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«Genius devil» : L’ Amérique, de la démocratie à la ploutocratie

Quand le Groupe des 7, ainsi que des partis politiques locaux, jugent incompatible avec la démocratie la mise sous tutelle par l’Etat, en Tunisie, d’une corporation judiciaire appliquant «de facto» les normes de l’École de Chicago au service des milieux d’affaires locaux et internationaux, le mieux est de ne pas prendre leurs certitudes… pour argent comptant. Les leçons tirées de l’histoire même du libéralisme américain le dictent…

Par Dr Mounir Hanablia *

La déréglementation du marché et la financiarisation de l’économie sont elles intrinsèques à la démocratie ? Après le capitalisme sans entraves concomitant à l’industrialisation des Etats-Unis, et la crise économique de 1929, l’Etat fédéral a mis la bride sur l’investissement en imposant une réglementation garantissant une concurrence loyale entre les sociétés, interdisant la constitution de groupes économiques exclusifs (trusts) et encadrant les risques d’effondrement des sociétés et la ruine des investisseurs, du fait de la spéculation boursière.

Avec la reconnaissance des droits syndicaux des ouvriers, une nouvelle ère est née, qualifiée de New Deal, caractérisée par une distribution plus équitable des richesses, et une taxation conséquente du capital et des revenus. Dans un contexte caractérisé par le danger de la révolution mondiale, il s’agissait de donner des avantages susceptibles de contrecarrer l’adhésion au communisme de totalité ou d’une partie de la classe ouvrière.

Liberté d’entreprendre et rôle de l’Etat

Et puis il y a eu les années 60, l’ère de la contestation, des droits civiques, de la libération des femmes et des groupuscules gauchistes violents. Avec la guerre du Vietnam, les scandales liés à l’espionnage de la population, le choc pétrolier, l’inflation, la récession économique, le Watergate, certains (les Libertariens) pensaient que le gouvernement devenait un outil inutile, coûteux, gaspillant l’argent du contribuable, et même dangereux , dont il fallait se débarrasser. Le président Nixon projetait de consolider les acquis sociaux  par la généralisation de l’assurance maladie, mais il démissionna finalement.

C’est dans ce contexte trouble qu’en 1972 les dirigeants de quelques unes des plus grandes sociétés (IBM, Général Electric, AT&T) constituaient ce qu’on a appelé le Business Roundtable, pour étudier les mesures nécessaires susceptibles d’augmenter et de garantir leurs bénéfices en limitant l’interférence des pouvoirs publics dans les affaires, l’autre objectif étant de remettre en question les pouvoirs des syndicats, jugés menaçants.

Quelques années auparavant, Milton Friedman, un professeur d’économie de l’université de Chicago, était devenu célèbre en soutenant que l’Etat ne devait pas intervenir dans le marché, celui-ci s’autorégulant. Il fut soutenu en cela par Lewis Powell, un avocat, qui devait devenir juge de la Cour Suprême, dans un article intitulé ‘‘Attaque contre la libre entreprise américaine’’ , pour qui la seule raison d’être du marché était d’assurer des bénéfices.

Des comités de réflexion furent créés (American Enterprise Institute, Hoover Foundation) dans le but de diffuser cette vision «anti New Deal» de l’économie, et une action de lobbying entreprise auprès des représentants et des sénateurs, afin de les convaincre. Mais l’action ne se limita pas au seul domaine économique. Le domaine légal, jugé crucial, fut investi. L’avocat Robert Borke, celui du massacre du samedi soir lors du Watergate, qui fut le professeur de Bill et Hillary Clinton, remit en question toutes les décisions de la Cour Suprême adaptant la Constitution à l’évolution de la société, par une relecture de ses articles dans le contexte d’origine. Cela fut appelé «originalisme». En accord de quoi, la seule liberté garantie par la Constitution serait celle d’entreprendre et d’accroître ses bénéfices, moyennant des prix de vente raisonnables. Et la Federalist Society de laquelle émergèrent plusieurs juges de la Cour Suprême contribua d’une manière décisive à la diffusion de l’«l’originalisme» dans la pratique juridique américaine. Le Wall Street Journal devint une tribune habituelle de ce courant libertarien. L’école de Chicago, dite Law and Economics, avait par le biais de Ronald Coase, publié un article essentiel, ‘‘Le problème du coût social’’. La Law and Economics prétendait établir des normes en rapport avec les retombées économiques issues de l’application du droit. Grâce au généreux donateur Charles Koch, une figure éminente du pétrole, les universités les plus prestigieuses créèrent des départements spécialisés dans cette discipline.

