Jour après jour et épisode après épisode, Kaïs Saïed montre que l’économie est son talon d’Achille. Mais pour dire les choses plus trivialement, il n’y comprend que dalle. Et ce n’est guère très rassurant, surtout qu’il a accaparé la totalité des pouvoirs exécutifs, que l’économie dépend désormais presque entièrement de lui et que la cheffe de gouvernement qu’il a nommée, Najla Bouden, géologue de formation, n’est pas, elle non plus, une spécialiste en économie. Vidéo.
Par Imed Bahri
Dernier épisode, hier, jeudi 7 octobre 2021, en recevant le président de l’Autorité des marchés financiers (AMF), Noureddine Saïl, M. Saïed a déclaré que «les agences de notation qui nous viennent de l’étranger doivent revoir leurs critères de notation». Et comme pour enfoncer le clou et prouver l’étendue de son… ignorance dans ce domaine, il a ajouté : «Nous ne sommes pas des élèves et vous n’êtes pas des professeurs. Tu restes sage on te donne une bonne note, tu ne restes pas sage, on te donne une mauvaise note». Ces déclarations montrent que M. Saïed est complètement profane en matière économique et qu’il ne maîtrise pas du tout la thématique de la notation souveraine.
Il faut rappeler avant tout que le rating opéré par les agences de notation pour le compte des États (appelée notation souveraine) se fait d’abord à la demande de ces derniers, sur la base d’un ensemble de critères scientifiques et rationnels approfondis et d’un travail sérieux d’évaluation globale des politiques publiques et aux frais même des États concernés.
Ensuite, la situation macro-économique catastrophique de la Tunisie et l’état chaotique de ses finances publiques, qui n’ont cessé de se dégrader pendant la dernière décennie, ne sont un mystère pour personne.
Un souverainisme bête et stupide
Ce ne sont donc pas les agences de notation qui complotent diaboliquement contre la Tunisie mais telle est notre réalité économique et nous ne cessons de le dire nous mêmes depuis plusieurs années. C’est un fait que nul ne peut nier et le populisme à la noix du souverainisme bête et stupide peut fonctionner en politique, un domaine propice aux postures, aux faux semblants voire aux mensonges, mais pas en économie où tout est calculé au sou près et selon des paramètres mis au point par des générations d’économistes de renom.
Le président dont l’économie n’est visiblement pas la tasse de thé et il n’a commencé vraiment à s’y intéresser qu’hier, après un énième cri d’alarme retentissant lancé par la Banque centrale de Tunisie (BCT), près de deux ans après son investiture, malgré nos appels successifs pour qu’il y prête l’attention requise, la situation financière du pays étant ce qu’elle est, c’est-à-dire catastrophique.
Pis encore, sa réaction n’augure rien de bon et on n’ose pas imaginer les souffrances que vont avoir les responsables économiques dans le prochain gouvernement pour lui faire admettre les évidences. Car, la solution n’est pas dans les postures populistes, mais dans les réformes de fond qu’il va falloir avoir le courage de mettre en œuvre. Des réformes qui seront d’autant plus impopulaires qu’elles seront douloureuses pour toutes les catégories sociales et qu’on a beaucoup tardé, par lâcheté et par calcul politicien, à les implémenter.
Il ne suffit pas d’invoquer la souveraineté nationale ou les richesses du peuple volées par les lobbys de corruption, comme le fait souvent M. Saïed, pour sortir vraiment le pays de l’impasse où il s’est lui-même enfermé au terme d’une décennie de gaspillage et de mauvaise gouvernance. Il s’agit de rompre enfin avec les dogmes dépassés et suicidaires qui accablent l’économie tunisienne et l’emprisonnent dans les schèmes d’un dirigisme vaguement libéral, dilapideur de richesses et créateur d’inégalités.
Être dans le déni et appeler les agences de notation à changer leurs critères d’évaluation n’a aucun sens. M. Saïed était professeur de droit constitutionnel, aurait-il accepté que ses notes soient discutées et que ses étudiants, qui ont eu une mauvaise note parce qu’ils sont tout simplement médiocres, lui disent qu’ils refusent leur note, l’accusent de parti-pris et l’appellent à revoir ses critères de notation? Évidemment non.
Donc, au lieu de chercher à disculper notre pays qui a très mal géré son économie durant plus d’une décennie et de faire des agences de notation le bouc émissaire idéal de cet échec cuisant et aveuglant, M. Saïed serait bien inspiré de pointer du doigt l’origine du mal et qu’il commence par engager les réformes économiques vitales. Et d’abord, qu’il accélère la formation d’un gouvernement compétent et énergique et qu’il mette en place un régime stable qui rompt avec les solutions de facilité, et la notation souveraine s’améliorera de facto. Ce n’est pas en cassant le thermomètre que l’on va faire baisser la température.
Evitons la paranoïa stérilisante !
Être dans le déni et diaboliser les agences de notation relève du donquichottisme populiste et démagogique. Ça peut séduire un certain public profane voire ignare en économie mais ça ne résoudra pas le problème. Le gouvernement de la «Troïka», la coalition gouvernementale conduite par le mouvement islamiste Ennahdha, quand il a massacré les finances publiques et a engagé une folie dépensière en 2012 alors que la croissance était très faible, a répondu à la dégradation de la notation souveraine par Standard & Poor’s en mettant fin à la convention avec cette agence et certains constituants à l’époque, membres des partis composants la «Troïka», ont crié au complotisme et diabolisé ladite agence. Ont-ils résolu le problème? Évidemment non.
Et quelle attitude de la part des grands responsables économiques et financiers comme celui de l’AMF ou le gouverneur de la BCT qui, au lieu d’expliquer à un président profane les notions économiques élémentaires et l’aider à corriger ses fausses idées reçues dans ce domaine, ils le laissent dans l’erreur, tout en le critiquant (très courageusement) en coulisses et en se défaussant sur lui?
Kaïs Saïed a des qualités dont la détermination qu’il montre dans sa volonté d’éradiquer la corruption endémique, un fléau qui empêche la reprise économique. Qu’il joigne donc l’acte à la parole! Aujourd’hui, les entreprises publiques en quasi-faillite et le port de Radès sont gangrenés par la corruption. Les bateaux qui restent en rade durant des délais inacceptables coûtent très cher à l’État et aux opérateurs économiques. Rien que la résolution de ce problème fera gagner beaucoup d’argent à la communauté nationale, améliorera la situation du commerce international et dopera la compétitivité du pays aujourd’hui complètement à la traîne.
Ensuite, le président de la république ne peut pas être parfait et maîtriser tous les domaines. D’ailleurs ses homologues de par le monde ne sont pas tous des as en économie mais s’entourent de fin connaisseurs de ce domaine qui diagnostiquent les problèmes, anticipent les évolutions et proposent des solutions. Qu’il fasse donc comme eux au lieu de s’enfermer dans une paranoïa stérilisante qui lui fait voir des corrompus partout, même là où il n’y en a pas.
Le drame ce n’est pas d’être profane en économie ou dans un autre domaine mais de refuser de s’entourer de connaisseurs, au risque d’avoir tout faux, de commettre des bêtises qui compliquent la situation au lieu de l’améliorer. Aussi, et pour espérer sortir la Tunisie de sa crise actuelle, M. Saïed doit avoir l’humilité d’écouter les économistes, et les bons parmi eux, même lorsqu’ils lui disent des vérités qui le dérangent ou contrarient ses élans populistes.
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