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Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Le lourd héritage du pouvoir

Le prophète Mohamed et son épouse dans une miniature persane.

Kapitalis poursuit la publication du roman feuilleton ramadanesque racontant la mort du prophète Mohamed, les péripéties de sa succession, les divisions auxquelles elle a donné lieu parmi les proches compagnons du messager de l’islam, la stabilisation du pouvoir et la fondation d’un Etat et son expansion au-delà de la presqu’île arabique où il est né.

Par Farhat Othman

On avait fait venir le médecin; son verdict était sans appel. Les Émigrants et les Renforts venaient rendre le dernier salut au calife avant la fin si proche. Avec eux, il y avait son ami Kaab AlAhbar; quand il le vit entrer, Omar ne se retint pas de scander :

Et Kaab me promit trois jours qu’il avait préparés ;

Sans nul doute, ce que m’a dit Kaab était bien fondé.

À la mort, je ne prends garde ; je finis bien par décéder ;

Mais du péché, je me garde ; car il entraîne le péché.

Sans illusion sur sa fin, toute proche, son entourage lui demanda de penser à son testament politique ; il répondit que c’était déjà fait. Omar voulait désigner à sa place son compagnon Abd ErRahmane Ibn Aouf. Comme le prophète, comme Abou Bakr, il pensait faire accéder à la charge suprême celui qui fut chargé de la prière par le chef de son vivant. Il l’appela près de lui et dit :

Je veux te confier cette charge.

Prince des croyants, je veux bien si telle responsabilité est à conseiller, répondit Ibn Aouf, réticent.

Que veux-tu savoir, exactement ?

Par Dieu, je te demande si tu me la conseilles ?

Sincèrement, non.

Alors, jamais je ne l’assumerai.

Respectueux de ce refus qu’il comprenait et appréciait, dont il était même satisfait, n’attendant rien d’autre de son fidèle compagnon, Omar lui demanda de garder le silence jusqu’à ce qu’il eût arrêté sa décision.

Parmi un certain nombre de gens dont le prophète était content à sa mort, Omar résolut de faire son choix. C’était une poignée de personnes, toutes de Qoraïch et des premiers Compagnons du prophète. Une à une, il les fit venir auprès de lui et leur fit des recommandations, notamment de ne pas imposer leur tribu ou la favoriser. Il connaissait trop les traditions des siens et leur solidarité clanique quasi atavique, aussi bien dans le bien que dans le mal, pour en redouter non seulement la résurgence mais aussi et surtout les excès.

De chacun de ces hommes, il avait une idée précise ; il les voyait presque tous attirés par le pouvoir et impatients de l’exercer. Loin de sous-estimer leurs qualités, il ne trouvait pas moins un défaut à chacun, une faille au moins dans le caractère ou le comportement. Ils n’étaient pas aussi parfaits qu’un Abou Obeïda Ibn Al Jarrah par exemple qu’il aurait volontiers désigné pour lui succéder. Hélas ! sur les terres de conquête, le commandant en chef des armées de Syrie était mort de la peste.

Son fils, AbdAllah, était réputé pour sa piété ; on le lui suggéra, mais il refusa fermement, estimant qu’il était suffisant pour sa famille que l’un de ses membres eût déjà à répondre devant Dieu de ses actes et de leur justesse.

Dans son intime conviction, il pensait que le ralliement des Arabes, conduits par leur principale tribu Qoraïch, sans laquelle rien de durable ne pouvait se décider, ne se ferait qu’en faveur des descendants d’AbdManaf. C’était l’ancêtre commun de la famille des Hachem et de celle des Omeyya ; la première étant prestigieuse du fait de l’appartenance du prophète et la seconde noble grâce à sa richesse, son pouvoir et son ascendant sur Qoraïch remontant loin dans le temps.

Aussi, voyait-il Ali et Othmane les mieux placés pour lui succéder. Chez Ali, plus jeune et moins riche, il regrettait du badinage pouvant se résoudre en sottise. Il le trouvait malgré tout le plus apte à conduire les musulmans sur le droit chemin car, chez Othmane, plus âgé et plus aisé, il regrettait une trop grande souplesse.

Envisageant sérieusement de désigner Ali, il ne se décida finalement point. Quand, entouré par les hommes par lui pressentis pour lui succéder, il fit part de son testament politique et révéla par un signe cette hésitation :

J’ai bien pensé confier vos affaires à un homme avec l’espoir qu’il vous conduise de gré ou de force sur la juste voie, dit-il, la main dirigée dans la direction d’Ali ; mais j’ai finalement résolu de ne pas assumer mort cette lourde responsabilité après l’avoir supportée de mon vivant.

