En visite le 24 juillet 2021, à Gafsa, le président de la république Kaïs Saïed est revenu à sa lubie idéologique, la démocratie participative comme remède absolu à tous les maux de la démocratie représentative instaurée en Tunisie par la Constitution de 2014, devenue purement formelle et de pure apparat, recyclant un vieux système fondé sur le clientélisme politique et la corruption à tous les étages. Populistes à souhait, ses propos peuvent séduire des jeunes précarisés par la crise et frustrés par la confiscation de la révolution de 2011, dont ils espéraient un changement profond qui n’est finalement pas venu, mais leur socle idéologique est non seulement vague, fait de bric et de broc philosophique, mais, confronté à la réalité du terrain, a de quoi inspirer des inquiétudes. Dans cette série d’articles, l’auteur interroge ce socle idéologique et en montre les incohérences.
Par Mounir Chebil *
Tout porte à croire que les origines marxistes de Ridha Mekki sont demeurées ancrées dans son inconscient et son subconscient. Son modèle de gouvernance basée sur la destruction pour la reconstruction du système se rapproche de la vision de Marx, d’Engels et du courant conseilliste sur l’Etat.
Ridha Mekki, le leader des Patriotes démocrates le plus charismatique des années soixante-dix, ne peut se défaire des longs et houleux débats ayant porté sur les fondements idéologiques de la société communiste et du communisme de conseil qui fera l’objet d’un traitement particulier au dernier article de cette série.
Selon Friedrich Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, «l’État s’est développé du fait que les organismes de l’organisation gentilice furent soit transformés, soit refoulés par l’introduction d’organismes nouveaux, et qu’enfin on les remplaça complètement par de véritables autorités d’État, tandis qu’au véritable « peuple en armes », se protégeant lui-même dans ses gentes, ses phratries et ses tribus, se substituait une « force publique » armée, au service de ces autorités d’État, donc utilisable même contre le peuple.» Le caractère essentiel de l’État consiste en une force publique distincte de la masse du peuple.
L’Etat, pouvoir spécial d’une catégorie sociale
Cette évolution sociale s’est essentiellement opérée par la concentration des richesses entre les mains d’un groupe de personnes ou d’une classe qui tend à exercer sa domination sur les autres classes ou catégories de classes. Dans L’Origine de la famille, la propriété privée et l’Etat, Friedrich Engels écrit également ceci : «Le compendium de la société civilisée est l’État qui, dans toutes les périodes typiques, est exclusivement l’État de la classe dominante et qui reste essentiellement, dans tous les cas, une machine destinée à maintenir dans la sujétion la classe opprimée, exploitée.»
Ainsi, pour les tenants du communisme, l’Etat est-il le pouvoir spécial d’une catégorie sociale pour dominer les autres composantes de la société. Avec l’émergence de la société capitaliste, il est devenu l’appareil de répression exercée par la bourgeoisie contre le prolétariat. Ainsi, fallait-il que le prolétariat renverse l’Etat bourgeois pour lui substituer l’Etat prolétarien en tant qu’appareil nécessaire pour briser la résistance de la bourgeoisie et la prise de possession des moyens de production au nom de la société. Selon Lénine dans L’Etat et la révolution, «l’aboutissement de ce rôle c’est la dictature du prolétariat, la domination politique du prolétariat.»
L’Etat par le moyen duquel le prolétariat exerce sa dictature, n’est qu’une étape provisoire : «elle ne représente que la transition à l’abolition de toutes les classes à une société sans classes», lit-on dans une lettre écrite par Marx à Weydmeyer le 18 mars 1851 (L’Etat et la révolution). On peut lire dans La misère de la philosophie : «Il ne faut au prolétariat qu’un Etat en voie d’extinction… Les classes exploitées ont de la domination politique pour supprimer toute exploitation.»
