Dans cet aide-mémoire à l’attention du secrétaire d’État américain, Antony Blinken, l’auteur fait part de quelques réflexions et points de vue de nombreux Tunisiens sur la tâche décisionnelle qui attend le haut responsable états-unien en ce qui concerne l’aide du «Programme de financement militaire» pour la Tunisie
Par Taoufik Ouanes *
Monsieur le secrétaire d’État,
1. Cet aide-mémoire public est écrit de ma propre initiative sans être sollicité ni instigué par une personne ou une entité quelconque, étant donné que je suis politiquement indépendant et non affilié à un parti politique. L’objectif de cet aide-mémoire est de vous faire part de quelques réflexions et points de vue de nombreux Tunisiens sur la tâche décisionnelle qui vous attend en ce qui concerne l’aide du «Programme de financement militaire» pour la Tunisie.
Remarques préliminaires :
2. Il est important de souligner que le régime tunisien depuis 2011 était dominé par le parti islamiste Ennahdha. Ce parti est fortement lié à l’idéologie de l’«islam politique», qui est loin de l’islam en tant que foi et une des trois religions révélées. Malgré de prétendues tentatives, la sortie d’Ennahdha de l’islam politique s’est avérée fausse, non désirée et idéologiquement impossible. L’islam politique est un système de gouvernement islamique (califat) qui exclut la culture du pluralisme, les droits de l’homme individuels, la société civile, ainsi que tous les principes basés sur les valeurs séculaires. En fait, l’approche institutionnelle d’Ennahdha n’approuve la démocratie qu’en termes de scrutin, et non en tant que culture politique du pluralisme.
3. Une telle approche n’est évidemment pas démocratique. Il est donc illusoire de croire ou de prétendre qu’au cours de la dernière décennie, le régime tunisien sous domination politique islamique était réellement démocratique. Par conséquent, affirmer qu’après l’éviction d’Ennahdha, le pays devrait revenir à un «régime politique démocratique» semble antinomique.
4. Par ailleurs, la dernière décennie en Tunisie a été profondément caractérisée par une corruption généralisée, une crise économique sans précédent et une gestion désastreuse et mortifère de la pandémie de Covid. Ces éléments sont de notoriété publique et ont largement motivé le mouvement populaire lancé spontanément durant la troisième semaine de juillet.
5. L’hypothèse sur laquelle le Sénat a fondé son évaluation est qu’avant le 25 juillet, le système politique en Tunisie était démocratique. Comme indiqué plus haut, ce n’est pas exact puisque, par définition, le système politique islamique est profondément théocratique et ne laisse aucune place à une véritable démocratie. Pendant dix ans, le gouvernement d’Ennahdha n’a pas eu besoin d’un pouvoir supplémentaire à celui qu’il possède déjà. Ennahdha était le maître absolu du pouvoir législatif et a profondément infiltré le pouvoir judiciaire. L’islam politique tunisien n’avait qu’à créer un écran de fumée, et des miroirs déformants pour répéter une fausse démocratie afin de tromper l’opinion publique nationale et internationale.
Observations sur les questions soulevées par le Sénat
6. La Commission des Crédits du Sénat vous a invité, monsieur le secrétaire d’Etat, à soumettre un rapport et à fournir des informations sur certaines questions soulevées concernant le «Programme de financement militaire étranger» pour l’assistance à la Tunisie. Les éléments suivants pourraient contribuer à vous éclairer davantage.
Le rôle militaire de la Tunisie
7. Concernant les points A et B du rapport que vous êtes censé soumettre, il est nécessaire de souligner que l’armée tunisienne n’a, en aucun cas, provoqué, participé ou soutenu le mouvement du 25 juillet. Comme mentionné ci-dessus, ce mouvement a été initié spontanément par un grand nombre de citoyens tunisiens à travers tout le pays. Le président Saïed n’a pris aucune mesure jusqu’à ce que ce mouvement commence à devenir un risque pour l’ordre public par ces manifestations intenses et désespérées. Un chômage très important, une pauvreté extrême, et une situation sanitaire dramatique causée par la gestion catastrophique et mortelle du Covid. Le gouvernement et le parlement d’Ennahdha sont notoirement incompétents et corrompus. Ce mouvement a dégénéré en une menace sérieuse pour la sécurité civile et l’ordre public.
8. Ni les militaires tunisiens, ni le président tunisien n’ont planifié l’action entreprise le 25 juillet. L’objectif principal de cette action était de prévenir les troubles généralisés, l’agitation et même la guerre civile. L’état d’urgence était patent, sérieux et l’action du 25 juillet est devenue indubitable. Le soutien et le soulagement après cette action sont bien connus et ne peuvent être niés. Les décisions prises par le président ont été exclusivement motivées par la nécessité de gérer pacifiquement le mouvement massif et désespéré d’une population épuisée par l’échec et l’exaction de 10 ans de régime «politique islamique».
9. Dans ces circonstances, l’armée tunisienne a joué exclusivement un rôle de «maintien de l’ordre» visant à protéger, sans discrimination, les citoyens tunisiens, les biens privés et publics, et les institutions. Depuis sa création en 1957, l’armée tunisienne est réputée pour sa neutralité politique. L’armée tunisienne a toujours eu une attitude patriotique en servant le pays et sa population sans aucune interférence politique ou prise de parti. Pour preuve, il convient de mentionner que lors de la révolution de 2011, lorsque les Tunisiens, exaspérés par la dictature de Ben Ali, imploraient l’armée de prendre les rênes du pays, celle-ci s’était gardée de le faire.