Omar était perclus par la peur d’avoir failli à ses responsabilités et de devoir en répondre devant Dieu. Durant ses derniers instants d’agonie, à un moment où il n’y avait avec lui que des intimes, il demanda à son fils AbdAllah de le placer par terre, la joue sur le sol.

Ni son fils ni aucun des présents ne bougèrent pour satisfaire cette terrible exigence ; sa lourdeur les tétanisait. Cela ne l’empêcha pas d’arriver à la position souhaitée par lui-même et de se mettre à gémir, tandis que son sang se remettait à couler :

Malheur à Omar et à sa mère si Dieu ne pardonne pas à Omar !

En décidant de se libérer de la responsabilité du choix de son successeur, Omar la laissa en consultation à un groupe restreint de Qoraïchites qui étaient notoirement connus pour avoir été nommément cités par le prophète comme figurant parmi ceux qui avaient d’ores et déjà acquis leur place au paradis.

Ils étaient six. Outre Ali et Othmane, il y avait Abd ErRahmane Ibn Aouf et Saad Ibn Abi Wakkas, tous deux oncles du prophète, Azzoubeyr Ibn AlAwwam, son cousin – fils de sa tante – réputé aussi pour être son apôtre et enfin Talha Ibn ObeïdAllah qu’on surnommait aussi Talha la Bonté.

À part ce dernier, absent de Médine, ils étaient tous autour d’Omar. Il leur demanda d’aller délibérer sur le choix de l’un d’eux sans trop s’éloigner. D’une pièce voisine, on ne tarda pas à entendre s’élever leurs voix ; ils se disputaient et leur querelle s’envenimait, chacun excipant de ses titres à briguer la fonction.

Entendant la dispute, Omar en était très affecté, mais ne disait rien, posant de temps en temps la tête sur l’oreiller, plus alourdie par ce qui blessait ses oreilles que par les douleurs de la fin proche. Debout à son chevet, son fils AbdAllah déplora à sa place :

Dieu soit loué ! Le prince des croyants n’est pas encore mort et ils se disputent déjà !

Et il l’entendit murmurer, parlant du pouvoir et d’Ali :

S’ils le confient au chauve, il saura les conduire sur la bonne voie.

Mais qu’est-ce qui vous empêche de le lui confier, lui demanda-t-il ?

Je déteste assumer cette responsabilité aussi bien vivant que mort, laissa-t-il tomber d’une voix fluette.

Puis, après un instant de silence, au prix d’un effort lui faisant manifestement très mal, il réussit à se ressaisir ; il rappela les intéressés et leur demanda d’attendre sa mort pour se décider. Il leur donna, ainsi qu’à des personnes de confiance chargées de veiller à l’aboutissement de la consultation, des instructions claires censées éviter les divisions. Fidèle à sa nature, ses recommandations étaient des commandements et ses instructions avaient la forme d’un ultimatum.

Il leur demanda d’obtenir l’accord d’Aïcha pour se retirer dans une pièce de sa demeure et de s’y choisir l’homme devant lui succéder. Il ne leur donnait pas plus de trois jours pour aboutir à un accord, le nouveau prince des croyants devant avoir été désigné au plus tard le quatrième jour. Son fils, qui en aucun cas ne pouvait être choisi, était invité à assister aux délibérations en la seule qualité de conseil. On n’aurait pas à attendre l’absent ; s’il arrivait avant l’expiration des trois jours, il participerait à la délibération ; sinon on décidera sans lui.

Les contraintes imposées au corps délibératif ne s’arrêtaient pas au calendrier. Par un geste rappelant le rôle éminent des Renforts dans l’aventure de l’islam, Omar demanda à l’un de leurs chefs d’entourer avec cinquante de ses fidèles armés le lieu de la réunion du groupe jusqu’au choix final.

Par ailleurs, il confia à l’homme chargé de présider la prière durant l’interrègne de trois jours la mission d’assister aux délibérations en gendarme, le munissant également de consignes précises. Il lui recommanda :

Si cinq s’accordent sur un même nom que refuse le sixième, fends-lui la tête avec ton épée. Si quatre tombent d’accord, mais que deux les refusent, coupe-leur la tête. Si trois choisissent un homme et les trois autres en choisissent un autre, faites arbitrer AbdAllah Ibn Omar. S’ils le refusent, vous opterez pour le choix de ceux avec qui se retrouvera Abd ErRahmane Ibn Aouf et si les autres rejettent ce choix, tuez-les.

