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Tunisie : taux, totaux et créanciers au pouvoir

Kaïs Saïed a beau dénoncer les traîtres et en appeler au patriotisme économique de ses compatriotes, que pourra-t-il faire face aux vents de la mondialisation venus du grand large ?

L’Etat tunisien doit actuellement et avant tout faire face à des créances lourdes. Mais malgré un discours appelant à la restauration de la démocratie, le premier impératif de tout créancier demeure de rentrer dans ses fonds et le FMI n’a plus confiance. L’exemple grec avait déjà démontré combien les créanciers internationaux n’étaient pas prêts à sacrifier leur argent contre les nécessités de la démocratie. Il semble qu’avec la Tunisie, ils n’aient pas changé d’attitude. Quelles raisons auraient-ils eu de le faire?

Par Dr Mounir Hanablia *

Kaïs Saïed a évincé ses adversaires en juillet dernier. A point nommé, peut être. La nouvelle loi des finances a été adoptée en conseil des ministres sans la nécessaire discussion au sein d’un parlement dissous d’autorité, et de nouveau la classe politique et médiatique se dissipe dans des palabres sans fins, avec pour thèmes principaux, la liberté, la démocratie, l’identité, la justice… Comme d’habitude, depuis plus de dix ans, la crise économique passe, ou plutôt est laissée volontairement, à l’arrière-plan.

Récemment Abir Moussi a critiqué l’implication de fonds qatari ou turc dans des prises de participation dans des institutions tunisiennes. Or il s’agit de capital equity privés, publics, ou mixtes, dont la mission est de placer les fonds dont ils disposent pour les faire fructifier à travers le monde.

La faute à Ennahdha et à ses satellites

Depuis la «Révolution», le capitalisme local, à l’origine familial et mafieux de la famille Trabelsi, s’est ouvert aux vents de la mondialisation venus du grand large, jusque-là sans bénéfices tangibles, du moins aux yeux d’une opinion publique locale dont les difficultés financières ne font que croître, sans aucune perspective de salut.

C’est le Parti Ennahdha, mais aussi tous les milieux qui ont gravité autour de lui, ainsi qu’autour de feu Béji Caïd Essebsi, il faut bien le reconnaître, qui en assument la responsabilité. Le pays a perdu 4 années à palabrer sur une constitution qui aurait pu être pliée en trois mois. Et Mme Moussi a bien raison de s’acharner sur le parti islamiste qui a promis aux gens le paradis mais a conduit quelques-uns d’entre eux vers les médersas moyenâgeuses et le voyage fatidique de Raqqa.

Seulement dans sa dénonciation du Qatar et de la Turquie, à juste titre, en tant que soutiens d’un projet sociétal rétrograde, la présidente du Parti destourien libre (PDL) continue d’ignorer les contraintes du capitalisme global dans lequel le pays a été conduit par l’ensemble de la classe politique depuis 2011, par le biais d’une dette colossale, et qui accordent le droit pratiquement à tout investisseur de réaliser les opérations financières nécessaires à la croissance de son capital en Tunisie ou ailleurs, pour peu qu’il respecte les lois du pays.

L’Etat tunisien, s’il a le droit à priori de fermer des associations internationales comme celles des Ulémas, ne peut théoriquement le faire que sur décision de justice. De quel droit donc l’Etat tunisien refuserait au Qatar, à la Turquie, et même éventuellement à Israël, le droit d’investir, alors qu’il est signataire des accords de l’Organisation internationale du commerce (OIC)?

C’est une erreur lourde de conséquences que de ne pas entretenir de relations diplomatiques avec l’Etat juif alors même que l’Autorité palestinienne et plusieurs pays arabes l’ont fait. Et l’affaire de la Banque franco tunisienne (BFT) n’a que trop prouvé à quelles foudres le pays s’exposait pour violer les lois internationales sur le commerce.

En France le gouvernement (François Hollande) s’était incliné quand le groupe américain General Electric, grâce à des méthodes de gangsters, s’était porté acquéreur du groupe Alsthom qui assurait à la France son indépendance énergétique. Emanuel Macron avait déclaré pour le justifier que la France n’était pas un Etat bananier.

Le combat perdu d’avance de Moussi contre la mondialisation

Le problème n’est donc pas le Qatar ou la Turquie, mais le parti politique qui pendant dix années en a reçu l’aide financière et le soutien politique pour se maintenir au pouvoir et sauvegarder ses intérêts, tout autant que les leurs. Et si l’armée turque occupe la Libye, c’est pour en contrôler l’exploitation et la vente du pétrole, et non pas pour les beaux yeux de Youssef Qaradaoui. Déjà depuis l’époque de Ben Ali l’aéroport d’Enfidha avait été concédé aux Turcs sans que cela ne suscite de remous aux seins du RCD.

