Au bord du puits Aris au fond duquel il a perdu le sceau du prophète, le vieillard aux traits fins parsemés de traces de variole aimait de plus en plus revenir s’asseoir comme s’il espérait par un miracle finir par retrouver la bague du prophète.
Par Farhat Othman
Ce jour-là, caressant sa barbe fournie, guère fleurie depuis qu’il s’était mis à la teindre, Othmane songeait à la sournoise montée des périls autour de lui. Déjà, même sur les fronts de la conquête, les divisions tribales réapparaissaient et les victoires n’étaient plus invariablement au rendez-vous, les troupes musulmanes n’étant plus réputées invincibles. Mais comment la gangrène de la discorde trouva-t-elle un terrain propice au cœur même d’une communauté normalement soudée par sa religion autour de son chef suprême ? Comment cela commença-t-il ? Lancinante était la question dans sa tête. Tout devait avoir débuté en Irak, dans la ville d’AlKoufa.
Certes, il y avait nommé un Omeyyade, Saïd Ibn Al’Ass ; le nouveau gouverneur pouvait cependant se prévaloir d’avoir été élevé par Omar Ibn Al Khattab. Au vrai, il était jeune, sans l’expérience de ses aînés, notamment parmi les Compagnons du prophète, mais il n’était pas sans un certain savoir-faire et surtout un talent de tribun qui lui valut, d’ailleurs, son surnom d’Éloquent. Il était vaillant aussi et avait de la ruse guerrière. On rapporta ainsi comment, lors de sa conquête de Mazandéran, sur les bords de la mer Caspienne, débaptisée Tabaristane, il obtint la reddition de la population à la condition de ne pas tuer une seule personne et qu’il tint sa parole en faisant passer par le fil de l’épée tout le monde à l’exception d’un seul prisonnier.
Malgré ses qualités, les gens n’aimèrent pas cependant sa prétention et son langage d’injures fleuri ; ne les qualifiait-il pas, sans cesse, de suppôts du désaccord et de la discorde ? Pourtant, Othmane finit par se plier à leurs desiderata en acceptant de le rappeler à Médine et de nommer à sa place l’homme plus âgé et vertueux qu’ils réclamaient : Abou Moussa Al Ach’ari.
Contre l’ancien gouverneur, la révolte a été fomentée par des personnalités de la ville, ses notables et surtout ses lecteurs, ces hommes de religion, mais de guerre aussi, qu’on n’appelait pas encore les encapuchonnés. Se fondant sur leur spécialisation dans la récitation du Coran, ils s’improvisaient ses plus acharnés défenseurs et, surtout, les gardiens zélés d’une certaine conception du Livre sacré conforme à leurs visions des choses, parfois même à leurs intérêts propres.
Certains parmi eux étaient chez le gouverneur qui, dans le feu de la conversation, se permit de leur dénier l’appartenance des terres environnantes, en rattachant la propriété à sa tribu Qoraïch. Il leur était inadmissible et intolérable de toucher à ce qu’ils considéraient comme un bien propre aux tribus de la région, acquis au fil de l’épée et grâce à leur sang versé sur le champ des batailles. Prompts à la riposte, sous son regard même, avant d’être mis dehors, ils s’en prirent à son chef de la police, réussissant à le molester. Prenant ensuite dare-dare la direction de la mosquée, ils ameutèrent les habitants de la ville et se mirent aussitôt à publiquement contester l’autorité du gouverneur. Celui-ci écrivit au calife pour se plaindre : — J’ai auprès de moi des gens se prétendant des récitateurs et qui ne sont que des effrontés ; ils ont malmené le chef de ma police et m’ont manqué de respect.