Une fois le rôle de l’Etat prolétarien est achevé avec l’élimination de la classe possédante, les contradictions de classes s’estompent et comme soutenu par Friedrich Engels dans L’Anti Dühring, «le prolétariat s’empare du pouvoir d’Etat et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’Etat. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences et les oppositions de classe et également en tant qu’Etat… L’intervention d’un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre et entre naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place au gouvernement des choses et à la direction des de production. L’Etat n’est pas aboli, il s’éteint.» La même idée est reprise par Engels dans Socialisme utopique et socialisme scientifique.
Du matérialisme dialectique à la vision apologique de la société
Ridha Mekki n’est pas loin des idées de Marx et d’Engels. Mohamed Sadok Lejri a rapporté dans son article «Ridha Meki, un clown démagogue et utopiste» publié dans Kapitalis, le 27 décembre 2020, que lors de son passage sur Attessia, le 25 décembre 2020, «les idées qui ont été développées par Ridha Lénine procèdent d’une idéologie qui vise l’Etat et le capitalisme comme deux formes d’oppression indissociables, et l’instauration d’une société égalitaire délestée des principes anti sociaux de la propriété privée et des institutions étatiques fondées sur l’auto gestion et la responsabilité individuelle.»
C’est la société de l’homme parfait dénuée de tout égoïsme, de toutes contradictions et les individus sont mus par l’intérêt commun et la solidarité. «L’ancienne société bourgeoise… est remplacée par une association où le libre développement de chacun et la condition du libre développement de tous», lit-on dans Le manifeste du parti communiste de Marx et Engels. Une vision apologique de la société communiste. Et c’est là tout le paradoxe de Marx : il passe du matérialisme dialectique à la vision apologique de la société. La situation idéale dans l’idéologie marxiste est d’arriver au stade de l’extinction de l’Etat et d’arriver comme soutenu par l’utopiste Saint Simon à une société où «l’administration des choses aura remplacé le gouvernement des hommes».
La révolution socialiste ne peut qu’aboutir au paradis sur terre. Dans cette société sans classes se crée «la possibilité d’assurer, au moyen de la production sociale, à tous les membres de la société, une existence non seulement parfaitement suffisante au point de vue matériel et s’enrichissant de jour en jour, mais leur garantissant aussi et l’exercice libre et complet de leurs dispositions physiques et intellectuelles», écrivait Engels dans Socialisme utopique et socialisme scientifique. Donc cela légitimerait qu’on serve cette fin par l’emploi de tous les moyens, y compris les plus violents, exercés dans le cadre de la dictature du prolétariat.
Pour Ridha Mekki et Kaïs Saïed, l’épanouissement de peuple passe par la démocratie participative où l’individu est maître de son sort et ou il peut réaliser ce qu’il veut puisque quand le peuple veut une chose, il l’aura.
Ridha Lénine a adopté cette idéalisation de la société parfaite de l’homme parfait, où tous les clivages, quelles que soient leurs natures, se seraient estompés dans le cadre de sa démocratie horizontale. Tous seraient animés par la même approche de l’intérêt commun et de l’utilité publique ainsi que de la solidarité et de l’amour du prochain. «Les intérêts de la société passent absolument avant les intérêts particuliers, et les uns et les autres doivent être mis dans un rapport juste et harmonieux», comme théorisé par Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. Il n’y aurait plus de rixes sanglantes entre deux quartiers de Redeyef à propos du résultat de recrutement à la CPG ou une guerre entre deux tributs pour un puits d’eau comme à Tataouine…
Rompre avec le vieux système responsable de tous les malheurs
Puisqu’il faut tunisifier le modèle, Ridha Lénine et Kaïs Saïed sont prêts à œuvrer de concert avec les islamistes, toutes tendances confondues, au nom de la convergence des luttes, afin de provoquer une rupture avec le vieux système «responsable de tous les malheurs» de la Tunisie et atteindre, à terme, les lendemains qui chantent dans une société juste, sans classes… et où l’Etat dépérira. Dans le montage de ce duo, même le clivage confessionnel s’estompe donc. «Tout li monde il est beau tout li monde il est gentil.» Ils ne se rendent pas compte qu’ils pourraient être phagocytés par les Frères musulmans qui ne renoncent jamais à leur stratégie d’islamisation de la société.
