Dans une Tunisie en crise profonde, le président Kaïs Saïed aime se présenter comme un parangon de vertu. Mais camper sur une position morale qui exige un nettoyage des écuries d’Augias ne peut à elle seule résoudre la crise économique et sociale à laquelle est confronté le pays. Le chef de l’Etat, à l’instar du reste de la classe politique, doit se résoudre à abandonner la pensée magique qui lui tient lieu de programme politique depuis dix ans.
Par Francis Ghiles *
En l’an 11 de la nouvelle république tunisienne, tous les indicateurs économiques et financiers sont au rouge: la treizième dégradation de la notation souveraine de la Tunisie par l’agence Moody’s le rappelle opportunément. À la fin du mois de février, dans une note, l’agence s’inquiétait de la paralysie de l’action politique et constatait, sans le dire expressément, qu’aucun gouvernement ne disposait de la légitimité de prendre les mesures qu’imposerait un redressement des comptes publics.
Une économie de rente entretenue par l’Etat
Cette constatation fait écho à celle faite moins d’un an plus tôt dans une étude confidentielle du ministère des Finances et de l’Economie à Paris, qui constatait que «le bilan des programmes successifs du Fonds monétaire international (FMI) est globalement décevant» (autrement dit, en français clair, un échec), et que «certaines grandes familles (14 d’après le rapport) entretiennent un système d’économie de rente dans le pays [qui] perdure grâce notamment aux réglementations en vigueur, qui entravent la concurrence».
Selon l’OCDE, ces réglementations prennent la forme de «licences et autorisations préalables» (pour investir, obtenir un financement, etc.) et de «procédures administratives lourdes» qui sont «particulièrement restrictives». Ainsi le décret 218-417 recense 243 régimes d’autorisations et de licences. Depuis sa publication, seules six d’entre-elles ont été supprimées selon le FMI. La conclusion est implacable : «le contrôle administratif d’une part, et le pouvoir d’attribuer une autorisation, une licence, un crédit, ou un dédouanement d’autre part, constituent des barrières à l’entrée et à l’investissement, permettant d’entretenir l’économie de la rente, en limitant la concurrence.»
Le secteur public est devenu un chancre qui dévore l’économie
En Tunisie, le secteur public est devenu un chancre qui dévore l’économie. Ce que constatait l’économiste Hachemi Alaya en 2016 reste d’actualité : «Le redressement économique est désormais indissociable de la question de l’Etat. La république tunisienne a dès le départ été conçue et formatée sur la base d’un appareil d’Etat qui contrôle tout de façon centralisée, et qui pèse d’un poids prodigieux sur l’économie. Face à un Etat aussi puissant, tous les groupes sociaux n’ont de cesse de le pénétrer, de l’influencer, voire de s’en emparer» (Hachemi Alaya, TEMA, Ecoweek, numéro 36-16).
Ainsi, le rapport du FMI que nous évoquions notait que l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) «constitue le centre d’une convergence des réseaux clientélistes.» Quant au syndicat majoritaire UGTT, il «se positionne comme un syndicat d’opposition et de revendication n’hésitant pas à s’opposer frontalement au FMI.» Le poids de l’UGTT est à la mesure des effectifs des agents de la fonction publique (677.000 fonctionnaires) et ceux du secteur public (soit 350.000 employés des entreprises publiques, dont la plupart sont lourdement déficitaires).
Les vraies raisons de la crise
Cette crise profonde de l’Etat explique le chômage de plus du tiers des jeunes de la classe d’âge des 15 – 24 ans, l’importance croissante de l’économie informelle, lieu de tous les trafics où on ne paie pas d’impôts, et il explique la corruption galopante. Ce bilan est partagé par le chef de l’Etat, Kais Saied, par des millions de Tunisiens et par l’Union Européenne. «In fine, les enjeux liés à la transition démocratique ont semblé primer sur les considérations financières stricto sensu», note encore le rapport du FMI. Il ajoute : «Dans une région particulièrement instable, la priorité des bailleurs de fonds semblait d’asseoir coûte que coûte la transition démocratique en Tunisie, malgré les échecs répétés dans la mise en œuvre des réformes structurelles. C’est ainsi qu’un aléa moral important s’est progressivement développé.» Le soutien indéfectible des bailleurs de fonds à la Tunisie a donc enclenché un cercle non–vertueux, qui mine plutôt qu’elle ne soutient la démocratie.
