Au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), on ne devrait évidemment pas ignorer l’impact financier lié à l’activité des cliniques privées au moment où on s’apprête à légiférer sur la responsabilité médicale et les droits des patients.
Par Dr Mounir Hanablia *
Les cliniques obéissent au Code des sociétés commerciales dont le cadre juridique est souvent la société anonyme à responsabilité limitée, ne regroupant pas plus de 100 actionnaires. Ce faisant, elles sont en principe tenues de réaliser des bénéfices, et de distribuer des dividendes à leurs actionnaires. Dans la réalité c’est le conseil d’administration qui décide, s’il y a lieu de le faire, autrement dit les actionnaires majoritaires et il est évident que lorsqu’une partie est détentrice de la majorité du capital social, elle ne sera, sauf circonstances hors du commun, pas très pressée de répondre aux vœux des autres actionnaires.
L’activité professionnelle des médecins actionnaires dans les cliniques possède des caractéristiques spécifiques. Elle obéit à la loi du levier, en ce sens qu’elle entraîne des bénéfices pour les médecins plus importants que ceux engendrés par l’activité propre de l’institution. À titre d’exemple, en 2019, dans une clinique de la capitale, le résultat brut d’exploitation (RBE) était de 5 millions de dinars tunisiens (MDT) environ, alors que le chiffre d’affaires réalisé par les médecins du fait de leur activité professionnelle, et pudiquement qualifié de passif courant, atteignait les 20 MDT. Ceci devrait déjà situer les priorités au sein du conseil d’administration lorsque les médecins en constituent la majorité. Il se pose un problème relativement non seulement au droit des malades à l’accès sans discrimination aux services de la clinique, mais à sa gestion quotidienne, dont la responsabilité est en principe dévolue au seul directeur général.
Violations caractérisées de la loi sur le blanchiment d’argent
Ensuite cette activité n’est le plus souvent pas appréhendée dans sa globalité par des actionnaires qui dans le rapport financier annuel ne veulent ou ne peuvent examiner, parmi la myriade de chiffres auxquels ils se trouvent confrontés, que les bénéfices ou les pertes. Le montant du bilan, rares sont ceux qui prennent la peine de le lire de bout en bout pour essayer d’en détecter les incohérences ou même les énormités.
Ainsi durant 5 années successives, le rapport du commissaire aux comptes d’un établissement a mentionné des violations caractérisées de la loi sur le blanchiment d’argent sans que cela ne suscite aucune réaction des parties intéressées durant les assemblées générales. Et lorsque finalement dans un contexte polémique le fait a été soulevé il n’en a rien résulté, on s’est borné l’année suivante, contrairement aux habitudes, à publier un rapport financier sans mentionner l’identité du commissaire au compte, et cela a rendu peu crédible l’omission de l’entorse habituelle à la dite loi.
Mais même si le commissaire aux comptes se révèle respectueux du formalisme juridique lui faisant obligation de révéler les distorsions aux pratiques financières légales de ses clients, rien n’indique en fait que ce qu’en général il considère comme une comptabilité réelle et sincère reflétant la situation financière de l’entreprise, le soit absolument.
Aux Etats Unis, dans les années 90, le scandale Enron avait révélé la complicité de cette société de production d’énergie avec un grand cabinet new yorkais d’expertise comptable qui lui assurait une fausse comptabilité. Depuis lors, dans ce pays, des normes comptables strictes ont été établies et les commissaires aux comptes soumis à des contrôles et des audits réguliers sont tenus d’en démontrer le respect à des organismes de contrôle indépendants durant leurs activités.
Cela devrait rendre d’autant plus nécessaire la vigilance de tous les actionnaires dans la lecture des rapports financiers, même si en général seuls les grands actionnaires détenteurs de plus de 5% du capital ont le droit d’accès à tous les documents internes de l’entreprise, soit directement, soit par le biais d’audit, et peuvent ainsi en appréhender la signification.
