Face à une Tunisie surendettée et anxieuse, le Fonds monétaire international (FMI) alterne le chaud et le froid, le bâton et la carotte, en jouant à l’équilibriste. D’un côté, il ne veut pas en ajouter à une dette déjà insoutenable, de l’autre, il ne peut rester indifférent aux lamentations d’un pays au bord de la faillite. Les réformes économiques sont au centre des enjeux. Un niet du FMI signifiera de facto une faillite d’État, un crash politique aux conséquences géopolitiques incommensurables ! Le FMI doit arrêter de bâcler les enjeux, avec des professionnels juniors affectés pour décider de l’avenir de pays pauvres et démunis.
Par Moktar Lamari, Ph. D.
Le FMI vient d’achever une «visite virtuelle» d’une semaine en Tunisie. Mission: éplucher les comptes publics, prendre le pouls avant de calibrer des réformes économiques devenues incontournables.
Des discussions vexantes
Durant cette mission très technique, l’humiliation des fonctionnaires qui répondent au nom de la Tunisie était grande, vexante et indescriptible.
Un directeur général ayant participé aux discussions me confiait sous le couvert de l’anonymat : «Le FMI pose des questions très précises, très complexes et demande des preuves, c’est quasiment une investigation policière, une démarche humiliante!» Ajoutant : «Le FMI ne fait pas confiance à nos estimations, à nos indicateurs… ce n’est pas des discussions, c’est des interrogatoires en règle, des questions-réponses, c’est très stressant pour nous…!».
Certes, le gouvernement tunisien est au pied du mur: le tiers du budget 2022 n’est pas encore financé, et ne sera pas finançable sans recours à la dette et donc à une entente avec le FMI.
Et la Tunisie ne pourrait pas trop tenir sans un appui exceptionnel du FMI. Faute de quoi, le risque de défaut de paiement est très plausible dans le moyen terme.
«À court terme, ce risque est en partie atténué par le niveau actuel des réserves de change, qui fournissent un filet de sécurité pour les échéances de la dette extérieure», explique Mickaël Gondrand, analyste chez Moody’s.
Les potions amères du FMI
Le FMI ne peut pas refaire les mêmes erreurs; il ne peut plus continuer à abuser de l’incompétence de ses vis-à-vis tunisiens, de l’après-2011. Il ne peut pas faire plus de ce qui n’a pas marché avec les précédents gouvernements.
Pour l’opinion publique tunisienne, le FMI a du sang sur les mains. Et pour cause…
Le FMI a déjà gaffé avec la Tunisie en faisant l’éloge du dictateur Ben Ali, quelques semaines avant la fuite de ce dernier, mis à la porte par la révolte des victimes d’une croissance injuste et à la solde des plus nantis. Ces propos de la honte ont été prononcés par le patron en exercice au FMI (2010), Dominique Strauss-Kahn.
En janvier 1984, les recommandations du FMI, portant sur l’abrogation des subventions aux prix des produits de base ont suscité une révolte populaire, «la Révolte du pain». Une révolte réprimée dans le sang : plus de 875 morts tués par l’armée et la police.
Les Tunisiens n’ont pas oublié ces événements malheureux et criminels… et les impacts du FMI sur la dévaluation du dinar en 1964, en 1986 et en 2016. Un 25% de moins, à chaque fois, et pour, dit-on, une amélioration des exportations… un bluff qui se répète à l’identique.
Plus d’un Tunisien sur deux (57%) ne fait aucune confiance au FMI (cf. World Value Survey 2021).
Le FMI sait aussi qu’il a contribué à creuser la dette tunisienne, alors que l’Islam politique dominait l’État tunisien depuis 2011. Ce faisant, le FMI a pénalisé indirectement les générations futures en Tunisie, par la mécanique de l’équivalence de Ricardo. Une équivalence+connue qui dit que «plus de dettes aujourd’hui, c’est plus de taxes pour demain et moins de services publics pour les générations montantes.»
Repenser les critères
Pris dans son propre jeu et ses contradictions, le FMI va certainement incriminer ses critères d’attribution des crédits. En l’état, la Tunisie ne peut pas être financée facilement, étant en situation de dette insoutenable. Et dans tous les cas, pas plus de 2 milliards de $, contre 4 milliards de $ souhaités par la Tunisie.
Le FMI devrait aussi déléguer les meilleurs de ses experts pour mieux concevoir un éventuel programme de financement pour la Tunisie. Les professionnels juniors délégués pour les collaborations Tunisie-FMI ont échoué lamentablement.