L’accroissement non entravé de la richesse

A la fin des années 70, le cadre académique, juridique, médiatique, économique et relationnel était donc en place pour la réalisation des objectifs politiques du Business Round Table, l’accroissement non entravé de la richesse pour les plus grandes fortunes, le démantèlement des syndicats, et la suppression des acquis sociaux. Mais c’est avec l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir dans les années 80 que le programme fut mis réellement en pratique aux plus hauts échelons de l’Etat, avec une baisse importante des impôts sur les revenus, et le licenciement des grévistes du contrôle aérien.

En 1995 la fraction la plus riche (608 personnes) détenait la moitié de la richesse nationale. En 2015 cette part s’élevait à 86%.

Avec l’accession de Donald Trump à la présidence en 2016, les impôts sur les revenus étaient réduits à 21%. Durant la même période, la progression des salaires était plus que modeste alors que les prix grimpaient, les assurances maladie privées et les études étant toujours plus coûteuses.

En réalité, les lois anti trust étant réinterprétées dans un sens favorable aux milieux d’affaires, la formation d’oligopoles s’accompagnait d’un renchérissement des prix dont le consommateur payait en fin de compte la facture. Et la création éventuelle de travail induite par la plus value incluait essentiellement les pays avec des mains d’œuvre à faible coût. Mais la crise des subprimes en 2008 révélait les pratiques d’une économie spéculative usant du Leverage Buy Out pour réaliser des bénéfices importants réinvestis en bourse, au prix d’un endettement toujours considérable, du démantèlement d’entreprises productives et de la ruine de fonds d’investissement.

Secteur privé et préservation de l’intérêt général

Le président Obama n’eut pas le courage de rétablir la réglementation du New Deal alors qu’il en avait l’opportunité. Et en 2020, la crise du Covid mettait en exergue, ou plutôt confirmait l’impuissance du secteur privé de l’économie à assumer les contraintes liées à la préservation de l’intérêt général.

Comparativement à l’économie des pays scandinaves où malgré des charges sociales considérables, la croissance dépasse les 3%, celle des Etats-Unis plafonne dans la tranche des 2%, en grande partie grâce au boom de la production pétrolière et gazière. Et dans le classement GINI sur l’inégalité des richesses, ce pays se situe dans la tranche de l’Indonésie et du Congo, et derrière le Maroc et le Mexique.

La réalité a donc prévalu; le sur-enrichissement des uns avec l’appauvrissement de tous les autres n’a entraîné ni la croissance économique promise, ni assuré les besoins les plus urgents de la population, ni encore moins avec l’avènement des robots, garanti du travail au plus grand nombre, ou protégé l’environnement.

Avec le New Deal depuis le début des années 30, la démocratie américaine s’était préservée contre les excès du capitalisme débridé. C’est en démantelant cette réglementation, grâce à un travail de diffusion des idées par le biais des pouvoirs d’influence académiques et médiatiques, qu’on ne peut qualifier que de propagande, ainsi que par la levée de toute restriction juridique sur les subventions des campagnes électorales législative et présidentielle, que sous l’impulsion du Business Round Table, la Law and Economics s’est propagée aux plus hauts sommets de l’Etat américain, pour en devenir la norme, chez les Républicains comme les Démocrates, ainsi que d’ailleurs aux salons feutrés du Fond monétaire international (FMI), et de la Banque Mondiale (BM). Et quand le Groupe des 7, ainsi que des partis politiques locaux, jugent incompatible avec la démocratie la mise sous tutelle par l’Etat tunisien d’une corporation judiciaire appliquant «de facto» les normes de l’École de Chicago au service des milieux d’affaires locaux et internationaux, le mieux est de ne pas prendre leurs certitudes… pour argent comptant.

* Médecin de libre pratique.

*  »Evil Geniuses: The Unmaking of America: A Recent History », essai de Kurt Andersen, éd. Hardcover, 2020.

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