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La loi des cliniques à l’ARP (II) : des caisses sans fond(s) pour les basses œuvres ?

L’article précédent, ‘‘La loi des cliniques’’ n’a pas suscité beaucoup de partages et encore moins de commentaires sur Kapitalis. C’est une nouvelle fois un indice significatif de l’esprit corporatiste qui régit la profession, où la réflexion cède le pas à la solidarité. Une telle philosophie ne le céderait en rien à celle des islamistes.

Par Dr Mounir Hanablia *

Les médecins ont le plus souvent d’autres choses à faire que de lire un article, fût-il critique, révélant les travers de leurs professions; il est encore heureux pour eux qu’il en soit ainsi.

Les autres, ceux qui lisent, ne veulent le plus souvent pas répondre. Il est en effet toujours hasardeux d’entrer dans une polémique publique susceptible de prendre une tournure inattendue et les intérêts en jeu sont trop importants. La règle au sein de la profession, en cas de plainte, c’est de laisser la justice suivre son cours; ceci a l’avantage d’épargner la mauvaise publicité, sauf en cas de condamnations.

L’intérêt public et/ou les centres d’intérêt du public

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que mes collègues intéressés, essentiellement les anesthésistes réanimateurs, aient évité de manifester leur réprobation autrement que par un refus de partager sur leurs pages numériques.

En revanche, les lecteurs semblent plus intéressés par l’islamisme, Rached Ghannouchi, le parti Ennahdha, que par les conséquences de l’accumulation de capitaux dans les cliniques, engendrée par la pandémie de la Covid 19, sur leurs impôts ou charges sociales. Ils ont tort.

Le chef du gouvernement Hichem Mechichi vient justement d’annoncer la création d’une caisse de la solidarité sociale en faveur des catégories professionnelles dont l’activité a été lésée par les conséquences de la pandémie. Qui la financera? Toute la question est là.

En outre, les statistiques démontrent que le citoyen tunisien a beaucoup plus de probabilités d’être confronté un jour à l’obligation d’être hospitalisé, et de se voir réclamer dès l’entrée un chèque conséquent, que d’être victime d’un attentat terroriste; sauf évidemment à considérer qu’il s’agit d’une frange éduquée et aisée de Tunisiens locaux ou expatriés, ou bien d’étrangers dont les préoccupations immédiates se comprennent aisément dans un pays musulman. L’intérêt du public ne correspondrait donc à priori et sous certaines réserves nullement à ses préoccupations immédiates.

Les cliniques privées, des profiteurs de guerres ?

Cependant la réaction téléphonique d’un médecin anesthésiste réanimateur, une connaissance vieille de 40 ans, a quand même confirmé l’intérêt des collègues, y compris quand l’absence de commentaires ou de partages s’apparente à un désaveu. La teneur de notre conversation mérite d’être révélée.

D’abord mon collègue a confirmé que les pratiques actuelles des cliniques s’apparentaient à celles des profiteurs de guerres, ayant l’habitude de tripler les prix du consommable, alors que leurs marges bénéficiaires ne devraient pas en dépasser le tiers du coût à l’achat. Il a expliqué la situation par la faiblesse actuelle de l’Etat, ainsi que par la complicité du Conseil de l’ordre des médecins, d’une manière certes contestable: abstraction faite du rôle souvent effacé de l’Ordre des médecins issu du droit de ses affiliés de se pourvoir en appel des condamnations ordinales auprès de la justice civile, c’est une erreur monumentale de considérer l’Etat comme faible, et les arrestations et les lourdes condamnations des jeunes l’ont récemment amplement démontré.

Le problème est qu’on continue de se référer à l’Etat de Bourguiba et de Ben Ali, alors que son rôle a radicalement changé; il favorise simplement l’accumulation du capital, et ses préoccupations financières priment désormais sur l’intérêt général, et la justice sociale. C’est là un choix politique.

L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions

Mon collègue a par ailleurs tenu à justifier l’élaboration de la loi sur la responsabilité médicale, dans laquelle il semble s’être impliqué, par le souci d’empêcher les médecins d’être traités, en cas de complications médicales, comme de vulgaires criminels, avant même que la justice ne statue, et non pas celui de leur faire acquérir un droit à la dépénalisation de leurs pratiques professionnelles. Sans doute, et l’enfer est néanmoins souvent pavé de bonnes intentions. Mais son opinion ne semble pas avoir pris en compte celle de ses collègues, nombreux, qui, au moment des faits évoqués, l’emprisonnement du Dr Hamrouni et l’affaire de la maternité de Sousse, avaient bel et bien réclamé cette dépénalisation.