Une porte ouverte à tous les abus
Pour le petit actionnaire, des circonstances exceptionnelles, en général des dissensions entre les grands, peuvent lui assurer un regard furtif sur le Walhalla secret des dieux de l’entreprise. Ainsi des états financiers évaluaient un rapport Revenu brut d’exploitation / Revenus, comme égal à 14%, quand dans le même temps un contrat établi avec un consulat étranger et incluant des groupes combattants armés irréguliers, porté exceptionnellement à la connaissance de tous, évoquait une réduction de 17%, aussi bien sûr une somme due, que sur les coûts des soins ultérieurs, réduction laissée en dépôt dans les caisses de la clinique; il ne fallait pas être un génie des mathématiques pour comprendre que la clinique acceptait ainsi, sur un coût total de plusieurs millions de dinars, de travailler à perte de 3% pour l’année considérée.
Quand dans le même temps, la différence entre les bilans d’exploitation de deux années successives se révélait correspondre à cette même somme due par la partie étrangère amputée deux fois de la réduction considérée, la clarification de la situation financière de la clinique devenait une nécessité.
Pour tout dire la réglementation assurant aux conseils d’administration le monopole de l’information sur les contrats les liant à d’autres sociétés et à des parties étrangères à l’entreprise constitue une porte ouverte à tous les abus, d’autant que la justice ne peut remplir la fonction qui lui est normalement dévolue par les lois en vigueur, en l’absence de volonté politique pour le faire. C’est d’autant plus nécessaire de le dire que des fonctionnaires de l’Etat avaient du temps de Ben Ali parfois bénéficié à titre gracieux de parts du capital social, en réalité remboursables sur les bénéfices issus de leurs positions au sein des hôpitaux publics, des pratiques qui sont assimilables à de la corruption de fonctionnaires, y compris par les législations internationales.
Au cours des assemblées générales des actionnaires le silence sur ces questions, en général ignorées, est juridiquement considéré comme un assentiment; on se borne à annoncer les noms des nouveaux actionnaires sans plus.
Du temps de l’Etat-Parti, personne ne se sentait, pour peu qu’il eût conscience du caractère délictueux de ces faveurs, la volonté de s’opposer à des responsables du RCD des proches du palais, ou à leurs amis.
La création de structures concurrentes par des actionnaires d’une société est un autre aspect de l’opacité qui prévalait et qui prévaut d’ailleurs toujours dans les affaires des cliniques. À titre d’exemple, depuis l’ouverture d’une clinique en 2015 par l’un des actionnaires majoritaires d’une autre clinique, que l’on qualifiera de lésée, celle-ci ne réalise plus de bénéfices.
Pourtant l’article 1271 du Code des obligations et des contrats stipule qu’un associé ne peut sans le consentement des autres associés faire d’opérations analogues à celles de la société lorsqu’elle est de nature à nuire aux intérêts de celle-ci. Le consentement dont il est question vaut évidemment pour le conseil d’administration représentant la majorité du capital social de la clinique aujourd’hui lésée, qui avait le devoir de s’opposer à un tel projet, et qui en s’abstenant de le faire a commis une faute dont la société paie encore la facture.
Il faudrait en revenir aux archives des réunions des conseils d’administration pour déterminer dans quelles circonstances une telle décision a été prise, mais ainsi qu’il en a été fait mention celles-ci ne sont accessibles que sur requête adressée à la justice et il est douteux qu’elle soit encline à approuver sans des raisons impérieuses pour le faire.
Des passifs pas si courants que cela
Aujourd’hui, dans le contexte que le pays traverse, la nouvelle clinique créée par ce même actionnaire, majoritaire dans sa nouvelle structure, fait des bénéfices et distribue des dividendes à l’acmé de la pandémie. Ceci devrait déjà faire réfléchir sur la nature de la crise politique, économique, et sanitaire, et sur ses conséquences. Mais à y regarder de plus près, en examinant ses comptes, on s’aperçoit qu’au sein de la clinique lésée, ce ne sont pas les bénéfices issus de son activité qui constituent les joyaux de la couronne, mais bien les honoraires d’une poignée de médecins tirés de leurs actes diagnostiques et curatifs effectués sur les malades canalisés au sein de l’institution par le directeur médical, le directeur des soins, ou le surveillant général; des honoraires qualifiés ainsi qu’il en a été fait mention, de passifs courants.
En réalité, ce ne sont pas des passifs et ils ne sont pas si courants que cela, puisqu’ils excèdent souvent largement les revenus de la clinique, et que surtout, ils ne sont pas à la charge de la société, mais des patients. Mais cette manière impropre de qualifier les choses permet néanmoins aux sociétés des cliniques de confondre leurs intérêts avec ceux des médecins, et surtout, de justifier des résultats d’exploitation négatifs.
