Ce qui est aujourd’hui certain c’est que la Tunisie traverse des moments extrêmement difficiles, que la situation générale risque de se détériorer davantage, que les intérêts supérieurs de la nation sont menacés et que, sur le plan politique, tout devient possible, y compris surtout le pire.
Par Raouf Chatty *
Aujourd’hui, la société tunisienne est sujette à des flambées de schizophrénie générées par les problèmes sociétaux, politiques et économiques profonds qu’elle endure depuis de longues années et qui sont restés sans solutions efficaces.
Observées dans tous les milieux sociaux, ces flambées se sont nettement accentuées durant la décennie post janvier 2011 qui a vu le tissu social se fissurer progressivement suite au renforcement des libertés dans un pays maintenu en laisse depuis l’indépendance en 1956, sous des régimes autoritaires mais qui ont du moins su préserver l’unité nationale et donner au pays un statut respectable à l’échelle internationale.
Un peuple au bord de la crise des nerfs
Au cours des sept dernières années, sociologues, économistes, hommes des médias, éducateurs, psychologues, médecins, psychiatres, juristes, criminologues, écrivains, hommes de lettres sont montés au créneau pour attirer l’attention des gouvernements successifs sur les maux restés sans solutions et qui rongent de plus en plus la société. Ils ont suggéré des thérapies et invité instamment les pouvoirs publics à contenir ces phénomènes en leur apportant les remèdes appropriés. En vain, la classe politique s’intéressant en premier lieu à son maintien au pouvoir par tous les moyens, afin de préserver ses propres intérêts.
Mal gérée en raison des aléas politiques et sociaux, la pandémie du Covid-19, apparue il y a dix-sept mois en Tunisie, a aggravé profondément la situation et mis à nue l’impuissance des pouvoirs publics, souvent largement dépassés. Résultat : au 19 juillet, cette pandémie a causé le décès de plus de17.700 personnes, chiffre relativement élevé pour un pays de 11,5 millions d’habitants, plongeant le pays dans une ambiance de profonde tristesse et d’abattement moral et psychique…
Déstabilisé et sous la pression de son mentor, Rached Ghannouchi, président de l’Assemblée et président du parti islamiste Ennahdha, le chef du gouvernement Hichem Mechichi a décidé, le 20 juillet, de limoger le ministre de la santé, Faouzi Mehdi, en sursis depuis six mois, et de confier l’intérim de ce poste au ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, qui se retrouve ainsi à la tête de deux départements fortement impliqués dans la gestion de la pandémie.
Un limogeage sur fond de règlement de comptes politique
La décision du chef du gouvernement a soulevé un tollé général. Elle a été perçue par de larges franges de gens de divers milieux comme trahissant une volonté de se dérober à ses responsabilités et de faire porter le chapeau de l’échec au seul ministre de la Santé, auquel il est reproché d’avoir causé des attroupements devant certains centres de vaccination ouverts au public le jour de l’Aid Al-Idha, alors que la gestion de la voie publique, où ont eu lieu ces attroupements, est à la charge des agents de sécurité, et donc du ministre de l’Intérieur, qui n’est autre que M. Mechichi lui-même !
Aussi de nombreux professionnels de la santé se sont-ils interrogés sur la pertinence du limogeage du ministre de la Santé alors que ce dernier se démêne comme il peut avec ses équipes dans la guerre contre la pandémie et qu’il n’est pas du tout rationnel de relever de ses fonctions le capitaine d’un navire ballotté au milieu d’une tempête.
Cette décision étonne et soulève de nombreuses questions sur ses véritables motifs. Plusieurs analystes l’expliquent par les luttes politiques au sommet de l’Etat entre le président de la république d’une part et le président du parlement et son protégé, le chef du gouvernement, d’autre part.
Le président Kais Saïed a d’ailleurs confirmé la pertinence de cette analyse en recevant le ministre limogé et en mettant l’accent, dans une interview accordée hier, mercredi 21 juillet, à une chaîne de télévision arabe, sur les actes de sabotage des opérations de vaccination organisées le jour de l’Aid, en les qualifiant d’«actes criminels» et en les attribuant à des parties hostiles qu’à son habitude, il n’a pas cru devoir nommer.
Le département de la santé souffre depuis plusieurs années d’une très grande instabilité. Durant les deux dernières années, il a vu se succéder à sa tête environ six ministres depuis la démission du professeur Abderraouf Cherif, en mars 2019, dont trois depuis le déclenchement de la pandémie en mars 2020, et ce au mépris des exigences de continuité dans sa gestion…
Le peuple pourrait renverser la table sur la tête de tout le monde
Avec l’afflux des aides extérieures et la réception de quantités importantes de vaccins et d’équipements sanitaires envoyés par des pays frères et amis, des appréhensions légitimes se font ressentir sur la capacité des pouvoirs publics à les répartir de manière rationnelle et efficace et de répondre au mieux aux demandes pléthoriques et désordonnées, compte tenu de la multiplicité des intervenants aux niveaux central, régional et local et de l’absence d’une coordination rigoureuse entre eux.
Pis, ces appréhensions se muent en préoccupations légitimes de voir une partie de ces aides donner lieu à des surenchères politiques en étant détournées au profit de telle ou telle partie, chacune voulant mettre en évidence son rôle dans leur mobilisation. Et pour cause : tout le monde sait que le bilan de la pandémie va sûrement peser un jour très lourdement dans la balance des prochaines élections qui pourraient avoir lieu bien avant la date constitutionnelle de 2024.
Ce qui est aujourd’hui certain c’est que le pays traverse actuellement des moments extrêmement difficiles, que la situation générale risque de se détériorer davantage, que les intérêts supérieurs de la nation sont menacés et que, sur le plan politique, tout devient possible, y compris surtout le pire.
Aussi la sagesse est-elle plus que jamais nécessaire de la part de toutes les parties prenantes pour éviter de nouvelles catastrophes, le peuple perdant patience et menaçant de passer sérieusement à l’acte pour renverser la table sur la tête de tout le monde, pouvoir et opposition réunis…
* Ancien ambassadeur.
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