En visite le 24 juillet 2021, à Gafsa, le président de la république Kaïs Saïed est revenu à sa lubie idéologique, la démocratie participative comme remède absolu à tous les maux de la démocratie représentative instaurée en Tunisie par la Constitution de 2014, devenue purement formelle et de pure apparat, recyclant un vieux système fondé sur le clientélisme politique et la corruption à tous les étages. Populistes à souhait, ses propos peuvent séduire des jeunes précarisés par la crise et frustrés par la confiscation de la révolution de 2011, dont ils espéraient un changement profond qui n’est finalement pas venu, mais leur socle idéologique est non seulement vague, fait de bric et de broc philosophique, mais, confronté à la réalité du terrain, a de quoi inspirer des inquiétudes. Dans cette série d’articles, l’auteur interroge ce socle idéologique et en montre les incohérences.
Par Mounir Chebil *
La gouvernance participative préconisée par Ridha Mekki et de Kaïs Saïed se rapproche plus des soviets russes d’avant la révolution d’octobre 1917 et que Vladimir Lénine qualifiait comme étant la forme évoluée de la Commune de Paris de 1871.
Les soviets étant assimilables à des organisations devant assurer la participation directe des citoyens à la gestion de leurs affaires, une sorte d’auto-gouvernement. Ils délibèrent et décident de l’action à entreprendre d’une manière autonome. En effet, de comités syndicaux élus, les soviets ont pris progressivement une orientation politique, prenant le pouvoir dans une organisation locale (une usine, une ville, une province…).
Les soviets correspondaient, en ville, à des assemblées de délégués ouvriers (et de soldats) et, à la campagne, à des assemblées paysannes. Ils se sont érigés en un pouvoir parallèle instaurant une dualité de pouvoir, celui du régime tsariste d’un côté, et celui des masses ouvrières, organisées dans les soviets d’un autre côté.
Les soviets, une forme dangereuse d’organisation politique et sociale
Ridha Mekki a soutenu sur Attessia, le 9 décembre 2019 que «les moyens de production doivent être contrôlés par les citoyens» (propos rapportés par Mohamed Sadok Lejri dans son article «Ridha Lénine, un clown démagogue et utopiste», publié dans Kapitalis, le 11 décembre 2020)
Dans les campagnes, les soviets décrétaient seuls l’expropriation des terres et leur répartition entre les paysans pauvres. Des propriétaires terriens étaient tués, eux et leurs familles. Ce mouvement dans les campagnes a accéléré la désertion des soldats engagés contre l’Allemagne lors de la première guerre mondiale. Ils ont déserté pour avoir leur part dans le partage des terres des grands propriétaires. Dans certaines villes, des usines passent aux mains des ouvriers et des administrations sont prises par les soviets.
Lénine écrivait dans Que faire: «Seule une organisation de combat centralisée, pratiquant avec fermeté la politique social démocrate et donnant pour ainsi dire satisfaction à tous les instincts et aspirations révolutionnaires, est en état de prémunir le mouvement contre une attaque inconsidérée et d’en préparer une autre promettant le succès.» Toutefois il proclamait, au premier congrès des Soviets de Russie, au début de juin 1917, le mot d’ordre «Tout le pouvoir aux soviets. Le pouvoir aux Soviets, cela signifie une refonte radicale de tout l’ancien appareil d’État, appareil bureaucratique qui entrave toute initiative démocratique; la suppression de cet appareil et son remplacement par un appareil nouveau, populaire, authentiquement démocratique, celui des Soviets, c’est-à-dire de la majorité organisée et armée du peuple, des ouvriers, des soldats et des paysans; la faculté donnée à la majorité du peuple de faire preuve d’initiative et d’indépendance non seulement pour l’élection des députés, mais encore dans l’administration de l’État, dans l’application de réformes et de transformations sociales.»
Cette position qui se démarquait de ce qu’il a soutenu dans Que faire? a été prise par Lénine pour enflammer le climat insurrectionnel en Russie avant la révolution de 1917. Seulement, après la révolution, cette forme d’organisation politique et sociale a vite montré ses dangers dans un pays confronté à la guerre civile et à la famine.
