Beaucoup de Tunisiens ont fêté hier, dimanche 7 novembre 2021, le 34e anniversaire de l’accession de Zine El-Abidine Ben Ali à la présidence de la Tunisie, après avoir destitué un Habib Bourguiba sénile et qui avait mis le pays à genoux. Les réseaux sociaux ont ainsi fleuri par les photos de cette personnalité politique certes controversée et qui n’a pas laissé que de bons souvenirs de ses 23 ans de règne sans partage, mais qui suscite aujourd’hui, 10 ans après sa destitution suite à un soulèvement populaire et 2 ans après sa mort en exil en Arabie saoudite, des sentiments troubles où le respect se mêle à la nostalgie et, même, chez certains, à un sentiment de perte. Comment expliquer ce changement radical d’attitude à l’égard d’un homme qui avait longtemps incarné, aux yeux de ses compatriotes, l’autoritarisme et la corruption ?
Par Ridha Kéfi
La première explication tient au travail de la mémoire et aux clarifications qu’apporte l’histoire, car le temps fait décanter les choses dans les esprits, calme les rancœurs et permet une vision plus nuancée et plus juste des faits du passé. Et, tout compte fait, on ne peut pas dire que les 23 ans de règne de Ben Ali étaient un enfer pour les Tunisiens. En tout cas, comparées aux dix dernières années, elles furent quasiment un paradis pour une majorité d’entre eux. Et il suffit, à cet égard, d’examiner l’évolution des chiffres clés de l’économie nationale entre 2011 et 2021 pour se rendre compte du gâchis provoqué par la malnommée «révolution du jasmin», la comparaison se révélant, forcément, en faveur de celui dont le départ était pourtant accueilli avec un grand soulagement.
Si aujourd’hui beaucoup de Tunisiens éprouvent de la nostalgie pour ce passé et n’hésitent pas à clamer haut et fort leur respect pour celui qui aimaient se faire appeler «l’homme du changement», c’est parce que les plus âgés parmi eux se souviennent encore du saut qualitatif que leur pays a fait dans les années 1990-2000, sous la conduite certes autoritaire mais éclairée, sobre et efficace de cet homme d’ordre.
Un règne autoritaire mais éclairé
Durant ces années-là, sans doute les meilleures, sur le plan socio-économique, que la Tunisie ait connues depuis son indépendance en 1956, le pays avait réalisé un taux de croissance moyen de 5%, jamais atteint depuis et aujourd’hui quasi-inespéré. Aucune comparaison avec la gabegie, l’instabilité et la mauvaise gouvernance qui ont caractérisé notre pays au cours des dix dernières années et qui lui valent aujourd’hui un déclassement pratiquement dans tous les domaines, le réduisant au statut d’Etat-mendiant qui produit moins que ce qu’il consomme, vit grâce à l’aide internationale, se désindustrialise, s’endette, cumule les déficits, s’empêtre dans la crise, et, par l’image dégradée qu’il offre à l’extérieur, repousse les investisseurs au lieu de les attirer.
On reprochait certes à Ben Ali le fait qu’il était soluble dans l’argent et que, au cours des dix dernières années de son règne, il a laissé la corruption, incarnée par les membres de son clan familial, s’installer fortement dans le pays, gangrener son économie et gagner des pans entiers de son administration publique. Cela est sans doute vrai, mais la démocratie promise par la «révolution du jasmin» n’a rien changé à cette situation; elle l’a, au contraire, aggravée, le phénomène, ayant débordé le cercle du clan au pouvoir, a gagné des pans entiers de la société, pourri la vie politique, dévoyé les partis et transformé les institutions de l’Etat, à commencer par le parlement et la justice, en une caisse résonnance des intérêts corporatistes ou particuliers.
Cette évolution négative n’a d’ailleurs pas tardé à être sanctionnée par les organisations internationales. Ainsi, Transparency International a-t-elle classé notre pays au 74e rang mondial en 2019 dans l’indice de la perception de corruption. La Tunisie, qui était classée 59e en 2010, la dernière année du règne de Ben Ali, a donc perdu 15 rangs en 10 ans. Et ce malgré tous les systèmes de contrôle et toutes les instances de lutte contre la corruption mis en place après 2010, et qui coûtent les yeux de la tête à la communauté nationale.
La fascination pour le despote éclairé
Un autre indicateur est inquiétant et dénote un profond changement dans l’attitude politique des Tunisiens, qui ne mettent plus d’espoir dans la démocratie, laquelle est en train d’être perçue par eux comme la plus courte voie pour l’anarchie, la violence, l’instabilité, la pauvreté et le sous-développement. Certains d’entre eux citent même en exemple l’Egypte de Abdelfattah Al-Sissi, qui n’est pas un modèle d’ouverture. Et pour cause: ce pays, qui a fermé rapidement la parenthèse du printemps arabe, en juillet 2013, est aujourd’hui en plein essor économique, réalisant en 2020 l’un des taux de croissance les plus élevés de la région : +3,6%, contre -8,6% pour la Tunisie.
Faut-il s’étonner dès lors que malgré la forte opposition des partis et des organisations de la société civile, l’actuel président Kais Saied, qui a gelé le parlement et cumule tous les pouvoirs depuis le 25 juillet, continue de caracoler en tête des sondages de popularité, loin, très loin devant tous ses adversaires ? Ses seuls atouts : son intégrité présumée aux yeux des électeurs et la vague promesse qu’il a faite de changer le système en place.
Faut-il s’étonner aussi, dans ce même contexte, que Abir Moussi soit la seconde personnalité la plus populaire en Tunisie après Kaïs Saïed et que son Parti destourien libre (PDL) soit classé premier depuis plusieurs mois en termes d’intentions de vote pour les législatives, les deux incarnant ensemble, aux yeux de leurs compatriotes, le régime de Ben Ali, au final pas si honni que ça ?
Tout cela pour dire que la démocratie d’opérette mise en place en Tunisie en 2011 n’a pas effacé de la conscience du petit peuple cette fascination quasi-culturelle par la personnalité du despote juste et éclairé.
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