On comprendrait donc que Mme Moussi se fasse l’avocate de l’indépendance tunisienne contre la mondialisation. Seulement pas plus elle que la totalité des partis politiques tunisiens n’avaient bronché quand le private equity  Abraaj avait pris le contrôle de plusieurs des plus importantes cliniques de la capitale. Et quand ce holding a été liquidé suite à des malversations graves, c’est un autre private equity qui a acquis les cliniques en question, en l’occurrence Colony Capital du milliardaire américain Tom Barack, l’un des amis et principaux soutiens financiers du président américain Donald Trump au cours de ses campagnes électorales. C’est Tom Barack qui avait recommandé Paul Manafort, plus tard condamné pour irrégularités fiscales, à Donald Trump pour diriger sa campagne électorale. C’est encore Tom Barack qui a été arrêté en juillet dernier pour lobbying illégal en faveur des Emirats arabes unis. Le résultat face à des hôpitaux publics dont l’Etat s’est financièrement désengagé, et face à des institutions privées sur lesquelles il n’a plus aucune prise, c’est qu’aujourd’hui, mis à part quelques privilégiés, le citoyen tunisien ne possède plus les ressources nécessaires pour se soigner. Et à cela, aucun parti politique ne prétend remédier. Pourtant, l’acquisition d’un avion neuf par Tunisair, la société de la gazelle qui bat de l’aile, que le contribuable traîne financièrement depuis des années comme un boulet de canon avec comme alibi la souveraineté nationale si chère à nos syndicats, a été fêtée comme une résurrection.

Le patriotisme à géométrie variable de l’UGTT

Ce sont encore ces mêmes syndicats doués d’un patriotisme à géométrie variable, qui dès le début , n’ont absolument rien fait pour assurer une extraction régulière du phosphate, principale source de revenus du pays, et durant dix années, parmi tous les gouvernements tunisiens qui s’étaient succédé, aucun n’a essayé de remédier à cette anomalie qui a mis le pays à genoux. La raison en est sans doute simple : on attend qu’une private equity en fasse l’acquisition à des prix inférieurs à la valeur réelle, quand le dinar tunisien aura suffisamment chuté.

Le citoyen tunisien ne prenant pas l’avion chaque semaine, le plus urgent eût pourtant été de céder Tunisair, afin de se débarrasser de ce lourd fardeau, et d’assurer une rentrée de devises conséquente. Mais c’est là la responsabilité de l’Etat. On peut donc seulement dans une certaine mesure, excuser les propos du président Kaïs Saïed sur les traîtres, même si cette traîtrise là, celle de céder des pans entiers de l’économie du pays à prix sacrifiés, à l’étranger, turc, qatari, français, américain, ou israélien, n’est pas punissable par les lois du commerce international.

Face ces réalités, le fait d’évoquer la nécessité d’abolir la mention de l’islam de la constitution, c’est comme un peu discuter du sexe des anges. Si on prétend réclamer la laïcité par souci d’égalité entre les citoyens, ou pour empêcher le retour des islamistes, ou annihiler le terrorisme, alors l’exemple de la Turquie, de la Syrie, et de l’Irak, prouvent qu’il n’en est rien.

Tout peuple a malheureusement ses préjugés ou ses traditions selon qu’on considérerait la chose, ou ses mauvais génies, aussi. En Israël par exemple, il serait impensable que le Premier ministre ne fût pas juif. Et tout juif venu d’ailleurs acquiert automatiquement la nationalité alors que les Arabes, installés depuis des générations, en sont privés.

Les problèmes de la Tunisie sont donc beaucoup plus profonds, beaucoup plus impérieux. Il ne suffit pas de se plier à la mode du politiquement correct ou du culturellement «in» pour les faire disparaître, et les principes de droit constitutionnel, pour pertinents qu’ils soient, attendront, lorsque la faillite pointe à l’horizon.

L’Etat tunisien doit actuellement et avant tout faire face à des créances lourdes. Et les partis politiques pour différentes raisons ont démontré qu’ils étaient incapables de les honorer et ont fourni le prétexte juridique adéquat à leur éviction, l’absence de Cour constitutionnelle. Il n’est donc pas impossible que le pouvoir autoritaire actuel n’en soit que la conséquence; les taux ne rimant pas avec les totaux, pourrait-il assurer les nécessaires rentrées fiscales dont le pays a besoin pour régler ses dettes? C’est en tous cas sa raison d’être.

Malgré un discours appelant à la restauration de la démocratie, le premier impératif de tout créancier demeure en effet de rentrer dans ses fonds et le FMI n’a plus confiance. L’exemple grec avait déjà démontré combien les créanciers internationaux n’étaient pas prêts à sacrifier leur argent contre les nécessités de la démocratie. Il semble qu’avec la Tunisie, ils n’aient pas changé d’attitude. Quelles raisons auraient-ils eu de le faire?

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