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The New Map : L’Ukraine, Wall Street, et les poupées russes

Colonne de blindés russe en route pour l’Ukraine (Ph. Reuters).

L’Ukraine, un grand pays en termes de ressources, de superficie et d’habitants, n’est plus qu’un pion dans le jeu d’échecs pour la domination du monde entre les grandes puissances du 21e siècle. Et tout comme les poupées russes, dans la guerre actuelle en Ukraine, on trouve emboitées les unes dans les autres une succession d’intervenants et d’intérêts stratégiques vitaux. La géostratégie d’un conflit presque inévitable…

Par Dr Mounir Hanablia *

Dans la course à la domination impériale, l’approvisionnement énergétique constitue un moyen, et un enjeu stratégique majeur, de la puissance économique et militaire. Au sein d’une économie globale où le produit intérieur brut (PIB) est de 90.000 milliards de dollars UD, où la facture énergétique s’élève annuellement à près de 8.500 milliards de $ , et où les dépenses militaires annuelles des Etats-Unis atteignent environ 650 milliards de dollars contre près de 230 milliards à la Chine et environ 36 milliards de dollars pour la Fédération de Russie, et où la Chine produit près de 30% des émissions de carbone, et les Etats-Unis la moitié, la consommation énergétique constitue clairement le reflet de la croissance économique.

L’enjeu stratgique de l’indépendance énergétique

L’indépendance énergétique devient un enjeu économique et politique de premier plan.

Les Etats Unis ont résolu leur problème grâce à la production locale assurée par le Shale (fracking et forage horizontal) qui leur permet aujourd’hui d’être un grand exportateur mondial de pétrole et de gaz naturel, et d’économiser annuellement les 400 milliards de dollars jusque-là nécessaires pour couvrir leurs besoins énergétiques. Le Moyen-Orient est désormais un théâtre secondaire, qui n’assure pas plus de 3% de leurs besoins en hydrocarbures. La guerre contre le terrorisme n’est désormais plus de mise et l’évacuation par l’armée US de l’Irak et de l’Afghanistan en constitue la meilleure illustration.

Pour la Chine le problème se pose. Elle est tributaire à 70% de sa production de charbon qui en fait un pays écologiquement sinistré. La Chine doit garantir des importations de gaz et de pétrole pour assurer sa croissance. Et les Etats-Unis demeurent son principal partenaire économique avec lequel les échanges s’élèvent annuellement à plus de 300 milliards de dollars, contre environ 30 milliards de dollars avec la Russie. Néanmoins la Chine s’efforce de diversifier ses fournisseurs, et de sécuriser et garantir ses importations de gaz et de pétrole en provenance de Russie et du Kazakhstan, empruntant la voie continentale qui évite les risques du transport maritime, toujours à la merci de la marine US et de l’hostilité des pays riverains de la mer de Chine du Sud. Les ambitions chinoises sur cet espace maritime, en particulier ses revendications sur Taïwan et l’installation de bases aéronavales dans les îles Spratley et Paracels sont devenues un enjeu stratégique majeur opposant la Chine à plusieurs pays de l’Asie du Sud-Est, soutenus par l’Amérique.

La Chine est le pays dont les ventes annuelles de voitures (26 millions) dépassent désormais celles des Etats-Unis (17 millions). C’est aussi celui dont les importations en produits énergétiques croissent le plus rapidement. Cela confère à un pays comme la Russie, dont 40% du budget est couvert par les exportations en gaz et en pétrole, des opportunités le rendant moins dépendant de la fourniture de gaz aux pays de l’Europe de l’Ouest.

L’Ukraine et l’intérêt européen pour le gaz russe

L’Ukraine était ainsi devenue à travers ses gazoducs, l’un des principaux pourvoyeurs de gaz naturel russe aux pays occidentaux. Mais depuis la révolution orange et l’annexion de la Crimée par la Russie, les relations entre les deux pays se sont détériorées, et le gaz russe passe désormais directement vers l’Allemagne sous la mer baltique grâce au Nord Stream 1, ou bien à travers la Belarussie, et la Pologne.

Le gaz russe ne représente que 9% des besoins des pays européens, mais du fait de la prochaine fermeture du champ de Groningen, et de l’épuisement attendu du gaz norvégien, qui assuraient jusque-là la plus grande partie des besoins énergétiques européens, les importations en provenance de Russie sont appelées normalement à croître. Le gazoduc en cours de construction Nord Stream 2 doit selon les Américains consacrer une dépendance plus grande de l’Europe envers la Russie, suscitant de leur part des sanctions commerciales et financières contre ses promoteurs, assez importantes pour imposer son interruption, et entraîner un refroidissement des relations américano-allemandes.

