Nous avions publié le premier article de cette série le 25 juillet 2021. Le soir même, le président Kaïs Saïed a annoncé les «mesures exceptionnelles» inaugurant une nouvelle phase de la transition en Tunisie. Aussi avons-nous décidé de surseoir à la publication des articles suivants de la série en attendant de voir l’évolution de la situation politique dans le pays. Deux mois après, les contours du projet de démocratie participative du président Saïed commencent à se préciser. Ce qui nous a incité à reprendre la publication de ces articles sur les fondements de la vision du président d’une démocratie participative.
Par Mounir Chebil *
En visite le 24 juillet 2021, à Gafsa, le président de la république Kaïs Saïed est revenu à sa lubie idéologique, la démocratie participative comme remède absolu à tous les maux de la démocratie représentative instaurée en Tunisie par la Constitution de 2014, devenue purement formelle et de pure apparat, recyclant un vieux système fondé sur le clientélisme politique et la corruption à tous les étages. Populistes à souhait, ses propos peuvent séduire des jeunes précarisés par la crise et frustrés par la confiscation de la révolution de 2011, dont ils espéraient un changement profond qui n’est finalement pas venu, mais leur socle idéologique est non seulement vague, fait de bric et de broc philosophique, mais, confronté à la réalité du terrain, il a de quoi inspirer des inquiétudes. Dans cette série d’articles, nous interrogeons ce socle idéologique et en montrons les incohérences.
Faire table rase du système politique actuel
La campagne électorale de Kaïs Saïed entamée réellement depuis 2011 laissait déjà comprendre qu’il était déconnecté de la réalité. Durant tout son parcours, il n’avait présenté aucune vision sur sa politique économique, financière, sociale et culturelle. Il n’en avait pas tout simplement. Il se voulait du côté du peuple et des démunis, alors qu’il ne leur a rien présenté de concret à part son cher slogan alchimique «Achaabou yourid» («le pouvoir est au peuple »). Il a mené sa campagne sur un seul thème : faire table rase du système politique actuel qui a usurpé la volonté populaire et le remplacer par un système où le peuple serait réellement souverain dans le cadre de la «gouvernance participative», concédant plus de place à l’expression populaire dans la détermination de son devenir et faisant des jeunes le fer de lance de son projet.
Le schéma du tandem Ridha Chiheb Mekki, théoricien de ce système, et Kaïs Saïed, son promoteur, est une forme de démocratie directe ou de proximité dite «gouvernance participative». Ce projet est une déconstruction pour une reconstruction du système. Il donne une grande part à la décentralisation de la décision, car il s’agit de bâtir du bas vers le haut. Il faut que la décision émane du peuple. C’est une réorganisation de la société depuis la base. Il s’agit d’inventer d’autres formes d’organisation, et fonder un projet d’une société nouvelle sans hiérarchie ni spécialisation et où l’autonomie devient à la fois une méthode et un projet.
Dans son article «Le secret de Robocop levé, simple devanture publique pour les FTL de Lénine» paru dans African Manager du 17 septembre 2019, Khaled Boumiza écrit : «Dans un très long manifeste, en date du 7 novembre 2011 sur la page officielle des FTL (Forces de la Tunisie Libre), Ridha Chiheb El-Mekki dit : »Vous, Peuple tunisien, vous vous êtes soulevé et vous avez allumé une révolution qui est en train de se propager dans toutes les capitales mondiales. Vous êtes capable d’opposer à la crise du Conseil national constitutif et son incapacité à réaliser vos objectifs une solution populaire nouvelle, une alternative populaire orientée directement vers l’établissement des conseils populaires locaux et régionaux. Des institutions capables de répondre aux demandes expresses (à court terme) et capables de planifier et de construire un projet de développement sociétal (à moyen terme) »».
Kaïs Saied répétera, huit années plus tard, lors de son passage dans le Grand Débat télévisé organisé lors de la campagne pour la présidentielle, cette rhétorique presque au mot. Il disait toujours, selon Khaled Boumiza : «Nous construisons actuellement une nouvelle Tunisie, et le peuple concrétisera, avec l’aide de Dieu, toute sa volonté (…). Le peuple sait ce qu’il veut et nous devons lui donner les outils juridiques nécessaires qui lui permettent de concrétiser sa volonté. Les programmes doivent venir des jeunes. Ils savent ce qu’ils veulent et on doit leur donner les outils qui leur permettent d’accéder à la position de confection de la décision. Une décision qui sort du cantonal vers le central, en passant par le régional». Questionné par Shems FM sur la manière avec laquelle il compte résoudre le problème des chômeurs et des marginalisés, Saïed répondra sans hésitation : «On leur donnera le pouvoir».
