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Tunisie : Fitch commet une faute morale!

Trop sévère, très injuste, avec démonstration bâclée, voire même immorale ! Voilà ce je pense de la décision de Fitch, annoncée ce vendredi 18 mars 2022, et mettant la Tunisie dans la notation spéculative CCC. Pour un pays, être noté CCC c’est être de facto insolvable, maudit et infréquentable par les investisseurs et les bailleurs de fonds. Une vraie descente aux enfers pour les taux d’intérêt, pour l’investissement et pour le pouvoir d’achat en Tunisie. Explications…

Par Moktar Lamari, Ph. D. *

Ça tombe mal, le Trésor public tunisien est déjà exsangue, meurtri pas le fardeau de la dette! Le Budget de l’État pour 2022 a besoin de 6 milliards de $ pour être bouclé. La dégradation de Fitch fait flamber le coût du capital (agios, primes de risque et intérêts) pour amener les taux d’intérêt à quasiment 14%. Suffisamment pour plomber la croissance, anéantir l’investissement, étioler le dinar et asphyxier la prospérité. Suffisamment pour envenimer un contexte politique déjà explosif.

Un coup bas ! 

Pas par hasard, la dégradation de Fitch s’est faite alors le pays célèbre le 66e anniversaire de son indépendance. Message subliminal, c’est comme pour rappeler à la Tunisie post-2011, sa dépendance et son addiction à la dette et aux bailleurs de fonds internationaux. 

Fitch Rating, agence de notation américaine, créée par un Français depuis 1913, a commis l’irréparable pour la Tunisie du post-2011. Cette agence qui fait partie d’un trio, agissant en oligopole avec 95% de part du marché international du rating (Fitch, S&P, Moody’s), a par le triple C accolé à la Tunisie, planté un autre gros clou dans le cercueil de l’intermède démocratique de la Tunisie de la révolte du jasmin.  

L’histoire des faits économiques nous apprend qu’il faut presque une quinzaine d’années de bonne gouvernance et d’austérité pour se remettre de la notation CCC et rejoindre la note de A (ou même B). Pour les États, c’est autant d’années de calvaire avec des taux d’intérêt exorbitants, avec un État qui perd sa capacité à investir dans les services publics et avec des opérateurs économiques qui, faute de capital accessible, ne peuvent plus investir, pour créer la richesse et le bien-être collectif.

Ce délai pour le retour à la normale a été vécu par le Brésil, pour nommer que ce pays.

La Tunisie est passée de la notation A- à celle de CCC, entre 2007 et 2022 (15 ans), avec une dizaine de dégradations successives. Mais, cette dernière dégradation est la pire, puisqu’elle coûtera très cher au pays.

Une dégradation qui empire la trajectoire du Printemps arabe. L’État tunisien est déjà pris à la gorge par ses querelles internes, par ses échéances de ses remboursements et par une chute vertigineuse de la qualité des services publics et du niveau de vie.

Certes, la gouvernance de la Tunisie est chancelante et mal au point. Certes, les institutions politiques en place sont dysfonctionnelles, mais de là à pénaliser aussi sévèrement un pays et une société entière, de façon opaque et aussi expéditive, il y a anguille sous roche. 

Plusieurs raisons mettent en doute la rectitude de cette notation dévastatrice. Mes réserves et mes griefs touchent aussi bien le fond que la forme de la décision de Fitch.

Une décision à portée spéculative 

L’agence Fitch a annoncé la dégradation, vendredi le 18 mars, en début d’après-midi, alors que les bourses américaines et européennes sont encore ouvertes.

Ce n’est pas anodin, cela est de nature à accélérer la revente et la dépréciation des obligations émises par la Tunisie. Cette façon de faire est contraire aux normes éthiques et aux principes déontologiques qui veulent protéger les pays vulnérables et surendettés contre la spéculation et le chantage par les fonds vautours, entre autres.

Ce faisant, Fitch a pénalisé et indument les obligations tunisiennes en circulation et indirectement la Tunisie. Il y a ici crime de manipulation des marchés.

En 2011, l’Italie a porté plainte en justice contre Fitch pour cette même raison. Notamment, pour avoir dégradé la note italienne et d’avoir annoncé cette dégradation alors que certaines places boursières sont encore ouvertes, donnant ainsi une information privilégiée à certains courtiers et spéculateurs au détriment des intérêts du pays. 