La constitution adoptée en 2014, est aussi un important facteur de blocage institutionnel. Les pouvoirs respectifs du chef de l’Etat, du gouvernement et de l’ARP, contribuent à la fuite en avant politique que connaît le pays. Se présentant comme le garant de la légalité, en l’absence d’un Conseil Constitutionnel dont le fonctionnement est bloqué depuis longtemps par Rached Ghannouchi (leader du parti islamiste Ennahdha, le plus important à l’ARP), Kais Saied multiplie les sorties dans le pays pour dénoncer la corruption et le blocage politique. Sans expérience politique, le chef de l’Etat n’a guère perdu de sa popularité auprès d’une majorité de Tunisiens, même parmi ceux qui ne partagent pas son conservatisme social. Prépare-t-il le terrain pour une éventuelle dissolution de l’ARP ce qui permettrait de rebattre les cartes politiques ?
L’ARP, un souk où l’argent circule plus facilement que les idées
Rached Ghannouchi, le président de l’ARP, a facilement inséré son parti dans le tissu de compromissions et de corruption qui tient lieu de vie politique à Tunis. Ennahdha perds des voix à chaque élection depuis 2011, résultat de sa gestion (ou cogestion avec d’autres partis) calamiteuse du pays depuis la révolution. Le président du deuxième parti à l’ARP, Qalb Tounes, est en prison pour blanchiment d’argent. Ce magnat de la télévision, Nabil Karoui, semble à l’image de nombreux députés qui changent de partis et d’idées en fonction de leurs intérêts personnels. Le Palais du Bardo, où siège l’ARP est devenu un souk bruyant où l’argent circule plus facilement que les idées ou les politiques susceptibles de redresser l’économie.
Un vieux proverbe arabe veut que le poisson pourrisse par la tête. À Tunis, la tête inclut le dirigeant d’Ennahdha, celui de Qalb Tounes, et le premier ministre Hichem Mechichi qui a trahi le président, dont il était le conseiller juridique dès sa nomination au poste de chef du gouvernement en août dernier.
Le chef de l’Etat aime à citer le deuxième calife de l’islam, Umar Ibn Al-Khattab, que ses sujets appelaient de son vivant Al-Farouq (celui qui distingue le bien du mal), et qui devint, dans la tradition sunnite, un parangon de vertu. Camper sur une position morale qui exige un nettoyage des écuries d’Augias ne peut à elle seule résoudre la crise économique et sociale à laquelle est confrontée la Tunisie. Cependant, en l’absence d’une volonté de la classe politique d’abandonner la pensée magique qui lui tient lieu depuis dix ans, c’est peut-être ce que Kais Saied a de mieux à faire.
Garant de la sécurité des frontières du pays, Kais Saied sait qu’il peut compter sur une coopération solide avec l’Algérie à l’ouest, et avec les Etats-Unis sur la frontière libyenne. L’armée tunisienne a, depuis l’indépendance, tissé des liens étroits avec l’armée américaine qui forme ses officiers supérieurs et qui aide le pays à mieux s’adapter à la lutte antiterroriste. Ces acquis stratégiques ne pourront être consolidés sans refonte en profondeur du système politique et la création de partis politiques qui s’articulent autour d’intérêts et d’idéologies politiques et économiques cohérentes. Ces partis n’auront aucune crédibilité s’ils ne pratiquent pas un minimum de démocratie interne et de transparence quant à leurs financements. Cette vérité vaut pour tous les partis sans exception, et surtout pour ceux qui comme Ennahdha et plus récemment Qalb Tounes, participent de la majorité gouvernementale à l’ARP.
* Chercheur attaché au CIDOB, à Barcelone, ancien correspondant du « Financial Times » (1977-1995) et contributeur à la BBC, France 24 et Al-Jazeera.
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