La Tunisie est désormais livrée à un État gangrené par les «quêteux» et les «quémandeux» ? À Paris, Kais Saïed, président de la république, plaide l’annulation de la dette. Au FMI, à Washington, Hichem Mechichi, chef de gouvernement, dépêche son ministre du Trésor, Ali Kooli, au FMI pour quémander 4 milliards de $ US. Au Qatar, Rached Ghannouchi, le chef du parlement et cheikh éternel du clan islamiste en Tunisie fait des siennes pour quêter une aumône vitale chez son émir parrain et monteur !
Par Moktar Lamari, Ph. D
Tous ces voyages et gesticulations se font quasiment la même semaine de ce mois de mai, 2021.
Le tout se fait sans qu’aucun des acteurs de ce tiercé au sommet de l’État n’ait pris la peine de consulter et de se coordonner avec ses collègues.
Et derrière des portes closes (au Qatar, à Washington et à Paris), chacun de ces politiciens au sommet de l’État tunisien a prêché pour sa paroisse, chacun a quémandé à sa façon la charité chrétienne, et le pardon judaïque, entre autres! L’argent n’a pas d’odeur…
Populisme et amateurisme
En se rabaissant et en quémandant une dette toxique, aucun des trois premiers responsables au sommet de l’État n’a présenté un seul rapport d’évaluation, un document scientifique… et aucun signe de remise en cause, tous motus et bouche cousue, au sujet des douloureuses réformes économiques attendues et qui tardent à venir depuis la Révolte du jasmin en 2011. Aucun n’a profité pour appeler la Tunisie à plus de productivité, plus d’innovation et plus de compétitivité.
Pathétique, dramatique… surtout quand on constate, en même temps et au Bardo, les députés en guerre continue, se font des trêves juste pour voter à la va-vite, en bloc et en urgence, les lois et ratifications portant sur des prêts à tes taux exorbitants. Ils hypothèquent l’avenir des générations futures et minent sciemment la survie de la transition démocratique en Tunisie.
Ces mêmes députés ont récemment intimé l’ordre au gouverneur de la Banque centrale (BCT) de mettre en branle sa planche à billets, miroitant la menace de son limogeage illico presto.
En plus des lamentations et auto-flagellations au somment de l’État, il y aussi les pleureuses de service dans les couloirs du pouvoir et sur les plateaux des télévisions tunisiennes.
Beaucoup de pseudo-intellectuels et de pseudo-économistes avides de pouvoir, qui au lieu d’appeler l’État tunisien à la discipline budgétaire, au lieu de démontrer les mérites d’une gouvernance axée sur les résultats et au lieu de prendre soin des impôts douloureusement payés par les contribuables, ils multiplient le wishful thinking, pour au final rassurer les partis au pouvoir les aidant à s’entêter en leur disant que la «Tunisie est très bien placée géographiquement pour arracher l’aide internationale». En somme, pas grave continuez votre gaspillage et vous aurez des financements…
Aucun de ces pseudo-économistes n’ose se compromettre au sujet du licenciement des sureffectifs, de ces milliers d’emplois fantômes dans le secteur public, et toute la corruption et malversation liée. Tous espèrent décrocher un poste de conseillers ou de contrats de consultations payés par les instances internationales, mais tributaires des autorisations des partis au pouvoir.
Une situation désolante et accablante et de tous les points de vue. Avec un dénouement injuste pour les ambitions de ceux qui ont payé de leur peau la Révolte du Jasmin. Une réalité ubuesque, dramatique pour un pays pourtant riche en capital humain et en diversité ethnoculturelle.
Le péché originel
Qui l’eut cru que l’État tunisien se transforme en État de quêteux et de quémandeux, 10 ans après la révolte du jasmin.
Plusieurs raisons ont amené la Tunisie à cet état de pauvreté et d’endettement déplorables.
Le péché originel a été commis quand le parti religieux Ennahdha, avec plein pouvoir entre 2012 et 2014, décide de bourrer l’administration publique, en recrutant et en deux ans, 200.000 fonctionnaires inutiles, payés pour ne rien faire.
Bourrage qui a démantelé le sens du service public et qui a miné l’idée de la performance du secteur administratif et sociétés d’État. Ces fonctionnaires fantômes et employeurs fictifs ont été injectés partout dans l’appareil public, sans concours au mérite, sans examen des besoins… mais seulement au regard des liens de proximité idéologique.
Depuis lors, la masse salariale des fonctionnaires a atteint de plafonds (18% du PIB). Et cela coûte au contribuable 5 milliards de DT annuellement. Autant d’argent qui ne va pas dans l’entretien des infrastructures, dans la modernisation des services publics (éducation, santé, services sociaux, R&D, etc.) et dans les créneaux d’investissement productif.
Depuis 2011, 10 gouvernements et 467 ministres qui se sont relayés au pouvoir. Tous ont dépensé sans compter, tous ont dopé les politiques publiques par des programmes improvisés et qui ne répondent pas aux critères de l’économie (réduction des coûts), de l’efficacité (fin et moyens) et d’efficience (cost-benefit ratio).