Pour les prochaines semaines, le FMI devrait arguer l’urgence, plaider la force majeure pour initier des mesures exceptionnelles, comme il l’a fait récemment pour l’Argentine, un pays très endetté, très stratégique… mais très mal gouverné et qui accumule les faillites.
Mais jusqu’où peut aller le FMI dans son accommodement raisonnable en faveur de la Tunisie? Comment trouver des dérogations et les mécanismes exceptionnels pour ne pas laisser tomber la Tunisie, seule démocratie en terre d’Islam encore debout?
Durant cette dernière mission technique, le FMI a certainement eu le gros du bâton, pour tourner toutes les pierres (budgétaires et monétaires), croiser les discours des uns et des autres… et collecter beaucoup de données budgétaires et financières qu’il va passer au peigne fin, avant de revenir à la table de discussions, fin mars, pour un autre round de tractations.
Ça passe ou ça casse
Écrasé par une dette asphyxiante et une croissance anémique imposée par une décennie de mal-gouvernance, le pays est aussi en crise politique, le parlement est mis en repos forcé, et on s’affaire pour réécrire la Constitution de 2014, comme pour enterrer les origines institutionnelles de l’instabilité gouvernementale et s’extraire des griffes d’un l’islam politique, devenu néfaste pour l’économie et incompatible avec la prospérité et le progrès social.
Tous les pouvoirs sont fragilisés et toutes les institutions sont à couteau tiré.
Tous contre tous: l’exécutif contre le législatif, le judiciaire contre le sécuritaire, l’UGTT contre le patronat, les banques contre les investisseurs, les fonctionnaires contre les payeurs de taxes, le marché informel contre le marché formel… un vrai souk à la criée. Un vrai méli-mélo difficilement déchiffrable par le FMI et autres bailleurs de fonds.
Aussi, un timing peu propice à la mise en œuvre des douloureuses réformes économiques, déjà mal perçues par la population et par le principal syndicat de travailleurs.
Rééchelonner la dette bilatérale
Tunis a hâte d’avoir une rapide réponse positive de la part du FMI. Mais le FMI ne peut pas déroger à ses processus, règles et modes de fonctionnement. Le pays a déjà une dette insoutenable, ce qui peut peser dans la décision du FMI.
Pas de soutien du FMI si la Tunisie ne renégocie pas sa dette bilatérale, pour alléger la pression et trouver un espace budgétaire pour calmer la pression sociale.
Le FMI prépare une potion de cheval pour éviter que le gouvernement tunisien ne se débine des réformes, en maintenant les bluffs au sujet des réformes envisagées.
Selon nos sources, les discussions ont porté aussi sur les façons de rééchelonner une partie ou la totalité de la dette bilatérale. Un montant de l’ordre de 8 milliards de $, sur une dette totale de l’ordre 40 milliards de $ (y compris la dette des sociétés d’État).
Relaxer la pression de la dette
Une façon de relaxer la contrainte liée a l’insoutenabilité de la dette tunisienne. Une façon d’entre-ouvrir la porte aux bailleurs de fonds internationaux. Ceux-ci sont aux aguets et savent l’ampleur des affaires à faire en Tunisie, si on ouvrait la porte de la restructuration des sociétés d’État.
Le recours au Club de Paris pourra aider à rééchelonner la dette bilatérale. Mais, il ne peut le faire seul, il doit inviter des pays créditeurs, non membres (Chine, Algérie, Turquie, Qatar, Arabie saoudite…) pour maximiser les chances d’une restructuration globale, lissée et convenable pour la Tunisie.
Cela dit, les exigences du Club de Paris risquent d’être hors de portée de l’acceptable, pour les partis politiques en place et des médias à l’affût des faux pas et des zones d’ombre!
L’autre point d’achoppement a trait aux calibrages de réformes, avec de drastiques compressions budgétaires pour montrer sa bonne volonté et convaincre le FMI.
À ce sujet, l’équipe du FMI a rencontré plusieurs partenaires et ministères pour croiser l’information budgétaire et la fiabiliser, pour éviter les éventuels engagements pour des augmentations salariales convenues, mais pas annoncées comme par le passé pas si lointain quand chaque gouvernement promet ses augmentations salariales et fait payer le gouvernement suivant.
Le FMI veut travailler sur des chiffres crédibles, sur des projections fiables et des scénarios plausibles.
Un processus technique tortueux
On est en présence d’un processus complexe et chevauchant! Un processus à plusieurs pistes et impliquant plusieurs acteurs et partenaires internationaux.
La Tunisie tente de mobiliser les appuis de l’aide bilatérale et multiplie les rencontres diplomatiques, avec des promesses à la clef.