10. D’autre part, l’armée tunisienne a combattu le terrorisme depuis 2011, date de l’accession de l’islam politique au pouvoir. Le pouvoir d’Ennahdha s’est montré très indulgent à l’égard du terrorisme en Tunisie. Au contraire, l’armée tunisienne s’est pleinement engagée dans la lutte contre le terrorisme et a perdu de nombreux soldats dans cette lutte. Grâce à l’assistance technique militaire de plusieurs pays, en particulier des États-Unis, des résultats concrets et positifs ont été obtenus dans la lutte contre le terrorisme dans les montagnes tunisiennes, ce qui a largement contribué à endiguer les activités terroristes en provenance de Libye et d’ailleurs.
11. Profondément ancrée dans la doctrine de la neutralité politique, l’armée tunisienne n’a jamais «participé ou soutenu d’une autre manière [tout] recul démocratique en Tunisie». Non seulement depuis le 25 juillet, mais tout au long de son histoire. Toute idée suggestive ou tout soupçon induit est tout simplement faux et porterait un préjudice injustifié à une armée objectivement alliée aux forces militaires internationales engagées dans la lutte contre le terrorisme. De tels soupçons ne sont pas fondés et risquent de démobiliser et de discréditer l’armée d’un pays stratégiquement important à cet égard. Au contraire, la poursuite et même l’intensification de l’assistance militaire américaine à la Tunisie sont nécessaires et mutuellement bénéfiques. Remettre en cause cette assistance serait une erreur et une décision contre-productive.
12. Le point C du rapport envisagé porte sur la question de savoir «si le gouvernement [tunisien] prend des mesures crédibles pour rétablir l’ordre constitutionnel et la gouvernance démocratique, notamment en respectant la liberté d’expression, d’association et de la presse, ainsi que les droits des membres des partis politiques.»
13. Pour bien comprendre cette interrogation, il est utile de garder à l’esprit, comme expliqué ci-dessus, que la situation politique en Tunisie avant le 25 juillet n’était pas du tout démocratique. Par conséquent, la solution à la situation actuelle en Tunisie n’est pas de rétablir le régime politique islamique et non-démocratique d’avant le 25 juillet. Cela reviendrait à rétablir le statu quo ante. La véritable solution est de concevoir de toute urgence des réformes institutionnelles substantielles visant à purger la Tunisie des scories politiques toxiques telles que la corruption, la gouvernance théocratique qui a prévalu au cours des 10 dernières années de régime islamique.
14. Ces réformes doivent s’inscrire dans le cadre général des principes démocratiques : séparation et contrôle mutuel des pouvoirs, réelle liberté d’expression, participation effective de la société civile, des associations et des acteurs politiques à la gestion des affaires publiques. Ces initiatives devraient inclure des élections législatives sous un code électoral transparent et équitable, un processus de construction constitutionnelle, etc. Il s’agit d’une tâche urgente qui nécessite un soutien fort de la communauté internationale. Il s’agit d’une tâche urgente qui nécessite un soutien fort de la communauté internationale. Elle ne peut être réalisée que par une adhésion nationale et une coopération internationale sereine et constructive. Toute agitation interne indue ou fomentée ou toute pression, hâte ou menace internationale serait contre-productive. Le calendrier et la faisabilité de ces réformes doivent être initiés de bonne foi, aussi rapidement que possible et aussi lentement que nécessaire.
15. Enfin, il est important de dissiper une rumeur croissante, injuste et fausse, accusant le Président Saïed d’antisémitisme. Il s’agit tout simplement d’une accusation fabriquée de toutes pièces contre laquelle j’ai eu l’occasion de plaider dans ce journal en ligne (voir Kapitalis 16 novembre 2021). Pendant plusieurs mois, le père de Kaïs Saïed, instituteur, a protégé et assisté un enfant juif pendant l’occupation de la Tunisie par l’armée nazie au lendemain de la seconde guerre mondiale. Chaque jour, cet instituteur devait traverser un barrage nazi à Tunis pour se rendre à son travail sur son vélo. Tous les jours, il transportait cette jeune fille à l’école en prétendant qu’elle était sa propre fille. Cette fille était Gisèle Halimi qui est devenue une avocate de renommée internationale, une militante de l’égalité des sexes et une ministre française sous le président Mitterrand. Un autre exemple qui démontre que Kaïs Saïed, qui a souvent raconté cette histoire, est loin d’avoir un quelconque ressentiment antisémite est que, lorsqu’il a prêté serment en tant que président de la république, il a invité et chaleureusement accueilli le grand rabbin de Tunisie Haïm Bittan.
16. La position du président Saïed en faveur d’une solution juste et durable au conflit israélo-arabe qui tienne compte des droits des Palestiniens est loin d’être singulière. Il s’agit d’une position généralement admise à travers le monde, en particulier par les administrations américaines successives.
Monsieur le secrétaire d’État,
Je suis conscient que toutes les informations, et bien d’autres encore, contenues dans cet aide-mémoire sont à votre disposition. L’objectif de ce texte est essentiellement d’exprimer un sentiment partagé par une très large partie de la population tunisienne. Il est donc important de garder à l’esprit que les Tunisiens, sous tous les régimes et présidents, n’ont jamais changé leur attachement à la démocratie et aux droits de l’homme. De même, le positionnement stratégique de la Tunisie dans le camp du monde libre n’a jamais été démenti, sauf par le régime politique islamique trompeur d’Ennahdha, qui n’a pas su faire la différence. qui a tenté, sans succès et pendant 10 ans, de corrompre la société et les institutions tunisiennes. Les décisions du 25 juillet et du 22 septembre ont mis fin à ce stratagème.
J’espère que la politique américaine ne manquera pas sa cible.
Meilleures salutations.
* Avocat et ancien fonctionnaire de l’Onu.
Texte original :
Aide-memoire to the attention the US Secretary of State
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