aînés où Google, Apple, Facebook et Amazon, Netflix, Airbnb, Tesla et Uber régulent nos vies jusqu’à leurs moindres détails, et où les idéologies n’ont plus droit de cité.
Le monde du début du troisième millénaire est à l’heure d’un changement d’époque. Si nos jeunes, indépendamment de leur niveau d’instruction, l’ont bien saisi, leurs aînés, eux, ne l’ont pas encore réalisé. Et c’est justement cette opposition entre ces deux mondes qui pourrait nous apporter plus d’éclairage sur les causes de cette grogne qui risque d’enfler et de se répandre.
Au demeurant, nos décideurs ont-ils tiré des leçons des insurrections populaires passées, lesquelles ont été causées par l’inaptitude de leurs prédécesseurs à tenir compte d’impondérables socio- économiques ? Tant s’en faut.
Enfin, pour rappeler, avant qu’il ne soit trop tard, à nos élus l’importance de développer nos facultés d’adaptation pour pourvoir survivre aux aléas d’un monde en perpétuel bouleversement, faut-il graver sur le fronton de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ce qu’avait professé Darwin il y a plus d’un siècle : «Ce n’est pas le plus fort de l’espèce qui survit, ni le plus intelligent. C’est celui qui sait le mieux s’adapter au changement»…
* Retraité de la Cité des Sciences à Tunis, ministère de l’Enseignement supérieur.
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