La Tunisie peut porter plainte contre Fitch au sujet de cette manipulation du marché. Une manipulation qui coûtera cher à l’État tunisien, à l’image politique du pays et surtout aux contribuables tunisiens. La société civile peut s’organiser aussi porter plainte auprès des tribunaux tunisiens, contre Fitch et particulièrement contre ceux ayant commis le délit d’initié et permis les spéculations liées. Fitch doit s’expliquer et compenser l’État tunisien, pour ces méfaits et pertes exceptionnelles, après recours en justice (nationale et internationale). 

Décision de lobbyistes, pour faire pression

L’annonce de Fitch est tombée 2 heures avant que Gery Rice, porte-parole du FMI, confirme la visite prochaine (fin de la semaine en cours) d’une visite d’un staff réduit d’experts du FMI pour un autre round de discussions techniques avec le gouvernement tunisien. Visite visant à préciser les contours d’une entente et convenir d’un nouveau programme de prêt du FMI à la Tunisie.

Encore une fois, le timing n’est pas neutre!

Sans aucun doute, on est en présence d’une opération concertée FMI-Fitch pour mettre plus de pression sur le gouvernement tunisien et l’amener à faire des concessions majeures au profit du FMI, et indirectement aux autres bailleurs de fonds, bilatéraux et multilatéraux. Les réformes douloureuses sont en ligne de mire de cette pression.

Pas pour rien, le communiqué de Ficth a indiqué nommément et à répétition le FMI et le Club de Paris, comme passages obligés pour que la Tunisie s’en sorte de sa crise de financement et pourvoir accéder aux marchés.

Les agences de notation les plus connues, à savoir Fitch, Moody’s et S&P, ont été prises en flagrant délit de conflit d’intérêts pendant la crise des subprimes en 2008-2009. Ces agences ont manipulé les notations et influencé les marchés pour en profiter comme entreprises motivées par le profit.

Par sa décision, au sujet de la dégradation de la note souveraine de la Tunisie, Fitch a agi en juge et partie. Fitch détient indirectement des actifs et des participations chez des bailleurs de fonds européens (notamment français) qui ont prêté à l’État tunisien, durant les 10 dernières années.

Par ces manipulations peu éthiques, Fitch et consœurs, ont par le passé récent eu maille à partir avec la justice pour des procès réglés hors cours, pour compenser des États lésés par ces agences. Des scandales qui ont justifié deux commissions d’enquête sénatoriales: une menée par le Sénat américain en 2010 et une autre menée par le Sénat français en 2012. Dans les deux cas, Fitch et consœurs ont été sermonnées et condamnées à régler de grosses sommes d’argent (hors cours) pour s’en sortir.

Le fait d’insister sur le passage de la Tunisie par le Club de Paris, pour restructurer sa dette, n’est pas neutre et confirme la présence de connivences entre Fitch et certains des bailleurs de fonds préteurs pour la Tunisie. Une connivence qui vise à augmenter la pression sur l’État tunisien, et pour tirer davantage de profit de ces obligations de facto dévalorisées et appelées à être bardées rapidement.

Une notation techniquement boiteuse et opaque

La notation de Fitch est techniquement irrecevable, par son opacité et son argumentaire. On ne comprend pas les pondérations et la modélisation qui a fait basculer la Tunisie d’une note de B- à CCC. Fitch garde le secret de fabrication de sa notation et ne veut pas communiquer les détails de son processus de calcul lié.

Certaines statistiques affichées par Fitch dans son communiqué sont fausses, biaisées ou incomplètes. Techniquement parlant, j’en cite 5 biais statistiques et méthodologiques :