Pour sortir de l’impasse budgétaire, la Tunisie mobilise quelques partenaires bilatéraux, amis des institutions multilatérales, et tente d’amadouer même quelques banques et bailleurs de fonds privés, un peu partout dans le monde, y compris dans les pays considérés ennemis!
Le FMI vérifiera le tout, et son feu vert est nécessaire pour tout un montage financier de mobilisation de fonds (prêts, garanties, subventions) venant des autres partenaires internationaux.
Les banques tunisiennes sont tenues à l’écart; elles ne sont pas en mesure de financer davantage, car elles sont déjà prises à la gorge par de colossales sommes prêtées et qui ne sont pas remboursées dans les délais… avec des reports qui se multiplient.
Après un plongeon inédit de 8,9% du PIB en 2020, la reprise est lente : 3% l’an dernier et sûrement moins cette année: 2,5% selon l’agence de notation Moody’s.
Les industries du bâtiment, du tourisme et des transports sont au creux de la vague. Et le taux de chômage, déjà élevé, a grimpé à 18,4% l’an dernier. La productivité globale des facteurs est en chute libre, et on dirait que le pays a perdu le sens du travail, l’impératif de la compétitivité et la résilience habituelle.
Dégraisser la fonction publique
Un coup dur pour une économie qui peinait déjà à résorber ses déséquilibres budgétaires et extérieurs importants.
Le déficit courant s’est réduit ces dernières années, mais il restait élevé, à 6,8% du PIB en 2020. Quant au niveau de la dette publique (99% du PIB), il dépasse l’entendement, rendant la dette insoutenable. Les agences de notation Moody’s et Fitch continuent de dégrader la note souveraine du pays, avec une cotation qui a touché le Caa1.
Incapable de recourir aux marchés financiers du fait de taux d’intérêt élevés, la Tunisie a donc impérativement besoin d’un accord avec le FMI qui débloquerait ensuite l’aide d’autres bailleurs de fonds.
Le FMI exige en retour des «réformes très profondes, structurelles» : dégraisser la masse salariale colossale du secteur public, réformer les entreprises publiques, diminuer les subventions aux produits de première nécessité…
Le timing politique n’est pas propice à des réformes impopulaires.
Certes, le fait que Kaïs Saïed détient tous les pouvoirs évite le risque d’un enlisement des débats au parlement, mais la contrepartie est que toute décision doit impliquer la responsabilité politique et morale du président.
Enfin un interlocuteur unique! Le FMI doit s’en féliciter, les précédents gouvernements de coalition n’avaient pas la capacité de s’entendre, et ont tous trahi leurs promesses de réformes et engagements auprès du FMI et bailleurs de fonds, bilatéraux et multilatéraux.
Populisme et opportunisme
Le discours politique est truffé de populisme, voulant donner le pouvoir au peuple et procurer plus de pouvoir d’achat, ici et maintenant. Les économistes du sérail s’inscrivent dans cette démarche populiste et opportuniste.
Le président ne veut pas perdre son socle de popularité pour une refonte de la Constitution, et cette nouvelle constitution sera soumise à référendum en juillet, en plein été.
Kaïs Saïed ne peut pas avancer sans une trêve sociale et une certaine connivence de l’UGTT, la puissante centrale syndicale du pays. Ce syndicat a tenu son 25e congrès il y a deux semaines, en affirmant son opposition nette à ce qu’il qualifie de «diktatsdu FMI».
L’élaboration d’un accord avec le FMI n’est pas pour demain matin. Quelques longs mois sont requis pour amadouer l’UGTT, raisonner les revendications sociales et faire évoluer le discours politique au sommet de l’État.
En théorie, Kaïs Saïed pourrait continuer à profiter des sondages favorables, pour neutraliser l’islam politique et faire avancer son projet politique.
En attendant, le FMI va continuer à cuisiner le gouvernement et à éplucher les comptes publics, avec des résultats incertains, pour ne pas dire frustrants pour le commun des mortels en Tunisie. À l’impossible, nul n’est tenu!
L’opinion publique mérite plus d’informations et d’explications de la part de leur gouvernement au sujet des discussions tenues la semaine dernière avec le FMI.
Dans les prochains rounds, les discussions doivent être menées avec la participation d’experts tunisiens reconnus et crédibles, pour ne pas avoir été dans les précédents gouvernements ou encore dans les coalitions et ceintures politiques des gouvernements qui ont endetté le pays, pour obscurcir encore et encore les horizons des jeunes générations tunisiennes.
* Universitaire au Canada.
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