Ce n’est qu’après s’être acquitté de son devoir d’homme politique à l’égard de sa communauté qu’Omar pensa enfin à lui-même en demandant à son fils AbdAllah d’obtenir de la femme du prophète l’autorisation d’être, dans la mort, au plus près de son illustre prédécesseur comme il le fut durant sa vie.

Aïcha répondit qu’elle avait voulu pour elle-même la proximité du prophète pour dernière demeure, mais acceptait bien volontiers de lui céder sa place en guise d’hommage.

Dans la nuit du mardi à mercredi, trois jours avant la fin du mois de Dhoul-hijja de l’an 24 de l’hégire, après dix ans de califat, six mois et quelques jours, Omar rendit l’âme. On l’enterra dans la matinée. Au moment de la prière, on vit les deux principaux prétendants à sa succession presser le pas vers le corps par terre étendu ; Ali et Othmane cherchaient à bien se placer en vue de présider le rituel mortuaire ; l’un se mettant à sa tête, l’autre à ses pieds.

Abd ErRahmane Ibn Aouf railla leur empressement à gouverner en leur rappelant que le défunt avait désigné quelqu’un pour présider à la prière funèbre. Les deux cousins, descendants d’AbdManaf, étaient l’un et l’autre attirés par le magistère, estimant qu’il leur revenait de droit d’une certaine façon. Othmane fondait ses titres sur la tradition d’exercice du pouvoir par sa famille dans la tribu de Qoraïch ; Ali les appuyait à son appartenance à la maison du prophète.

Entre les deux hommes, c’était comme une compétition entre deux oligarchies ayant toutes deux une conception dynastique du pouvoir, l’une le reposant sur une sorte de noblesse de sang, la lignée du prophète en l’occurrence, l’autre sur une dignité prétorienne.

Dans cette lutte, Ali pouvait se considérer comme désavantagé par le mécanisme de la solidarité ethnique. En effet, le principe admis depuis le choix d’Abou Bakr – à savoir que les califes devaient être de Qoraïch – ne faisait nullement référence à la famille du prophète ; or le réflexe clanique dans cette tribu jouait en faveur de la famille des Omeyya et donc d’Othmane. Commentant les décisions d’Omar à son entourage, Ali ne manqua pas de relever ce désavantage, constatant amèrement :

Il a demandé qu’en cas de partage, le choix d’Abd ErRahmane Ibn Aouf prévale ; or celui-ci est, d’une part, le cousin de Saad Ibn Abi Wakkas qui ne le contredira pas et il est, d’autre part, le gendre d’Othmane et ils ne sauraient s’opposer. Donc, même si les deux autres sont avec moi, ils ne me serviraient à rien.

Pour autant, il ne voulut pas se tenir à l’écart de la consultation. Son oncle AlAbbas eut beau essayer de lui faire abandonner l’attitude conciliante qu’il tenait à afficher malgré son amertume et ses convictions contraires ; Ali acceptait de jouer le jeu défini par Omar ; c’était sa façon d’être loyal. Au moment où il s’apprêtait à rejoindre le groupe de consultation, sur le ton du plus vif reproche, AlAbbas lui dit encore :

Chaque fois que je t’ai poussé à bien agir, tu as mal agi ! À la mort du prophète, je t’avais bien conseillé de lui demander à qui revenait ce pouvoir ; mais tu as refusé. Après sa mort, je t’avais encore conseillé d’agir promptement, mais tu as de nouveau refusé. Et quand Omar t’a nommé, je t’ai conseillé de ne pas être dans la consultation, mais tu as encore une fois refusé ! Retiens au moins ceci de moi : refuse tout ce qu’on te proposera jusqu’à ce qu’on te choisisse et méfie-toi de ce clan ; il n’aura de cesse de nous repousser du pouvoir jusqu’à ce que d’autres finissent par l’assumer en notre lieu et place.

Imperturbable, Ali fit sa réponse invariable :

Je n’aime pas la division.

Et, fort dépité, l’oncle lâcha :

Alors, tu finiras par avoir ce que tu n’aimes pas !

À suivre…

«Aux origines de l’islam. Succession du prophète, ombres et lumières», de Farhat Othman, éd. Afrique Orient , Casablanca, Maroc 2015.

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