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Solidarité avec l’Ukraine, dites-vous ?

Le bombardement de Kiev est-il plus dramatique et plus condamnable que ceux de Gaza ou de Bagdad.

Les animateurs et envoyés spéciaux des chaînes de télévision et de radio occidentales rivalisent pour condamner la violence de l’intervention militaire russe en Ukraine et les souffrances des Ukrainiens. Le malaise c’est que les experts militaires et professeurs de Sciences Po, nous les avons connus beaucoup moins diserts en d’autres circonstances tout aussi dramatiques, lorsque les agresseurs étaient blancs et les victimes basanées.

Par Mohamed Ridha Bouguerra *

Depuis bientôt une semaine maintenant, c’est-à-dire depuis le déclenchement des événements en Ukraine, je suis saisi par un sentiment d’écœurement et de dégoût et me sens gagné par l’abattement.

Je précise d’entrée de jeu que je ne juge pas si Poutine a ou non raison de ne pas accepter, à l’instar de Kennedy à l’automne 1962 lors de la crise des fusées soviétiques livrées à Cuba, la présence de missiles américains près de ses frontières et pointés dans la direction de son pays.

Il est également important de noter que je suis solidaire des civils ukrainiens qui sont en train de connaître les affres de la guerre pour avoir personnellement connu, alors que j’étais adolescent, un avant-goût de ces affres en 1961 durant la bataille qui a endeuillé Bizerte, ma ville natale.

Les généreuses paroles

Le malaise dont je parlais est provoqué par les commentaires des animateurs et envoyés spéciaux des chaînes de télévision et de radio françaises, par les propos inhabituels dans la bouche d’analystes, politologues, experts militaires et autres professeurs de Sciences Po que nous avons connus beaucoup moins diserts en d’autres circonstances tout aussi dramatiques.

Tous, en ce moment, décrivent par le menu les dégâts «horribles» causés aux civils ukrainiens par la guerre et nous en montrent à longueur de JT des images navrantes : immeubles éventrés par les bombardements et véhicules calcinés ou en proie aux flammes. Des images aussi de pauvres gens entassés dans des sous-sols ou se bousculant pour monter dans un train ou encore à pieds sous la neige sur le chemin de l’exil. Des images surtout de petits enfants apeurés serrés dans les bras de leurs parents et faisant la dure expérience de la guerre.

Ces commentateurs n’oublient pas de nous rappeler les lois de la guerre et la nécessaire protection des habitants dans les zones de combat. Ils font appel aux Droits de l’Homme et nous sortent de bien beaux mots comme éthique, solidarité, valeurs européennes ou résistance à l’envahisseur.

Nous aurions été nombreux, très nombreux à applaudir des deux mains à de telles généreuses paroles, à tant de compassion et à de si beaux élans qui manifestent un soudain et merveilleux réveil chez leurs auteurs du sens de l’humain et de la justice. Il se trouve que tout cela, au contraire, nous révolte, nous serre le cœur et nous donne la nausée ! Car ce sens de l’humain et de la justice nous le découvrons pour la première fois dans la bouche de ces experts avisés. Jamais de telles condamnations de l’agresseur n’ont été exprimées et n’ont retenti sur les ondes des stations de radio et des chaînes en question. Et pourtant ce ne sont pas les occasions qui ont manqué ici !

L’indignation à géométrie variable

Que l’on se souvienne, à titre d’exemples seulement, des 52 jours de bombardements israéliens sur Gaza en 2014, des tas de cadavres en décomposition à Sabra et Chatila, du long siège de Beyrouth par les soldats de Tsahal, du bombardement américain d’Al Amyria à Bagdad qui a coûté la vie, au bas mot dit-on, à six cents personnes qui y avaient trouvé refuge durant l’invasion de l’Irak.

Mais sur quelle planète se trouvaient ces commentateurs et où regardaient-ils lorsque des immeubles ont été transformés, ces dernières années ou ces derniers jours, en monceaux de ruines et de cendres au quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem, à Homs, Alep, Tripoli, Beyrouth, Bagdad ou Kaboul ? Ne voient-ils pas, à longueur d’années, de jeunes enfants malmenés, abattus à bout portant même par des soldats surarmés en Cisjordanie ? Leur silence, qui dure depuis des années déjà, signifie-t-il que la vie leur semble normale, voire acceptable, pour près de deux millions de personnes dans cette prison à ciel ouvert qu’est devenue la Bande de Gaza ? Pourquoi la résistance de civils ukrainiens à l’ennemi est-elle légitime et louée alors que celle des Palestiniens est constamment condamnée et assimilée au terrorisme ? Pourquoi doit-on apporter aide et soutien aux réfugiés ukrainiens et refouler manu militari ceux venant de Syrie ou d’Afghanistan ? Pourquoi l’Ukraine a-t-elle droit à l’aide militaire internationale alors que la coalition américaino-anglo-française déverse des bombes sur la Syrie et ne promet aux Syriens, depuis une dizaine d’années, que de la sueur, du sang et des larmes ?

La suprématie intériorisée de l’Européen

Si tant de morts, d’injustices, de massacres, de ruines et dévastations n’avaient pas déjà réveillé le sens de l’humain chez tous ceux que l’on voit actuellement en train de se succéder devant les micros et les caméras de France info ou France 24, n’est-ce pas parce que pour eux l’indignation est à géométrie variable ? Seul l’Européen, l’Occidental en général, en est digne mais non les sous-hommes que sont, consciemment ou inconsciemment à leurs yeux, tous les autres ?

C’est ce deux poids-deux mesures qui donne le haut-le-cœur en raison de tout ce que cela entend comme suprématie intériorisée de l’Européen sur les autres peuples. Avec aussi tout l’esprit colonialiste refoulé mais jamais complètement disparu qui ressurgit encore en 2022 !

* Docteur honoris causa de l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand.

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