Les notables d’AlKoufa qui osèrent s’en prendre au gouverneur savaient que toute la ville était remontée contre lui. On ne lui pardonnait pas certaines de ses initiatives, dont la dernière en date fut de diviser par deux les dons publics revenant aux femmes. Dans la rue, vers la fin de son mandat, il était fréquent d’entendre les femmes déclamer leur haine et chanter les mérites de Saad Ibn Abi Wakkas, l’un de ses prédécesseurs appelé, par respect, Abou Ishaq, son surnom :
Si seulement Abou Ishaq nous gouvernait !
Et si seulement pour périr Saïd était le premier !
Il diminue les droits des nobles dames en se protégeant
Des lames, des lances acérées du corps de leurs enfants.
AlKoufa n’était pas la seule à exécrer Saïd Ibn Al’Ass ; à Médine, nombreuses étaient les personnalités qui ne le supportaient pas. Ali en faisait partie ; il le tolérait de moins en moins, tout comme il commençait à ne plus supporter le comportement du calife disséminant sa parentèle à la tête des services et des provinces.
Tant qu’il fut gouverneur, pourtant, Ibn Al’Ass ne manqua pas d’envoyer au cousin du prophète une part des biens et cadeaux qu’il adressait régulièrement à Médine. Ce jour où il lui fit dire que, hormis ce qui allait au Trésor du calife, il n’avait envoyé à personne d’autres plus que ce qu’il lui faisait parvenir, Ali ne sut retenir sa colère. Dérogeant à son silence habituel, en présence du messager du gouverneur, il se laissa aller haut et fort aux récriminations : — Combien les Omeyyades sont prompts à posséder le patrimoine de Mohamed, que Dieu le bénisse et le salue ! Par Dieu, si seulement j’avais le pouvoir, je les dépouillerais à la manière d’un fauve dépiautant une brebis !
Cherchant à réduire la contestation d’AlKoufa, Othmane écrivit aux meneurs leur enjoignant de rallier le front de Syrie pour participer à la guerre sainte. Ils se plièrent à son ordre et se présentèrent devant son gouverneur de Damas, Mouawiya Ibn Abi Soufiane, l’un de ses rares proches parents à ne pas lui devoir sa place obtenue depuis le règne d’Omar. Diplomate né, ambitieux et disposant de la ruse nécessaire à ses larges visées, Mouawiya les reçut bien. Sollicitant leur coopération, il chercha à désamorcer la crise par la douceur.
— Vous êtes dans un pays dont les habitants ne savent qu’obéir, leur dit-il; je vous demanderais de ne pas discuter avec eux afin de ne pas les faire douter de leur foi.
Une forte personnalité, un chef de guerre qui avait pris part à la bataille de Yarmouk était parmi les hommes venus d’AlKoufa. Appelé Malik Ibn AlHarith, surnommé AlAchtar à cause de sa lèvre inférieure fendue, il fut parmi les plus virulents dans la contestation contre le gouverneur de sa ville. Au premier responsable de Damas, il répondit du tac au tac : — Dieu, grand et puissant, a imposé aux détenteurs d’une science l’engagement de la faire connaître aux hommes et de ne pas la dissimuler. Si quelqu’un nous questionne sur ce que nous savons, nous ne le dissimulerons point.
Irrité, mais ne perdant pas moins son sang-froid, essayant de se donner, à son habitude, une chance d’atteindre son objectif par la maîtrise de soi, alliée à la patience et à la mansuétude, Mouawiya rétorqua : — J’avais peur que vous ne prépariez ainsi la désunion ; craignez donc Dieu ! «Et ne soyez pas comme ceux qui se sont divisés et ne se sont pas accordés après avoir reçu les preuves évidentes».
À l’extrait du verset 105 de la sourate «La Lignée Amrâm» par lequel le gouverneur finit sa réplique, l’un des récitateurs renchérit, hautain : — Nous sommes ceux que Dieu a bien guidés !
Perdant l’espoir d’arriver à ses fins par la négociation, Mouawiya se résolut de les mettre en prison pour un temps. Puis, cherchant à faire l’économie de difficultés que son flair d’animal politique lui faisait pressentir, il finit par les éloigner de sa province.