Élections d’assemblées ou de conseils à tous les niveaux
À cet effet, le projet repose sur des élections d’assemblées ou de conseils à tous les niveaux, quartiers, localité, régions, départements, jusqu’à ce qu’on pourrait appeler la haute assemblée. Les assemblées élues ou les conseils ne sont pas consultatifs mais deviennent véritablement décisionnels et indépendants les uns des autres. Leurs membres seraient des élus, responsables et révocables.
Le plan de développement local, par exemple, selon les termes de Kaïs Saïed doit être délibéré et décidé par les conseils de délibération populaire. Le temps des partis et des syndicats est révolu ainsi que l’Assemblée nationale en tant qu’assemblée représentant ces partis. Ainsi, chaque ville ou commune serait elle appelée à s’autogérer dans le cadre de conseils élus. Dans ces conseils, il n’y aura pas de place aux dissensions politiques et confessionnelles. Salafistes, progressistes, démocrates… agiront en symbiose pour le bien commun de tous les composants de la collectivité qu’ils auraient à gérer.
Quel système électoral sera suivi pour ces derniers? Quelles seront les fonctions exactes de ces conseils? Comment sera la coordination entre ces conseils? Y aura-t-il une politique générale de l’État? Quel rôle de l’État en tant qu’autorité veillant aux équilibres et à la régulation ? L’État aura-t-il le monopole de la force publique? Y aura-t-il des garde-fous pour éviter l’atomisation du pays? Comment seront financés les centres décentralisés. Y aura-t-il une politique fiscale à la décentralisation? Autant de questions restées sans réponse et que Kaïs Saïed, par son mutisme, ne nous a pas aidés à élucider, et que les discours pompeux de Ridha Mekki n’ont pu éclaircir.
Une vision utopique aux contours flous
Nous voilà devant une vision utopique, aux contours flous, et qui n’existe même pas dans les démocraties les plus décentralisées. Ridha Mekki et Kaïs Saïed comptent l’expérimenter en Tunisie. Après un chaos décennal, ce duo veut faire entrer le pays dans les laboratoires de recherche et d’expérimentation. Jusqu’à ce qu’ils trouvent le modèle sociétal miracle, combien de cobayes auront-ils envoyés à la fournaise?
Or, que les instances de proximité ainsi que les instances locales et régionales interfèrent dans la prise de décision, est, en soi-même, une idée louable. Mais qu’elles aient une autorité décisoire, cela sera une source de déséquilibre local, régional, départemental et national. Les clivages claniques, tribaux, régionaux ainsi que les dissensions politiques, confessionnelles, qui ont ressuscité en cette décade d’anarchie, mineront nécessairement ce modèle de gouvernance.
Ce qui aggrave le problème, c’est qu’on ne voit dans ce modèle savant de la gouvernance participative aucun rôle de l’État en tant qu’agent d’ordre, de régulation et d’équilibre. Nous sommes devant une absence de l’État ou d’une négation de l’État dans la vie publique. Ce modèle entouré de flou, tout comme le modèle conseilliste, ne peut que mener à la déchéance de l’État, à l’implosion et au chaos.
Rdha Mekki est en droit de faire des remises en cause de ses convictions originelles marxistes léninistes, de réfléchir sur des visions d’organisations politiques et sociales les plus utopiques. Qu’on partage ses réflexions ou non, ce n’est pas là le plus important devant son concours à enrichir le débat sur la chose publique qu’il a entamé depuis le tout début des années quatre-vingt. Mais, que le président Kaïs Saied use de son pouvoir pour entraîner le pays vers des destinées incertaines, n’ayant pour arme que des visions d’autant plus utopiques que chimériques, quitte à chercher à forcer la constitution sur laquelle il a prêté serment, et à encourager les menées insurrectionnelles et à susciter les crises politiques en vue d’une déconstruction pour une reconstruction du système, cela n’est pas de la mission d’un président de la république garant du respect de la constitution, de l’unité de l’État et du pays ainsi que de la paix sociale.
Le président de la république n’a pas le droit d’entraîner le pays vers des destinées incertaines et pleines de risques. Il n’a pas le droit de susciter l’anarchie en voulant expérimenter une vision apologique de l’État qui ressemblerait à celle de l’État communiste de Karl Marx.
À suivre : Où Kais Saïed va-t-il nous mener : 3- L’État communiste, source d’inspiration du tandem Saïed-Mekki.
* Haut fonctionnaire à la retraite.
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Où Kaïs Saïed va-t-il nous mener ? (1-6)
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