Au-delà des récentes révélations sur l’implication de ses dirigeants actuels dans les actes terroristes survenus en Tunisie en 1987, à Sousse et Monastir, et en 1991, à Bab Souika, à Tunis, ou encore dans les assassinats non encore élucidés des dirigeants de gauche Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, en 2013, ce qui est, en réalité, en cause, aujourd’hui, avec le parti islamiste Ennahdha n’est pas son idéologie, ses actes passés, ni même l’existence d’une organisation secrète hypothétique, mais son bilan après dix années passées à la tête de l’Etat tunisien, incluant l’époque qui a suivi celle de la Troïka, la coalition gouvernementale qu’il a conduite, et son contrôle, grâce à un véritable droit de veto, des nominations à la tête du gouvernement ou des ministères de l’Intérieur et de la Justice.
Par Dr Mounir Hanablia *
Le parti Ennahdha a commis des actes terroristes en 1989 contre la permanence du RCD, l’ancien parti au pouvoir sous le règne de Ben Ali, qui a fait beaucoup plus de victimes que ce qui a été reconnu. C’est en tous cas ce qu’a rapporté un ancien du mouvement, Karim Abdessalem, selon qui, ces attentats ont été supervisés par Habib Ellouze, Abdelkarim Harouni et Abdelhamid Jelassi. C’est tout juste si on n’a pas cité Rached Ghannouchi. Comme de bien entendu, Noureddine Bhiri a nié en bloc ces ajouts à une affaire qui a été jugée, et a abouti à la condamnation à mort et à l’exécution de deux personnes, secrètement inhumées par la justice de Ben Ali. Cette affaire a selon lui été instrumentalisée pour servir de prétexte à l’attaque en règle qui a suivi contre les islamistes, entreprise par les services de sécurité de l’Etat.
Le passé des islamistes pèse toujours sur leur présent
Il faut noter d’abord l’argument utilisé par M. Bhiri, celui de l’autorité de la chose jugée, et qui invoqué dans le contexte, surprend. Il faudrait en déduire qu’il puisse accorder foi à la justice de Ben Ali, certes après avoir lui-même été en charge du dossier de l’affaire en tant qu’avocat de la défense. Ainsi donc, sous le régime policier du dictateur, un avocat pouvait défendre des islamistes, et même faire partie de leur mouvement, au moment même où dans un pays voisin, l’Algérie, bien plus étendu, riche, et peuplé, ils s’apprêtaient à essayer de prendre le pouvoir.
La deuxième surprise dans l’argumentation de l’ancien ministre de la Justice, c’est l’évocation de l’inhumation secrète des deux personnes exécutées, en un lieu inconnu. Il paraîtrait ainsi qu’à son niveau de responsabilité politique, après la révolution, il eût omis de rechercher la vérité concernant leur sépulture, alors que son devoir était de le faire non seulement pour des raisons politiques liées au culte des martyrs dont son mouvement n’aurait pas manqué de tirer bénéfice, mais aussi humanitaires, relativement à la souffrance des familles.
On peut aussi envisager l’hypothèse que, connaissant la vérité, en tant que ministre de la Justice, il ait ainsi menacé indirectement de dévoiler l’identité des responsables de cette affaire relevant du secret d’Etat. Dans ce cas, M. Bhiri aurait simplement voulu avertir que si on s’acharnait à fouiller dans le passé ténébreux de son parti, il faudrait s’attendre à ce que des personnes d’autres obédiences soient aussi éclaboussées. Cette interprétation des choses correspondrait plus à son caractère. Elle confirmerait en tous cas ce que pense une bonne partie de l’opinion publique, relativement à l’incapacité de résoudre des affaires telles que les assassinats de Chokri Belaid et de Mohamed Brahmi, et la mansuétude face aux facéties d’un Seifeddine Makhlouf.
Dans ces conditions, il est nécessaire de poser la question à l’actuelle ministre de la Justice par intérim, sur ce remake de l’incendie du Reichstag, les condamnations à mort, les inhumations clandestines, et sur les identités de tous ceux qui y ont été mêlés. En tous cas, elle confirmerait que le passé pesât toujours sur le présent et empêchât l’instauration de traditions et de pratiques démocratiques.
Des dirigeants islamistes ambitieux, cupides, et dissimulateurs
Mais si M. Bhiri n’a pas dit la vérité et possède toutes les raisons de ne pas le faire, ceci ne signifie pas pour autant que M. Karim Abdessalem l’ait fait. On se posera bien sûr la question des motivations ayant conduit à ces révélations. La plus probable est celle relative à la déception d’un militant face à la tournure prise par un parti qui n’a rien apporté au pays, qui a renié ses idéaux originels pour se lancer dans l’arène politique, et dont les dirigeants ont révélé un côté ambitieux, cupide, et dissimulateur qu’il ne leur connaissait pas.
