Pour mieux comprendre les raisons profondes du conflit militaire dévastateur qui se déroule depuis le 24 février 2022 aux confins de l’Europe de l’Est et qui oppose la Russie à l’Ukraine, il faut remonter à l’histoire récente de cette région que tout aurait pu réunir mais où les graines de la discorde ont été semées il y a un peu plus d’un demi-siècle.
Par Habib Glenza
Zbigniew Brzezinski, politologue américain connu pour avoir été l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter dans les années 1980 et grande figure de la politique étrangère américaine, révélait dans son fameux ouvrage Le grand échiquier paru en 1997, la stratégie géostratégique des Etats-Unis, où il écrivait notamment : «L’élargissement de l’Europe et de l’Otan serviront les objectifs, aussi bien à court terme qu’à plus long terme, de la politique américaine. Une Europe plus vaste permettrait d’accroître la portée de l’influence américaine, et avec l’admission de nouveaux membres venus d’Europe centrale, multiplierait le nombre d’Etats pro-américains au sein des conseils européens, sans pour autant créer une Europe assez intégrée politiquement pour pouvoir concurrencer les Etats-Unis dans les régions importantes pour eux, comme le Moyen-Orient.»
Toute l’ambiguïté des politiques américaines se retrouve donc dans cette approche expansionniste et, surtout, sans gêne, le géostrtège ne s’encombrant même pas de précautions de style, surtout quand il parle de l’avenir qu’il entrevoit pour la Russie, héritière d’un empire appelé Union Soviétique et qui venait juste de tomber suite à l’effondrement du Mur de Berlin en 1989.
Aux origines d’un conflit annoncé
Pour une Russie, qui a déjà perdu une part importante de son territoire et de ses populations , Brzezinski préconise une partition en trois États : «une Russie européenne, une république de Sibérie et une république extrême-orientale». On voit bien l’idée : «La Russie européenne adhère à l’Union européenne et serait ainsi neutralisée, tandis que la Sibérie et la république extrême orientale pourraient soit tomber sous influence américaine ou servir de monnaie d’échange dans des discussions avec la Chine ou l’Iran».
Depuis les choses ont bien changé. Et alors que les Etats-Unis continuaient à adopter une politique impérialiste, deux facteurs majeurs se sont renforcés : la croissance chinoise qui ne s’est pas essoufflée d’une part comme le supposait Brzezinski en 1997, et d’autre part, la Russie, forte de la hausse du prix des matières premières, a recouvré les moyens de ses ambitions et d’une puissance retrouvée.
Toute guerre est détestatble, mais il n’y a jamais de guerres sans raisons. La raison qui a conduit les Russes à envahir l’Ukraine est le refus des Occidentaux de négocier une situation de paix et de sécurité avec la Russie depuis la chute de l’URSS, notamment après les accords de Minsk I et II en 2014 et 2015.
Flash-back. En 1954, Nikita Khrouchtchev «donnait» la Crimée à l’Ukraine avec un simple décret. Cette cession avait surpris, mais le «don» était symbolique car l’Ukraine faisait partie intégrante de l’URSS. Ce n’est qu’en 1991, quand l’Union soviétique se disloqua, que les conséquences de cette décision se sont fait sentir : la Crimée s’est trouvée alors soumise à l’autorité d’un pays avec lequel elle a peu d’histoire commune.
Pendant près de deux siècles, la péninsule avait été la tête de pont de la Russie dans les mers chaudes où la marine russe établissait le quartier général de sa flotte en mer Noire, à Sébastopol.
Plus tard, le don de Khrouchtchev s’est avéré un cadeau empoisonné pour les russophones qui habitent la région du Donbass composée des villes de Oblasts, Donetsk et Lougansk.
La crise des missiles de Cuba
Il s’agit d’une suite d’événements survenus du 16 octobre 1961 au 28 octobre 1962 et qui ont opposé les États-Unis et l’Union soviétique au sujet des missiles nucléaires soviétiques pointés en direction du territoire des États-Unis depuis l’île de Cuba, qui ont mené les deux blocs au bord de la guerre nucléaire.
