Même s’il cherche à ratisser large en s’attirant, à la fois, les électeurs islamistes et modernistes, tout en suscitant entre eux la discorde, on ne peut pas prétendre que le président Saïed fasse pire que ses adversaires, en matière de machiavélisme politique.
Par Dr Mounir Hanablia *
Kais Saied est il un islamiste? On peut certes tenir compte de ce qu’a accompli le président de la république durant ces neuf mois de pouvoir. Après une campagne de vaccination réussie, et une décrue de la pandémie, il a fait face à des perturbations dans le ravitaillement de produits alimentaires, dont, malgré une situation internationale défavorable, il est en train de venir à bout. L’inflation est là, mais il s’agit des conséquences d’une dizaine d’années de gestion irresponsable du pays qui, en dépit des allégations de ses adversaires, ne lui sont pas attribuables. Il a chassé le parti Ennahdha et le gouvernement qui lui était inféodé du pouvoir, il a fermé les mosquées pour lutter contre le coronavirus, mais on l’accuse désormais de nouveau d’être un islamiste déguisé.
L’art de récupérer les symboles à son profit
En effet, il est apparu distribuant le prix d’un concours de récitation coranique à une petite fille enveloppée dans un ample vêtement blanc, ne laissant apparaître que le visage. Cela a suscité l’opprobre de la frange moderniste et laïque de la population, qui en condamnant la contrainte exercée sur les fillettes pour le port du voile, a dénoncé la dérive rigoriste du chef de l’Etat faisant la promotion d’une société obscurantiste, et donnant des gages aux islamistes pour menacer les acquis modernistes. Mais abstraction faite du symbole attribué à cette photo, qui divisera les Tunisiens relativement à leurs référents identitaires, économiques, culturels, et sociaux, il s’agit effectivement d’un acte politique.
Dans un pays que la Constitution définit comme musulman, dont l’Etat historiquement tire envers et contre tout sa légitimité de l’Islam autant sinon plus que des élections, il est naturel qu’il tente d’en récupérer les symboles à son bénéfice, d’autant plus opportunément que sa légitimité et son pouvoir sont contestés par ceux-là mêmes qui ont utilisé ces mêmes symboles pour asseoir leur domination politique au nom de la légitimité démocratique, les islamistes en l’occurrence.
Ce qui peut choquer en réalité plus que le port du voile par une fillette que même la religion ne soumet pas à cet âge à l’obligation de le porter, c’est le fait qu’on la traite comme une adulte dans une cérémonie conçue par et pour des adultes, et que le chef de l’Etat, lui remettre un diplôme qui fasse presque sa taille. Mais cela ne choque certainement pas l’homme ou la femme communs dans ce pays, et de là à situer toute l’affaire sur le même plan que la pédophilie où la criminalité, ainsi que le font quelques-uns, il y a un gouffre qui à priori serait infranchissable, même dans les pays non musulmans.
L’ouverture des mosquées la nuit n’est pas dramatique
La décision d’ouvrir les mosquées la nuit pour la prière du tahajjud durant les 10 derniers jours du ramadan, et la réponse peu courtoise du ministre des Affaires religieuses aux syndicalistes parmi les employés des mosquées les appelant à aller dormir en sous entendant qu’ils préféraient le sommeil à la pratique du cultr, et garantissant le maintien de l’ordre par d’autres qu’eux, durant lesdites prières, ont certes attisé les critiques, relativement à l’identité des personnes chargées de l’assurer, en dehors du cadre sécuritaire habituel, et au nécessaire respect de la liberté de conscience dont le ministre est redevable envers tous les citoyens.
Que M. Saied décide d’ouvrir les mosquées la nuit pendant une dizaine de jours n’a en soi rien de dramatique, et la prière du Tahajjud dont beaucoup semblent ne jamais avoir entendu parler est durant le mois de ramadan opportune, seules quelques personnes possédant la force physique et mentale nécessaires peuvent l’accomplir. D’autre part, durant la pandémie les mosquées ont été fermées de longs mois, sans que cela ne suscite de remous, et il y aurait une certaine exagération à considérer le Tahajjud comme une menace à la sécurité interne du pays.
En réalité, le contexte est éminemment politique. Au moment où Ahmed Nejib Chebbi se découvre un mandat céleste pour organiser en toute liberté, il faut le préciser, un futur gouvernement du désastre national qui risque d’abattre ce qui reste de l’Etat tunisien sur les têtes de tous ses citoyens, le PDL, en tirant à boulets rouges sur le chef de l’Etat, se retrouve dans une situation embarrassante en se positionnant objectivement dans la même tranchée que tous ses ennemis.
L’ autre source de la légitimité politique étant la lutte de libération nationale, le chef de l’Etat ne s’était pas fait faute de se déplacer à Monastir pour commémorer l’anniversaire du décès du président Habib Bourguiba, à son mausolée, et cela lui vaut l’inimitié des détenteurs des droits exclusifs sur sa mémoire, qui ne se font pas faute de le critiquer au nom de l’adhésion à un modernisme qui en réalité n’est que relatif.
Quand il s’était agi de réformer la loi successorale dans le sens de l’égalité des sexes, Abir Moussi, la présidente du PDL, en s’y opposant, avait transigé sur les principes, et en se ralliant à une constitution dont elle n’avait cessé de dénoncer, à juste titre d’ailleurs, l’inconséquence, sinon l’illégalité, elle n’avait pas agi autrement. En saisissant l’opportunité de condamner le voile chez les petites filles, elle risque paradoxalement désormais de se retrouver en difficulté pour expliquer à ses partisans et à son électorat qu’elle ne poursuit pas les mêmes objectifs que Rached Ghannouchi contre la présidence de la république.
Kaïs Saïed ratisse large et divise ses adversaires
M. Saïed en se présentant à juste titre en tant qu’ultime rempart de l’Etat contre des institutions et des partis politiques discrédités, en promettant des élections à la fin de l’année, et en ratissant large dans l’électorat islamiste ou simplement dans la piété musulmane, divise ainsi ses adversaires qui s’étaient unis pour l’abattre, en suscitant entre eux la discorde, et de nouveau polarise la vie politique du pays entre modernistes et religieux. Abstraction faite des intentions anarchistes qu’on lui prête, en matière de machiavélisme politique, on ne peut prétendre qu’il fasse pire que ses adversaires.
* Médecin de libre pratique.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Tunisie-Politique : le grand choc des institutions et des ambitions
Tunisie : taux, totaux et créanciers au pouvoir
Abir Moussi ou le retour du discours nationaliste
Donnez votre avis