Les soviets transformés par Lénine en courroie de transmission de l’État centralisé
Par ailleurs, et dans un premier temps, Lénine écrivait que le soviet n’est «ni un parlement ouvrier, ni un organe d’auto gouvernement prolétarien», mais seulement une «organisation de combat pour atteindre des buts définis». Les bolcheviks eux-mêmes ont été beaucoup plus réticents à l’égard des soviets, en soutenant que «seul un parti rigoureusement de classe est à même de diriger le mouvement politique du prolétariat et de veiller à la pureté de ses mots d’ordre et non ce fatras politique, cette organisation politique confuse et hésitante.»
Après la révolution de 1917, Lénine finit par intégrer les soviets au sein du parti bolchevik qui exerça seul tout le pouvoir dans le cadre d’un État centralisé où les soviets devenaient une courroie de transmission des décisions du centre vers la base qui conserve juste un pouvoir de proposition. La centralisation du pouvoir permettait de mieux mettre en place les mécanismes de la dictature du prolétariat. Car pour Lénine «la dictature du prolétariat est indispensable, et il est impossible de vaincre la bourgeoisie, sans une guerre prolongée opiniâtre, acharnée.» Ainsi, le parti apparaît-il justement comme le lieu principal d’élaboration des décisions stratégiques et tactiques de l’action révolutionnaire. La centralisation de la décision était vitale pour éviter l’atomisation de l’État.
C’est à cet effet que Lénine a loué la pertinence de la centralisation du travail au sein du parti. Il écrivait dans Contre le dogmatisme et le sectarisme dans le mouvement ouvrier : «Les bolcheviks ne se seraient pas maintenus au pouvoir… sans la discipline la plus rigoureuse, une véritable discipline de fer dans notre parti… qu’une centralisation absolue et la plus rigoureuse discipline du prolétariat sont une des conditions essentielles pour vaincre la bourgeoisie.» Il a renforcé le rôle de l’Etat allant même jusqu’à garder l’appareil de l’État tsariste. Dans son œuvre Les luttes de classes en URSS, Charles Bettelheim a rapporté la position de Lénine quant à l’appareil tsariste qu’il a décidé de maintenir en déclarant: «Nous avons hérité de l’ancien appareil d’État…Nous avons maintenant d’énormes masses d’employés mais nous n’avons pas suffisamment d’instruits pour diriger efficacement ce personnel.» Alors, il a gardé les hauts fonctionnaires de l’administration tsariste qui n’avaient pas une inimitié à l’encontre de la révolution ainsi que des ingénieurs car, le problème de l’administration et du tissu industriel était la carence en spécialistes bolchévics, problème qui a trop préoccupé Lénine. Il leur a même accordé des avantages matériels particuliers. Charles Bettelheim a rapporté dans le même ouvrage que Lénine a déclaré qu’«il est impossible de faire marcher l’industrie sans eux et qu’il est également impossible de les contraindre purement et simplement à travailler pour le pouvoir soviétique… Les salaires élevés payés aux spécialistes sont ainsi clairement reconnus comme un compromis imposé par la lutte des classes.»
En effet on peut aussi lire dans Contre le dogmatisme et le sectarisme dans le mouvement ouvrier de Lénine : «Le pouvoir soviétique confie la direction aux capitalistes non pas en tant que capitalistes mais en tant que capitalistes techniciens ou organisateurs, moyennant des salaires élevés… de même que les meilleurs techniciens; mais c’est ceux précisément que nous, parti prolétarien, devons embaucher en tant que dirigeants du processus du travail et d’organisation de la production, car nous n’avons personne d’autre qui connaisse la question pratiquement par expérience.»
Les comités auto-gérés proposés par le tandem Saïed-Mekki
Ainsi, Lénine était-il conscient de la nécessité d’un État fort pour assurer la stabilité et la cohésion sociales en vue d’enclencher la dynamique du progrès et de l’évolution du corps social après avoir éradiqué le mode de production bourgeois. Or, à la déliquescence de l’État, à la crise économique et sociale que traverse le pays, aux dérives régionalistes, tribales, claniques et corporatistes qui rongent une Tunisie meurtrie, Kaïs Saïed et Ridha Mekki répondent par des hallucinations chimériques et nous proposent de suivre des expériences d’organisation sociale qui ont échoué après avoir engendré la désolation et la douleur comme le cas de la Commune de Paris ou dépassées par des formes plus pragmatiques comme le cas des soviets russes. Ces formes d’organisation sont la trame même des comités auto-organisés et autonomes que nous proposent Ridha Mekki et Kaïs Saïed.