En novembre 1961, les États-Unis déploient 15 missiles Jupiter en Turquie et 30 autres en Italie, lesquels sont capables d’atteindre le territoire soviétique.
Le 7 février 1962, les États-Unis annoncent un embargo contre Cuba.
En mai 1962, Khrouchtchev déclenche l’opération Anadyr : il envoie 50 000 soldats, 36 missiles nucléaires SS-4 et deux SS-5 ainsi que 4 sous-marins à Cuba pour empêcher les États-Unis d’envahir l’île. Toutefois, Cuba se trouve à moins de 200 km de la Floride, ce qui rend le territoire des États-Unis vulnérable aux missiles soviétiques.
Le 28 octobre 1962, Khrouchtchev annonce le démantèlement des armes offensives installées à Cuba, en contrepartie de l’engagement de John F. Kennedy à ne pas envahir l’île et du démantèlement de tous les missiles Jupiter de Turquie, de Grèce et d’Italie. Cet accord enclenche la fin de la crise.
La promesse non tenue de James Baker
Le 31 décembre 1990, le ministre allemand des Affaires étrangères, Hans Dietrich Genscher déclarait que «les changements en Europe de l’Est et le processus de réunification allemande ne doivent pas conduire à une atteinte aux intérêts soviétiques». L’Otan, a-t-il ajouté, devait exclure toute expansion vers les frontières de l’URSS. Le diplomate allemand admettait qu’en contrepartie de la réunification allemande, il n’y aura pas d’extension de l’Otan vers l’Est.
La déclaration de James Baker de ne pas étendre l’Otan d’un pouce vers l’Est a été prise au mot par Moscou, ce qui créa, plus tard, un grand malentendu entre les deux puissances. Cette promesse non tenue par les Etats-Unis et leurs alliés européens est à l’origine de tensions dont celle qui surgit récemment entre la Russie et l’Ukraine a propos d’une possible adhésion de ce pays à l’Otan, exactement comme cela a été le cas à Cuba en 1962, lorsque l’URSS avait installé des missiles pour défendre Cuba, à la demande de Fidel Castro!
Aujourd’hui, Poutine estime qu’il n’est pas question de laisser l’Ukraine adhérer à l’Otan, car cela mettrait en danger, non seulement la sécurité de la Russie, mais aussi son existence. En effet, un missile balistique à tête nucléaire peut atteindre Moscou en 4 minutes et les conséquences seront apocalyptiques
Non respect des accords de Minsk par l’occident
L’accord Minsk I a été signé le 8 décembre 1991 par Boris Eltsine, président de la république socialiste fédérative soviétique de Russie; Stanislaw Chouchkievitch, président de la république socialiste soviétique de Biélorussie; et Leonid Kravtchouk, président de la république socialiste soviétique d’Ukraine.
La légalité de cette ratification suscite toutefois des doutes parmi certains membres du parlement russe qui notent que, selon la Constitution de la Russie de 1978, l’examen de ce document relevait de la compétence exclusive du Congrès des députés du peuple de Russie.
Le protocole de Minsk, signé le 5 septembre 2014, tente de faire cesser la guerre du Donbass, dans l’Est de l’Ukraine.
L’accord Minsk II, signé le 11 février 2015, porte sur des mesures concernant également la guerre du Donbass à la suite de l’échec du protocole de Minsk, mentionné à l’alinéa précédent.
Malheureusement ces deux accords sont restés lettre morte, pour l’Ukraine et, surtout, pour ses partis ultras nationalistes et anti-russes.