En fin de compte, cette conversation téléphonique a au moins révélé une prise de conscience professionnelle, et un souci de la spécialité des anesthésistes réanimateurs, celui de ne plus être assimilés aux pratiques commerciales des cliniques où ils exercent, afin de ne pas en supporter les conséquences. Et c’est bien ce qui s’était passé avec le Dr Hamrouni. La justice a eu la main lourde et il a payé pour l’image peu flatteuse que le milieu médical s’était forgée, et son habituelle impunité.

Sans vouloir généraliser, il est vrai que des anesthésistes réanimateurs et des chirurgiens se laissent circonvenir par les cliniques où ils pratiquent et dont ils dépendent, afin de leur permettre de réaliser des bénéfices frauduleux, quand ils ne commettent pas eux-mêmes des fautes ou des errements médicaux. Il y a des cas emblématiques révélateurs de ces pratiques que tout médecin qui se respecte rencontre un jour ou l’autre dans sa vie.

Un cas emblématique révélateur des pratiques frauduleuses

Une patiente opérée dans une grande clinique d’un pontage aorto-coronaire l’avait ainsi quittée après cinq jours d’hospitalisation, un délai anormalement court pour l’intervention considérée, avec un cathéter veineux central qui n’avait pas été retiré avant sa sortie. Sa plaie s’est infectée et même ouverte, laissant suspecter une infection profonde. Le chirurgien assurait le jour précédent qu’elle pouvait prendre l’avion et rentrer chez elle en Libye. Il a refusé de prendre en charge les frais supplémentaires et n’a mis à plat la plaie qu’après que la somme exigée eût été versée. La patiente a quitté l’établissement, et le chirurgien et le réanimateur ont refusé de fournir un quelconque rapport relativement aux soins subis, autant à la patiente elle-même qu’à son médecin traitant. Les clichés du scanner mettant en évidence les lésions ne lui ont pas été restituées. Il s’est avéré que la liste de la pharmacie interne ne correspondait pas à une intervention à cœur ouvert sous circulation extra corporelle. Cela a évidemment rendu probable l’éventualité de facturer une intervention qui n’avait pas été réalisée, beaucoup plus coûteuse que celle dont la patiente avait réellement bénéficié.

Dans un contexte aussi manifeste d’abus de confiance et de fraude, voir son nom figurer sur des prescriptions de la clinique qui ne sont pas de son propre fait constitue en général le «casus belli» rêvé ne laissant comme seul recours que la justice, même si celle-ci est réputée prendre tout son temps.

Évidemment il serait faux de prétendre que tous les anesthésistes réanimateurs agissent de cette manière en se faisant les instruments dociles de leurs employeurs. Mais le fait est néanmoins là : la réanimation intensive, en rapport ou non avec une infection sévère au Sars Cov 2, rend impossible de connaître les soins exacts dont le patient bénéficie, leur utilité, et plus que tout, leur coût réel. Il ne faut pas s’étonner que pour diminuer les tensions nées des affrontements acharnés et permanents entre collègues pour monopoliser le flux des patients dans les cliniques, quelques unes parmi elles se décident à distribuer aux actionnaires des miettes qualifiées de dividendes issues des fabuleux bénéfices réalisés grâce à la pandémie, pour calmer un peu les esprits des uns et des autres.

L’intérêt des actionnaires ne doit pas primer sur celui des citoyens

Si M. Mechichi est vraiment sérieux dans sa quête du financement d’une Caisse de soutien aux laissés pour compte de la pandémie, il ne pourrait pas prétendre ignorer vers quelle corporation, celle des propriétaires de cliniques, s’adresser en premier. Après cela, que certains juges se décident parfois à traiter les médecins comme des membres établis de la Cosa Nostra aurait sa justification. Mais indépendamment, il paraît déraisonnable, quand on se prétend nationaliste et anti-islamiste, de fermer les yeux sur ce qui ne peut être assimilé qu’au grand banditisme, particulièrement quand le prétexte en est la santé du malade. Si le parti Ennahdha doit quitter la scène politique, c’est aussi parce que faisant fi de l’éthique spirituelle dont il se réclamait, il a cautionné des pratiques contraires à ses principes proclamés. Les nationalistes ne doivent pas une fois au pouvoir, ainsi qu’on l’espère, éluder la question de l’accès des citoyens aux soins médicaux, en la laissant subordonnée aux intérêts d’une poignée de grands actionnaires.

* Médecin de libre pratique.

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