Beaucoup de ces élites et partis ont considéré l’État comme une prise de guerre, un butin à dépecer à gré…, bar ouvert, merci pour la dette et merci aux contribuables qui subissent une pression fiscale asphyxiante.
Résultats : l’attractivité du pays aux investisseurs internationaux est réduite à zéro et la valeur du travail (et productivité) a été démantelée comme jamais dans l’histoire de la Tunisie.
La Tunisie démocratique a enfanté une constitution qui consacre l’instabilité gouvernementale et qui met au pouvoir des partis et des mécanismes fondés sur l’incompétence économique et l’irresponsabilité face à l’histoire.
Le parti islamiste Ennahdha a été de toutes les coalitions foireuses et feuilles de route pipées par l’avidité pour le pouvoir et rien que pour le pouvoir.
Aujourd’hui les coffres de l’État sont exsangues et la Tunisie est techniquement en faillite. L’État n’arrive pas à financer 22 milliards de DT sur un budget totalisant 57 milliards. Le pays est incapable de se payer des vaccins Covid-19, l’économie saigne de ses quatre veines.
Tunisie, un laboratoire du monétarisme du FMI
La Tunisie a sollicité le FMI 4 fois en 10 ans. Le FMI a octroyé des prêts totalisant 4,7 milliards de $US, depuis 2011. Des prêts qui ont donné le feu vert à plus de 70 milliards de $US, en prêts et en donations.
Sans craindre le risque moral, le FMI a fait de la Tunisie un laboratoire expérimental de ses politiques monétaristes, dans les pays en contestation de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
Des prêts assortis de conditions d’octroi très changeantes… avec des aides placébo et tout le kit lié.
Dans la démarche expérimentale, la Tunisie offre aussi (gratuitement) tous les indicateurs de réaction et de survie pour des secteurs économiques en agonie et en déperdition avancée.
La Tunisie, seule démocratie où le parti islamiste élu démocratique a été de tous les gouvernements (depuis 2010), offre des conditions idéales pour mixer les dosages entre instruments monétaires et fiscaux, avec en plus des variables sensibles et mesurant toutes les facettes des tensions sociopolitiques et compositions des coalitions au pouvoir.
Parmi les conditions exigées par le FMI figure une loi instituant la BCT (2016). Depuis, les politiques monétaires ont prêté allégeance aux apprentis monétaristes de tout acabit.
Hier au parlement le gouverneur de la BCT, Marouane El-Abassi, a sorti sa rage contre les critiques de ses politiques monétaires. Des chroniques critiques, signées notamment par des économistes tunisiens résident en Amérique du Nord et principalement au Canada, dont l’auteur de ces lignes.
M. El-Abassi n’a pas besoin de cette sortie dégradante pour la BCT et pour la valeur du dinar. Cet économiste, sans dossier de publications scientifiques reconnues par les pairs, dévoile inutilement sa haine contre des chercheurs qui sont cités des milliers de fois (dans les revues scientifiques) et qui comprennent les jeux de coulisses entre le FMI et la BCT en Tunisie. Des économistes qui sont consultés par les institutions de financement internationales et des analystes qui ont accès aux documents les plus confidentiels présentés par la BCT et le gouvernement tunisien aux instances internationales.
Depuis 2016, le taux d’intérêt directeur a flambé atteignant 7,75%, faisant monter les taux d’intérêt à plus de 12% pour les PME, les consommateurs. L’investissement privé a chuté de 26% du PIB à moins de 4% aujourd’hui. Le dinar a été amputé de 60% de sa valeur face aux devises. Les banques tunisiennes ont engrangé des bénéfices colossaux, alors que la croissance économique est quasiment négative sur la décennie post-2011.
La lutte contre l’inflation (essentiellement importée) est devenue un épouvantail, une cible d’ajustement idéale pour la manipulation du taux d’intérêt directeur, enrichir les banques et les multinationales présentes en Tunisie.
Et malgré la Covid-19, le taux d’intérêt directeur reste très élevé (6,25%), 4 fois plus important qu’au Maroc, 3 fois plus qu’en Jordanie ou au Sénégal.
Les scènes de lamentations des élites de l’État au niveau international sont aussi fortement corrélées avec des élections qui ont mis au pouvoir des partis et leaders politiques sans programme économique. Des amateurs, des néophytes et des profanes en économie.
Au pouvoir, ces élites pilotent à vue, gouvernent à l’aveuglette et sans évaluation. Une démarche qui ne fait que précariser les équilibres macro-économiques et stratégiques de la Tunisie. Des élus et des élites au sommet de l’État, qui sont mal conseillés et qui n’aiment pas la critique! Des élites qui font fi de la règle qui dit que l’arbre se juge à ses fruits.
Disons au final qu’une démocratie à crédit ne pourra être qu’une démocratie au rabais. Et pas besoin de rappeler que la dette toxique s’est bel et bien incrustée dans les instances de l’État de la Tunisie post-2011.
* Ph. D. en évaluation des politiques économiques, universitaire au Canada.
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