Emergence du nationalisme ukrainien
le mouvement Azov, qui en est le principal porte-drapeau depuis la fondation de son parti, baptisé Corps national, le 14 octobre 2016, est à l’aval de cette mutation politique favorisée par le contexte géopolitique immédiat. Centralisé autour d’Andriy Biletsky, le fondateur du régiment Azov puis du parti Corps national, le mouvement Azov peut être considéré comme l’incarnation d’un «nationalisme soldatesque» situé à l’intersection de l’extrême droite parlementaire de Svoboda, qui compte aujourd’hui un député à la Rada, le parlement ukrainien, et des groupuscules paramilitaires ultra-nationalistes et néo-nazis. C’est de ceux-là que parle Poutine quand il justifie son invasion de l’Ukraine par le nécessaire combat contre les néo-nazis.
Le problème c’est que les puissances occidentales ont toujours refusé de négocier une situation de paix et de sécurité avec la Russie pour tenter de calmer les inquiétudes de ses dirigeants, faisant ainsi peser une menace sur un empire renaissant et qui cherche à le faire comprendre.
Depuis 2014, les russophones de la région du Donbass sont systématiquement bombardés par les ultras nationalistes et néonazis du groupe Azov. Ces bombardements ont fait plus 13.000 morts en 8 ans. Pas de réaction de la part des responsables ukrainiens et occidentaux. Pire, les puissances occidentales refusent de négocier une situation de paix et de sécurité. Au contraire, elles jettent de l’huile sur le feu en permanence. Par ailleurs, l’intransigeance et l’hostilité des Américains vis-à-vis de la Russie, depuis 30 ans, cache la vision impérialiste de l’Occident à vouloir s’emparer de l’Ukraine pour ensuite démembrer la Russie en 3 républiques bananières. Une fois la Russie affaiblie et économiquement ruinée, les Américains et leurs alliés s’occuperont de la Chine. Taïwan sera la prochaine Ukraine. Et d’ici là, il se trouvera des pays soumis qui viendront défendre les intérêts géostratégiques des Américains contre des promesses qui ne seront jamais tenues!
La Russie passe à l’attaque
L’intervention de Poutine en Ukraine est donc due, en partie, au refus des Occidentaux de négocier un accord de paix et de sécurité, en 3 points, espéré par Moscou: 1- l’exclusion toute expansion de l’Otan vers les frontières de l’ex-URSS, comme l’avait promis James Baker en 1991 à Gorbatchev; 2- la démilitarisation de l’Ukraine à l’instar de la Finlande; et 3- l’octroi d’une autonomie à la région du Donbass.
Au début de cette année, la tension est montée d’un cran et les événements se sont accélérés : le 22 janvier, les Russes ont appris que le groupe Azov allait commettre un génocide sur les russophones du Donbass. Un mois après, le 24 février, le conflit a éclaté, qui aurait pu être évité si les Américains avaient tiré les leçons du conflit qui les avait opposés à Khrouchtchev en 1962, au sujet de la crise des missiles de Cuba.
Pour beaucoup d’analystes, il ne fait aucun doute, que le conflit russo-ukainien a été planifié bien avant le démembrement de l’URSS en 1990 et surtout après les accords de Minsk I et II en 2014 et 2015.
Les Occidentaux ont poussé le gouvernement de Kiev à ne pas reconnaître ces accords en contrepartie d’une promesse d’adhésion à l’UE et à l’Otan. Sans réfléchir aux conséquences d’un conflit qui peut faire trop de dégâts matériels et humains, laissant surtout s’installer une animosité entre les deux peuples liés par la géographie, l’histoire et la culture. Il faut rappeler, à ce propos, l’animosité qui règne encore aujourd’hui entre les pays de l’ex-Yougoslavie, après les guerres menées par l’Otan en Europe centrale de 1991 à 2001.
Il est difficile de comprendre la naïveté du gouvernement ukrainien à entrer en guerre contre la première puissance nucléaire mondiale en contrepartie d’une promesse d’adhésion à l’UE et à l’Otan, alors que l’Ukraine ne répond à aucun critère pour faire partie ni de l’Otan ni de l’UE.
Anatole France disait : «On croit mourir pour la patrie; on meurt pour des industriels». J’ajouterai pour ma part : «On meurt pour les industriels occidentaux».
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