Le flou dans la construction proposé par ce tandem suscite plusieurs questions. Lesdits conseils seraient-ils constitués avant ou après la destruction du système en place? Par ailleurs, à supposer que ces conseils devenaient une réalité organisationnelle comme les soviets, s’arrogeraient-ils le pouvoir d’expropriation et de spoliation des biens, à l’instar de la Commune de Paris et des soviets russes d’avant la révolution? En effet, on peut admettre que les conseils de proximité, locaux ou régionaux, décident de leur développement, mais, s’ils se trouvaient, vu l’état de pays, à court de financements et de moyens pour satisfaire les aspirations populaires de leurs localités, alors, se résoudraient-ils à mettre la main sur les biens publics ou privés? L’État affaibli pourrait-il faire face à ces dérapages? Le comité de coordination d’El-Kamour, à Tataouine, était sur le point de s’approprier le champ pétrolier de la région. Maintenant les yeux commencent à se fixer sur les domaines de l’État pour se les distribuer. Les prétentions aux propriétés privées tourneraient bien la tête à certains démunis.
Dans son intervention du 25 octobre 2021, Kaïs Saïed a mis les jalons d’une éventuelle remise en cause des locations des terres agricoles consenties aux privés. Il envisage la distribution des terres agricoles de l’État aux jeunes sans se soucier des problèmes d’investissement et de rentabilité. Si Marx et Lénine voyaient dans la bourgeoisie une classe qui exploite le prolétariat, Kaïs Saïed y voit un bande d’escrocs et de voleurs responsable de l’appauvrissement du peuple.
Ces exemples et d’autres, nous laissent perplexes surtout qu’on ne voit pas dans le projet de Saïed et Mekki,l’ombre de l’autorité d’un État central capable d’éviter les dérives fâcheuses au pays tout en lui assurant développement et progrès. On ne voie pas aussi l’ombre du rôle des propriétaires des moyens de production. Enfin, Saïed et Mekki n’ont pas prévu qu’il pourrait y avoir des résistances à leur projet. Comment celles-ci seraient-elles résolues? Par le consensus ou la confrontation, sachant que le président de la république est trop porté sur le monologue, adore s’entendre parler, écoute peu ou pas les autres et se méfie de toute forme de dialogue, y compris avec les organisations nationales?
Ces craintes sont d’autant plus grandes quand on voit le président de la république, lors du mois chaud de janvier 2021, faire des discours enflammés et monter son peuple d’«Echaab yourid» ou du «Peuple qui veut». Un président de la république se doit d’appeler au calme et à la paix sociale et s’abstenir de laver le linge institutionnel sur la place publique.
Quant à Ridha Mekki, il continue de parler de la révolution permanente et de vanter, en filigrane, les thèses des conseillistes. Ces derniers considéraient Vladimir Lénine comme un déviationniste pour avoir centralisé le pouvoir dans un État-parti et de limer les pouvoirs des soviets les vouant au rôle de courroies de transmission dans le cadre du centralisme démocratique, donc dénués des pouvoirs originels des soviets d’avant la révolution d’octobre 1917. C’est de là qu’on pourrait expliquer l’absence d’un rôle substantiel d’un État central dans la vision de la démocratie participative de Saïed et Mekki dont les vues sont assimilables aux positions des conseillistes qui ont pris pour modèle la Commune de Paris et les soviets russes d’avant la révolution d’octobre 1917.
A suivre…
Précédents articles de la série :
http://kapitalis.com/tunisie/2021/07/25/ou-kais-saied-va-t-il-nous-mener-1-6/
Où Kaïs Saïed va-t-il nous mener : L’Etat communiste, source d’inspiration du tandem Saïed-Mekki (3-6)
Où Kaïs Saïed va-t-il nous mener : la démocratie participative s’inspire-t-elle de la commune de Paris ?(4-6)
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