La réunion d’urgence convoquée par le président de la république Kaïs Saïed, dans la soirée du lundi 5 juillet 2021, met en évidence les conséquences néfastes que la crise politique et institutionnelle au sommet de l’Etat engagé depuis six mois entre lui d’une part et le président de l’Assemblée Rached Ghannouchi et le chef du gouvernement Hichem Mechichi d’autre part, sur fond de querelles de prérogatives et de pouvoirs, a eu sur la gestion des affaires du pays, dont celle de la pandémie du Covid-19.
Par Raouf Chatty *
Le pays se retrouve aujourd’hui écrasé par la recrudescence des contaminations par le Covid-19 avec un bilan très lourd qui a dépassé en seize mois le chiffre de 15.500 décès. De l’avis de tous les professionnels de santé, le système sanitaire, complètement délabré, encombré sous l’afflux des malades, est complètement dépassé et menace effondrement, avec des professionnels de santé à bout de nerfs et qui n’ont cessé depuis des mois de clamer leur angoisse et de lancer, en vain, des appels pressants pour réformer en urgence un système sanitaire aux abois.
Echecs en série et recrudescence de la pandémie
D’un enjeu sanitaire très grave, le dossier de la gestion de la pandémie s’est transformé depuis quelques mois en un enjeu politique, sur fond de grandes tensions, de compétition effrénée entre les plus hautes institutions de l’Etat, le chef du gouvernement parant au plus pressé avec des réunions incessantes de la Commission scientifique et des décisions politiques parfois chaotiques et contradictoires, en-deçà des attentes nationales, et un président de la république, se saisissant de la situation, au gré de l’évolution des résultats de la pandémie sur le terrain, et convoquant des réunions sur le dossier visiblement en l’absence de toute coordination avec le chef du gouvernement.
Il est aujourd’hui manifeste que la situation sanitaire sur le terrain a triomphé des actions menées par le gouvernement tout comme celles décidées par le président de la république, en l’absence de coordination entre les deux têtes de l’exécutif, conduisant ainsi à des échecs en série et à une recrudescence de la pandémie.
À ce niveau, ce ne sont pas les critiques virulentes adressées par le président de la république au gouvernement lors de la réunion de ce lundi, convoquée par ses soins au palais de Carthage en présence notamment du chef de gouvernement, des ministres de la Défense, des Affaires étrangères et de la Santé, ni celles qu’il a tenues le 3 juillet avec des cadres militaires et sécuritaires en l’absence du chef de gouvernement/ministre de l’Intérieur par intérim, qui vont permettre de rattraper aujourd’hui les grands retards accusés dans la gestion de la pandémie sous tous ses aspects.
Ce ne sont pas non plus les décisions prises par la réunion de ce lundi qui vont bouleverser la donne en dépit de leur importance. Toutefois, il faut que tout soit mis en œuvre entre les départements ministériels concernés notamment la Défense nationale, l’Intérieur et la Santé, tout comme avec les autorités régionales pour en assurer la meilleure application sur le terrain.
Les intérêts partisans priment sur les considérations sanitaires
Ainsi, tout doit être mis en place pour éviter qu’elles viennent en rajouter à l’ambiance chaotique qui existe déjà sur le terrain. Le but est que leur exécution se fasse en harmonie avec les décisions prises déjà par le chef du gouvernement, sans oublier celles adoptées par les autorités régionales: les gouverneurs et les maires…
La question se pose maintenant de savoir si dans cette ambiance infecte et délétère qui caractérise les relations entre le président de la république et les deux autres têtes de l’Etat (une invention tunisienne !), le premier rejetant la totale responsabilité des déboires du pays sur les deux autres et réciproquement, comment les choses pourront-elles évoluer dans le bon sens, alors que le président de la république accable franchement la façon dont le chef de gouvernement a géré la crise sanitaire n’hésitant pas à affirmer haut et fort que «la guerre contre la pandémie à été perdue suite à des décisions politiques qui n’avaient pas pris en considération le plus élémentaire des droits de l’homme mais qui ont été soumises aux intérêts partisans en dehors de toutes considérations humanitaires».
Il est très clair que le président de la république, en parlant d’intérêts partisans, vise par ses critiques virulentes le parti islamiste Ennahdha et probablement d’autres groupes d’intérêts ou réseaux occultes qui se seraient infiltrés à certains niveaux pour bloquer la marche du dossier et pour sauvegarder leurs intérêts.
En tout état de cause, ce sont des insinuations graves qui méritent d’être clarifiées car elles ont trait à un dossier hautement stratégique : la santé publique et l’invulnérabilité de la nation.
L’impression qui s’est dégagée de cette réunion est que le président de la république veut être désormais le chef de file en personne sur ce dossier majeur…
Mechichi, un carte de négociation aux mains d’Ennahdha
Il convient toutefois de souligner que la position du président de la république n’est pas étrangère à la querelle politique sans merci qui est toujours de mise depuis quelques mois entre lui et le président du parlement et son parti Ennahdha, majoritaire au parlement, sur l’avenir du chef du gouvernement et de son équipe, le président exigeant depuis des mois son départ alors que le parti islamiste, qui refusait cette option, a commencé depuis quelques jours à souffler le chaud et le froid, laissant entendre qu’il serait prêt à sacrifier l’actuel chef du locataire du Palais de la Kasbah, comme il l’avait d’ailleurs fait avec tous ses prédécesseurs depuis 2012. Sans état d’âme…
Les quelques prochains mois nous diront si le parti islamiste, qui n’a eu de cesse d’affirmer qu’il tient à la stabilité gouvernementale et au maintien du gouvernement Mechichi par ces temps de crise sanitaire sans précédent dans le pays, serait favorable aujourd’hui à son départ, pour se préserver contre l’attitude du président de la république de plus en plus virulent, déterminé, incontrôlable et visiblement engagé à combattre tous les dépassements et notamment la corruption.
La position prise depuis deux jours par le Conseil de la Choura du parti islamiste appelant à la formation d’un gouvernement politique ne saurait, dans ce cadre, être expliquée que comme une manœuvre supplémentaire du parti islamiste pour brouiller les cartes dans un pays fatigué et prêt plus que jamais à en découdre avec une classe politique qu’il méprise de plus en plus.
En attendant, les autorités pourront pour l’heure s’emparer du dossier Covid-19 en attendant une éclaircie que le peuple ne manquerait pas de saisir pour exiger à raison des comptes. Et tout incite à penser que ceux-ci seront durs.
* Ancien ambassadeur.
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