Ils sont tellement enfermés dans leur coquille et leur hostilité à la «daouala fassida» (Etat corrompu), à l’Etat centralisateur, à la francophonie et aux catégories riches, qu’ils semblent sourds aux appels salafistes pour le retour au système féodal tribal-bédouin et au mercantilisme primaire, et pour la relégation de la société entière dans les abîmes de la régression.
Ce qui rapproche le montage du duo Kaïs Saïed -Ridha Mekki avec l’approche marxiste de l’Etat, c’est la marginalisation du rôle de l’Etat et l’idéalisation de la société parfaitement harmonieuse, mais surtout le renversement du système en place pour lui substituer un système radicalement différent. Le système en place en Tunisie ne peut représenter l’expression de la volonté populaire et ses aspirations, aussi faut-il le détruire pour instaurer un ordre nouveau, où le pouvoir serait détenu par les opprimés et les laissés-pour-compte qui auront la libre gestion de leurs affaires, comme théorisé par Saïed et Mekki.
Seulement, et comme l’a remarqué Vladimir Lénine dans L’Etat et la révolution, au stade du manifeste communiste «la question de l’Etat était posée d’une manière très abstraite, dans les notions et termes les plus généraux.» Le montage du duo Saïed – Mekki est aussi abstrait que l’Etat communiste de Marx.
Le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Par ailleurs, Marx, Engels et Lénine avaient prévu que l’homme parfait est l’aboutissement d’une phase transitoire, dite phase de la dictature du prolétariat, où les prolétaires s’approprient des moyens de production et éliminent la classe bourgeoise pour former une société sans contradiction de classes. La question qui se pose alors est la suivante : d’où émergerait l’homme parfait, l’homme angélique qui n’a pas besoin d’un pouvoir qui lui est extérieur pour vivre harmonieusement dans la société issue de la construction du duo Saïed – Mekki ? Ces derniers, pensent-t-ils pouvoir créer du néant des sosies doux, gentils, parfaitement solidaires, dénués de tout égoïsme et transcendant leur appartenance sociale, confessionnelle et idéologique? La démocratie de proximité de Saïed ne risque-t-elle pas de susciter au contraire toute sorte de conflits qui voueraient le pays à l’anarchie surtout au vu des tendances claniques, tribales, régionales, et revanchardes qui ont ressurgi en cette décade affligeante suite à la déliquescence de l’autorité de l’Etat.
Depuis le XIXe siècle, l’utopie de Karl Marx n’a pas vu le jour. Un président de la république a-t-il le droit de vendre ce genre de mirage ? L’utopie n’est pas du domaine d’un chef d’Etat en exercice, mais des philosophes et des penseurs. Et c’est aux personnes qui agissent dans la sphère publique de partir, le cas échéant, des pensées philosophiques et même utopiques pour leur donner des formes concrètes pouvant s’adapter aux contextes particuliers d’une société donnée, et non de prendre leurs rêves ou les rêves des autres en bloc et à l’état brut pour des réalités. Le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Toujours selon Vladimir Lénine, Karl Marx a peaufiné sa théorie de l’Etat avec l’avènement de l’insurrection de la Commune de Paris en 1971. C’était sa source d’inspiration, mais elle serait éventuellement celle de Ridha Mekki après avoir renié son passé léniniste. On peut dire qu’on peut même trouver de grandes ressemblances entre la Commune de Paris et les conseils de la démocratie participative aux niveaux organique et fonctionnel.
Prochain article : La Commune de Paris, source d’inspiration pour la démocratie participative.
Précédents articles :
Où Kaïs Saïed va-t-il nous mener ? (1-6)
Où Kaïs Saïed va-t-il nous mener ? :La gouvernance participative selon le tandem Saïed-Mekki (2-6)
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