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Tunisie : Un pays sous dopage juridique

Continuer à noircir les pages du journal officiel en ajoutant des lois aux lois, comme on le fait en Tunisie depuis 2011, peut donner l’illusion d’agir sur le réel, mais en fait cela relève plus de l’esprit magique où les incantations se substituent aux actions, car à quoi bon entasser les lois si les autorités sont incapables de les faire appliquer comme en Tunisie ?

Par Mehdi Jendoubi *

Faites des lois, vous changerez le réel. Cela est vrai et cela a été expérimenté en Tunisie avec la promulgation du Code du statut personnel en 1956, et qui à l’époque devançait la société, et a façonné la réalité de la famille d’aujourd’hui en Tunisie.

Emballement juridique

Mais cela n’est pas toujours vrai, la Tunisie depuis des décennies connaît un emballement juridique, et fabriquer des lois est même devenue l’œuvre maîtresse d’une autorité publique de plus en plus enquiquinée et impuissante à agir sur le réel, dans ses plus simples enjeux comme nettoyer les rues, faire respecter les feux de la circulation ou tailler régulièrement les arbres des espaces publics, et je cite volontairement les mini enjeux, car c’est à leur aune qu’on peut juger de notre capacité à faire face aux grands enjeux.

Déjà, dans les années 1990, notre directeur nous réussissait en assemblée générale pour nous transmettre une directive de notre ministère : nous devions fixer définitivement les programmes de cours à l’école de journalisme (Ipsi), car le ministère de l’Enseignement supérieur avait pour politique générale de publier des arrêtés ministériels au journal officiel de l’ensemble des programmes de l’université. Je dis bien programmes avec intitulés de cours et horaires alloués en non pas seulement le statut de l’école et les intitulés scientifiques des licences ou leurs objectifs.

Notre directeur, feu Moncef Chennoufi, n’hésitait pas à nous confier publiquement son scepticisme, nous disant que cela rendrait très compliqué toute modification ultérieure, nécessitée par l’adaptation des enseignements, une règle d’or en pédagogie. Publier les programmes sous forme d’arrêtés, était presque équivalent à embaumer une momie.

Lois vitrines sans impact sur le réel

Sous l’ancien régime avant la révolution de 2011, plusieurs lois vitrines avaient juste pour objectif de faire bien, de paraître respectable parce que formellement ressemblant aux «normes internationales».

Après la révolution, la Tunisie connut un déferlement juridico institutionnel. Animée par le concept fondamental d’Etat de droit, une armée de juristes de tout niveau pensait reconstruire le pays à coups de lois et faute de bâtir des édifices, ils bâtirent des institutions et conçurent des lois qui tombent comme un château de cartes après l’annonce des «mesures exceptionnelles» par le président de la république Kaïs Saïed, un certain 25 juillet 2021, le chef de l’Etat se donnant la mission de revoir toute l’architecture juridique et constitutionnelle relative au système politique en vigueur dans le pays. Pas moins !

Crier à la dictature peut être respectable comme opinion politique, mais cela est loin d’expliquer cet effondrement fatal au premier coup de vent.

Être responsable en Tunisie durant la décennie passée, toute couleur politique confondue, équivalait presque à jongler avec les lois et à passer des nuits blanches à placer ses hommes/pions sur l’échiquier institutionnel de plus en plus complexe, et de plus en plus impuissant à agir sur le réel.

Echafaudage juridique inutile et inefficace

Le rapport de force n’est pas uniquement sur le terrain politique. Il y a aussi un rapport de force entre disciplines scientifiques, qui se manifeste par une visibilité déséquilibrée des représentants de chacune des disciplines qui constituent un tout complémentaire de l’intelligence collective.

Ce déferlement juridico institutionnel où presque les seuls acteurs sont les hommes de loi de toutes catégories, ceux qui conçoivent et rédigent la loi et ceux qui l’appliquent, est le résultat de ce rapport de force qui exclut presque les autres disciplines des sciences humaines, comme si une loi était, en dehors du temps et de l’espace et n’obéissait pas dans toutes ses phases aux multiples autres déterminants qui agissent en silence mais en profondeur, dans le réel : comme le déterminant historique, ou social ou psycho-social ou économique.

Toute société a besoin de lois. Mais les lois ne sont pas de pures émanations désincarnées, sorties de têtes bien pensantes et bien intentionnées. Il y a aussi l’esprit de la loi, et la sociologie, l’anthropologie et la philosophie des lois et bien d’autres éclairages sur la «fabrique» sociale des lois, dont nous avons plus que jamais besoin actuellement en Tunisie, pour encadrer cette fébrilité juridique, relativiser, et corriger le tir. Continuer à noircir les pages du journal officiel en ajoutant des lois aux lois, peut donner l’illusion d’agir, mais en fait cela relève plus de l’esprit magique où les incantations se substituent aux actions.

* Universitaire.

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