La Chine, une alternative pour l’économie russe

Par ailleurs depuis la découverte et l’exploitation dans le cercle polaire arctique du champ géant Yamal, approvisionnant l’Europe, et la mise en œuvre du projet dit Pivot, les gaziers russes assurent désormais à travers les mers glacées en cours de réchauffement du Grand-Nord, la couverture d’une partie des besoins chinois. La Chine est obligée d’importer 75% de ses besoins énergétiques, et elle constitue donc une alternative réelle pour l’économie russe. Et si la transition énergétique vers le zéro net carbone est prévue pour 2030 aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, grâce à des sources d’énergie non-polluantes, elle ne se fera pas en Chine avant 2060.

Quant à l’Inde, qui n’a pas encore assuré sa sortie du charbon, ses besoins en gaz et en pétrole sont appelés à croître rapidement. La transition énergétique ne résoudra pour autant pas la question des matières premières; les ressources en lithium, en cuivre, en cobalt, et en métaux rares ne sont ni inépuisables, ni disséminées.

Il n’est pas ici opportun de rappeler l’histoire de la politique russe en Ukraine depuis l’époque des grands troubles, de Pierre le Grand ou la Grande Catherine, ni celle des millions de morts issues de la famine, des épurations ou des déportations, subies par les populations ukrainiennes, sous le pouvoir de Staline, lui-même géorgien, et encore moins celle de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. En 1939 déjà, l’URSS s’était garantie contre toute agression sur le théâtre d’opérations sibérien, afin de se consacrer aux affaires européennes.

L’Ukraine avait l’option de la neutralité

L’agression actuelle contre l’Ukraine, pour tragique et regrettable qu’elle puisse être, se situe donc en droite ligne non pas de l’esprit malade de Vladimir Poutine, ainsi qu’on le prétend, mais d’une certaine idée de la grandeur de la Russie, de la communauté de destin des peuples orthodoxes, ainsi que des réalités géostratégiques contemporaines, celles des convergences d’intérêts russo-chinoises, et du refus de voir s’installer à ses portes un régime politique inféodé aux Etats-Unis d’ Amérique.

Que les vœux du peuple ukrainien ne soient pas pris en considération est certes l’aspect le plus blâmable de la situation; ceux des peuples irakien, palestinien, ou tibétain ne l’avaient pas été davantage. Mais il apparaît que dans tout cela, c’est la politique aveugle des dirigeants ukrainiens, soucieux d’intégrer leur pays au sein d’une Europe dont ils n’ont politiquement jamais fait partie, qui, plus que tout, n’a pas tenu compte des réalités.

La Géorgie et la Tchétchénie avaient déjà subi les effets de l’impérialisme russe sans que les Occidentaux daignent lever le petit doigt. Cela aurait déjà dû alerter les dirigeants ukrainiens, particulièrement après l’annexion de la Crimée et la crise du Donbass. Il n’en a rien été et quoiqu’on le prétende, l’Ukraine se retrouve aujourd’hui seule. Et les sanctions économiques et financières contre la Russie n’y changeront pas grand-chose, du moins à brève échéance.

L’Ukraine avait pourtant une autre option, celle de la neutralité, une voie qui avait été suivie par la Finlande depuis 1943, et qui assure à ce pays depuis lors une paix durable avec son redoutable voisin.

Dans tous les cas, les effets de l’invasion de l’Ukraine sont déjà patents: flambée des prix du gaz et du pétrole, et interruption peut-être définitive des exportations russes vers une Europe, désormais obligée de d’assurer ses besoins sur d’autres marchés, et accroissant sa dépendance énergétique, politique, et économique à l’égard des Etats-Unis d’Amérique, l’un des principaux fournisseurs mondiaux dans le domaine, il faut le rappeler, ainsi d’ailleurs dans une moindre mesure qu’Israël, depuis la mise en exploitation du champ gazier Leviathan en Méditerranée orientale.

Le jeu d’échecs pour la domination du monde

Pour les pays exportateurs de pétrole et de gaz, et pour les marchés financiers qui spéculent sur les prix des matières premières, après l’effondrement des prix imposé par la pandémie  Covid-19, cette agression russe possède un petit caractère providentiel, qui rend à priori inutile celle éventuelle contre l’Iran.

Tout comme les poupées russes, dans cette affaire ukrainienne, on trouve ainsi emboitées les unes dans les autres cette succession d’intervenants et d’intérêts, dont la plus petite, et la plus centrale, celle qui demeure indivise, est constituée par Wall Street. 

L’Ukraine, pourtant un grand pays en termes de ressources, de superficie et d’habitants, n’est plus qu’un pion dans le jeu d’échecs pour la domination du monde entre les grandes puissances.

L’intérêt, pour ne pas dire la survie, de la Tunisie qui dispose de la mer et d’un ensoleillement important, est plus que jamais tributaire de sa capacité d’en tirer profit afin d’assurer les besoins énergétiques, hydriques et alimentaires de sa population.

* Médecin de libre pratique.

«The New Map: Energy, Climate, and the Clash of Nations», essai de Daniel Yergin, éd. Hardcover , septembre 2020.

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