Évidemment l’histoire est riche de ces personnes qui au moment où elles ont risqué leur vie, pour les besoins de la cause, ignoraient qu’elles ne faisaient le jeu que des ambitieux qui en tireraient plus tard profit. On peut donc comprendre pourquoi les noms de ces personnes qui se situent au plus haut de la hiérarchie du parti, et qui ont occupé des postes de responsabilité au sommet de l’Etat, sont actuellement cités. Mais la déception peut aussi conduire à la fabulation, et rien dans les propos de M. Abdessalem n’a apporté la moindre preuve matérielle de l’implication des personnes citées. Le seul indice en faveur de la véracité de ses thèses est l’absence de Rached Ghannouchi du récit, excluant l’ire du narrateur à son encontre. Si la rancune ou l’intérêt l’avaient animé, il est peu probable qu’il l’eût épargné, tout en impliquant les autres dirigeants du mouvement. Ce faisant, les mobiles des révélations de M. Abdessalem demeurent obscurs. Cependant, tous les faits rapportés doivent être confrontés aux récits de ceux dont il prétend qu’ils furent autant que lui des exécutants, ainsi que ceux des témoins de l’autre bord, c’est-à-dire les permanents du RCD, victimes de l’attaque, des policiers, des juges, et des médecins, comparativement à ceux plus neutres, des voisins. Or il n’y a pour le moment pas de témoignage corroborant ses thèses. Mais en admettant que ce qu’il ait prétendu fût vrai, c’est-à-dire que le parti Ennahdha au plus haut niveau de son appareil dirigeant eût commandité les actes terroristes dont les responsables occupent ou ont occupé ces dernières années des responsabilités au plus haut sommet de l’Etat, quelles conclusions supplémentaires aurait-il fallu en tirer?
On savait déjà que des figures bien connues du mouvement avaient été à l’origine des attaques contre les hôtels de Monastir en 1987, et que des femmes avaient été vitriolées dans la rue par des militants islamistes. Les accusations de M. Abdessalem ne feraient donc au mieux que corroborer des pratiques conformes à l’idéologie violente véhiculée par les littératures takfiristes égyptienne et pakistanaise, et partagée par la revue ‘‘Al Maârifa’’ dirigée par M. Ghannouchi dans les années 70. L’Histoire n’a pas été avare d’actes terroristes inspirés par des écrits semblables. Pour n’en citer que quelques uns, il y a eu l’assassinat de Noqrachi Bacha, celui du président Anouar Sadate, de Benazir Bhutto, les dynamitages des mausolées chiites en Irak, l’attaque contre la Grande mosquée de la Mecque lors du pèlerinage.
M. Bhiri n’a fait donc qu’avancer une contre-vérité manifeste en prétendant que, dans son combat contre la dictature, le parti Ennahdha n’avait jamais eu pour préoccupation autre que de défendre la démocratie ou la liberté quand la répression s’était abattue sur ses militants et ses sympathisants. Ce parti avait simplement toujours eu pour objectif de remplacer un régime dictatorial, qu’il considérait comme impie, pharaonique, tyrannique, par un autre, totalitaire, et de droit divin. Mais cela a-t-il toujours une grande importance sur le plan politique ?
En réalité ce qui est aujourd’hui en cause avec le parti Ennahdha n’est pas son idéologie, ses actes passés, ni même l’existence d’une organisation secrète hypothétique, mais son bilan après dix années passées à la tête de l’Etat, incluant l’époque qui a suivi celle de la Troïka, la coalition gouvernementale conduite par les islamistes, et son contrôle, grâce à un véritable droit de veto, des nominations à la tête du gouvernement ou des ministères de l’Intérieur et de la Justice. Le conflit entre le président du parlement et la présidence de la république porte avant tout sur cette question.
Avec le pouvoir islamiste, la sécurité du pays est encore en jeu
Ce qu’il conviendrait de savoir n’est pas ce qu’a fait le mouvement avant son accès au pouvoir, mais après. Les assassinats de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, en 2013, n’ont toujours pas été résolus. Des personnages comme le Dr Mohamed Affès qui à la mosquée appelaient du haut de leurs chaires d’imams les jeunes à rejoindre le combat en Syrie contre Bachar Al-Assad sont aujourd’hui députés. Et la lumière n’a toujours pas été faite sur le réseau du jihad qui en emmenait des milliers de jeunes Tunisiens via la Turquie combattre dans les rangs de l’Etat islamique (Daêch) et commettre des atrocités contre les civils et les minorités; et qui leur permet de réintégrer leur pays en toute quiétude, sans passer sous les fourches caudines des lois, alors que les députés interfèrent impunément pour empêcher la police des frontières de faire son travail contre des personnes suspectées d’entretenir des relations avec le terrorisme.
Les récentes affaires qui ont secoué le milieu de la justice et qui ont vu la ministre par intérim interférer selon l’Association des magistrats dans une enquête interne des services sur des faits de corruption et de dissimulation de preuves dans des actes terroristes, démontrent pourtant que c’est la sécurité du pays ainsi que son caractère démocratique et la crédibilité de ses institutions qui est en jeu.
Les révélations de Karim Abdessalem ressemblent ainsi à une manœuvre visant à détourner une fois de plus l’attention du peuple tunisien de l’essentiel, et à noyer sa vigilance sous un flot ininterrompu d’informations mêlant l’important au futile, le vrai au faux, jusqu’à lui faire perdre sa capacité de discernement. En somme, il s’agit d’un acte de guerre psychologique, dont le terrorisme n’est cette fois pas le moyen, mais le prétexte. Il semble que dans la guerre menée contre le peuple tunisien dans son soi-être, la stratégie puisse changer, quand les objectifs demeurent les mêmes.
* Médecin de libre pratique.
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