  1. Le communiqué de Fitch prend pour acquis que la dette tunisienne est déjà insoutenable. Mais, il n’apporte aucune preuve à ce sujet, absolument aucune preuve. Les auteurs s’appuient sur une hypothèse émise, au détour d’une annexe, par le FMI (en février 2021). Une hypothèse formulée au conditionnel et sans preuves économétriques tangibles. Le FMI ne s’est pas encore prononcé à ce sujet de manière claire, franche et officielle. Fitch n’a pas le droit de prendre pour acquise une hypothèse émise au conditionnel par le FMI. Le FMI doit se prononcer à ce sujet, illico presto, pour dire la vérité. La Tunisie peut demander réparation à Fitch si le FMI ne confirme pas son constat, quant à l’insolvabilité de la dette tunisienne.
  2. Le communique de Fitch occulte le contexte et les contingences exceptionnelles que traverse le Trésor public tunisien actuellement. Un contexte plombé d’abord par la pandémie de la Covid-19 (depuis 2020), ensuite par la montée récente et extraordinaire des coûts des produits alimentaires et énergétiques, depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Des forces majeures, des paramètres exogènes à la Tunisie sont en cause, dans la débandade de l’économie Tunisie et du trésor public. Surtout que le pays est déjà très endetté et involontairement privé de ses moteurs de croissance (tourisme, chute des exportations vers la Libye en guerre, sècheresses à répétition, etc.). Ce contexte aurait dû être pris en compte pour nuancer la décision de dégradation, et pas pour la précipiter et l’entériner sans plus d’investigation et de preuves.
  3. Le communiqué de Fitch ne tient pas compte des appréciables réserves en devises détenues par la Tunisie (127 jours), malgré la crise et grâce au soutien grandissant de la diaspora tunisienne à l’étranger (un million d’expatriés solidaires de leur famille au pays). Les transferts de la diaspora tunisienne sont exceptionnels et ceux-ci contribuent grandement au soutien des réserves en devises détenues par la Tunisie. Une vraie manne qui a été occultée par les analyses de Fitch.
  4. Le communiqué de Fitch ajoute, dans son annexe méthodologique, que sa décision a utilisé une modélisation qui tient compte de 18 variables, mises en équation de régression linéaire, avec des moyennes mobiles sur 3 ans pour chaque variable. Mais Fitch ne dit pas plus sur la nature de ces variables, et ne dit rien sur son modèle ou les proxys et données statistiques considérées et intégrées dans son modèle économétrique. Des variables certainement erronées, l’Institut tunisien de la statistique (INS) n’ayant pas actualisé toutes ses données statistiques depuis la fin de 2021. Fitch a bricolé ces statistiques, une pratique forcément immorale. Un bricolage qui met en doute la crédibilité de la dégradation de la note de B- à CCC. Et ici, Fitch perd sa crédibilité au grand jour. Le tout, alors que l’agence joue aux donneurs de leçons et aux conseillers aviseurs intègres «scientifiquement» parlant.
  5. Le communiqué de Fitch salit volontairement la réputation du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, Marouane El Abassi, en lui faisant dire ce qu’il n’aurait certainement pas dit. Voici les propos de Fitch à ce sujet, comme mentionnés dans le communiqué : «However, the central bank may prove unwilling to raise interest rates to tame inflation and stem external outflows given the modest economic recovery and the negative impact it would have on government funding costs». Traduction : «Cependant, la BCT pourrait se montrer réticente à relever les taux d’intérêt directeur pour maîtriser l’inflation et endiguer les sorties de capitaux étant donné la reprise économique modeste et l’impact négatif qu’elle aurait sur les coûts de financement de l’État». C’est de la pure spéculation, Fitch utilise encore une fois une rumeur, un raccourci douteux, et des approximations pour les considérer comme données crédibles à intégrer dans ses modèles de calcul. Le gouverneur de la BCT doit démentir et s’exprimer pour dire s’il a effectivement dit aux experts de Fitch qu’il ne peut plus augmenter le taux d’intérêt directeur! On comprend que l’actuel gouverneur de la BCT, lui aussi sanctionné par un C, par une agence de notation spécialisée (Banker) doit défendre sa crédibilité et son intégrité.

En conclusion, et dans ce contexte chaotique, la cheffe de gouvernement Najla Bouden doit sortir de son mutisme pour s’indigner face à cette dégradation de la notation de la Tunisie. Elle doit aussi s’exprimer pour nous dire combien le contribuable tunisien a déboursé pour ce genre de rapport bâclé, biaisé et maléfique pour la Tunisie. Puisque, Fitch n’est pas un enfant de chœur, il facture ses rapports produits pour les pays émetteurs à des sommes avoisinant un million de $US (presque 3 millions de dinars) par rapport. Pour ce montant, la Tunisie s’attendait un travail moins bâclé de la part de Fitch.

* Universitaire au Canada.

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