La responsabilité médicale, pare-choc judiciaire à celle des cliniques
En excluant les conséquences financières d’affaires comme celles des stents, face à la justice, les cliniques ont en règle laissé les médecins, actionnaires ou pas, faire face individuellement à leurs responsabilités, alors que la leur, volontaire ou non, est largement engagée, consécutivement à des «carences» que toute société est tenue d’assumer, quand elle est le fait de ses agents, ou bien en vertu des principes juridiques de l’obligation solidaire entre débiteurs, ou bien de la réparation du dommage causé. Il est vrai que ces agents là sont souvent doubles, ayant plus vocation à préserver les intérêts des actionnaires qui ont veillé à les faire engager, que ceux de la société qui les emploie. Et il est non moins vrai que, sauf à considérer qu’on ne soit pas en Tunisie, on fasse en général comme si ces intérêts soient confondus, afin d’établir un ordre «normal» des choses qui est la forme la plus impérieuse de la contrainte occulte, quoique en principe, les actionnaires ne dussent jamais s’immiscer dans la gestion quotidienne directe de leurs sociétés. Pour toutes ces raisons, et sans reprendre les thèses de Hannah Arendt sur la banalité du mal, les cliniques foisonnent aujourd’hui d’individus, hommes ou femmes, méritant plus le qualificatif de capo squadra que celui d’agents, et qui pour être dénués de culture, d’éducation, de qualification professionnelle , ou simplement d’humanité, sont capables pour quelques uns parmi eux, comme dans l’expérience de Milgram, de laisser un être humain mourir par non assistance à personne en danger, pour la simple raison qu’ils ont reçu des consignes relativement à des garanties financières nécessaires exigibles à l’entrée, et qu’ils se sentent protégés.
En réalité, n’étant pas officiellement responsables, ils n’auraient aucune qualité à être condamnés, ce sont éventuellement les médecins qui le sont. On en revient ainsi au thème initial de la responsabilité médicale qui souvent sert de pare-choc judiciaire à celle des cliniques. S’il y a lieu de créer un fond public de compensation destiné aux victimes de complications médicales, ce sont les sociétés des cliniques qui devraient en premier lieu le financer, sur leurs revenus d’exploitation, qui sont considérables, associés ou non aux «passifs courants», qui le sont encore plus. Mais avec la nouvelle organisation de la médecine libérale, il apparaît que seuls les médecins actionnaires dans les cliniques, c’est-à-dire souvent ceux qui subordonnent leurs pratiques professionnelles aux intérêts des institutions dont ils font partie en prenant des risques pour y trouver leur compte, et qui sont intégrés dans l’ordre, économique, politique, et social du pays, pourront dans un avenir pas si éloigné, y exercer. La prise de risques médicale se traduit fatalement par plus d’imprévus et de procès. Serait-ce cela ce que la nouvelle loi de la responsabilité médicale prétend couvrir? Ce serait sans nul doute exonérer financièrement et juridiquement les sociétés médicales de leurs propres responsabilités de personnes morales, tout en raffermissant leur emprise sur l’exercice de la médecine.
Les jeunes médecins préfèrent en tous cas et depuis plusieurs années de plus en plus émigrer vers des cieux plus cléments, où ils pourront exercer leurs talents en toute sérénité, on l’a déjà dit. Il serait peut être temps que les autorités consentent à se pencher sur une question qui remet en cause autant la politique de la formation médicale dont, à l’émergence, le pays ne tire plus profit, que les impératifs de la compétence et de l’indépendance professionnelles, sans lesquels la médecine ne serait qu’un racket de bon ton; au lieu de les laisser à la discrétion d’intérêts corporatistes dominants qui ne respectent pas la loi contre le blanchiment de l’argent et qui n’hésitent pas à entretenir des relations ambiguës avec des parties étrangères suspectes.
* Médecin de pratique libre.
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La loi des cliniques à l’ARP (II) : des caisses sans fond(s) pour les basses œuvres ?
La loi des cliniques à l’ARP : privatiser les bénéfices, socialiser les pertes
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