Ils s’en retournèrent dans leur ville où, du haut de la chaire de la mosquée, AlAchtar se mit de nouveau à vilipender Othmane à loisir, rappelant le bon exemple de ses prédécesseurs qu’il violait manifestement. Et c’est en ameutant les habitants d’AlKoufa qu’il réussit à en chasser le gouverneur et le peu de ses fidèles.
Le mécontentement allant partout crescendo dans des provinces où l’on n’arrêtait plus de lui reprocher d’utiliser exclusivement ses parents pour les postes de responsabilité, le vieux calife fut dans l’obligation de changer de politique — ou de faire mine d’en changer — afin de calmer la situation. Aussi proposa-t-il le choix par chaque province mécontente de son propre gouverneur ; ce que ne manqua pas de faire AlKoufa, à la décision de laquelle il se plia. Cette concession ne calma la situation qu’un temps ; la contestation d’Irak eut en Égypte un large écho que prolongèrent des troubles au sein des troupes.
Des visages chargés de douloureux souvenirs revenaient à la mémoire d’Othmane et ne cessaient de le hanter. Abou Dharr Al Ghifari était l’un des Compagnons parmi les premiers croyants ; il était réputé pour sa vie de piété, d’ascèse, de mortification et était fort respecté. L’honora-t-il assez ? Autour de cet homme, en Syrie, pauvres, mendiants, gueux et va-nu-pieds, de plus en plus nombreux, se rassemblaient pour l’écouter réciter les dires du prophète. Le gouverneur damascène en eut peur et l’éloigna de sa province, le dirigeant vers Médine. Pour la même raison que son agent, le calife le bannit hors de la cité.
Abou Dharr avait une prédilection pour les propos du prophète blâmant les riches. Alerté par ses prêches virulents, craignant le risque d’émeute devenu réel, Mouawiya le convoqua et lui demanda de lui faire écouter ce qu’il récitait aux foules. Il lui fit une lecture de la fin du verset 34 de la sourate « La Résipiscence » : «À ceux qui thésaurisent l’or et l’argent et ne les dépensent pas pour la cause de Dieu, annonce l’heureuse nouvelle d’un châtiment douloureux».
Le gouverneur garda un instant le silence, le temps de se remémorer le début du verset avant d’oser discuter de son sens. Il s’en souvenait parfaitement ; n’avait-il pas été parmi ceux qui consignaient la Révélation pour le prophète ? Il y était dit : «Croyants ! Nombre de prélats et de moines usurpent trop les biens d’autrui par vanité et détournent de la cause de Dieu.»
Par-devers ce Compagnon versé dans la science religieuse, doctement, il s’autorisa une interprétation du texte coranique, protestant : — Mais il ne concerne que les gens du Livre !
Simple et courte, ne supportant aucune contestation fut la réponse du vieil homme, sûr d’un savoir qu’il tenait d’un compagnonnage assidu et notoire : — Il nous concerne autant qu’eux.
Et il prolongea son propos par une attaque en règle contre le gouverneur, son entourage de notables et de riches. Il lui reprocha notamment d’user de subterfuges pour détourner de leurs vrais destinataires les butins et les biens par les musulmans acquis. Au prétexte qu’ils étaient à Dieu, on se les réservait, en usant, en abusant. Et il martela : — Les Riches n’ont point droit à ces biens destinés aux nécessiteux.
Avec une pareille assurance et tant de science, l’homme était en mesure de faire se soulever les nombreux déshérités de la province qui le traitaient déjà en saint. Aussi Mouawiya demanda-t-il au calife de le rappeler auprès de lui. Othmane savait bien que le malin fils d’Abou Soufiane lui faisait ainsi un cadeau empoisonné ; mais il ne pouvait lui opposer une fin de non-recevoir. De la famille alliée de Harb – le frère d’Abou Al’Ass, grand-père d’Othmane – Mouawiya était, après la disparition de son frère Yazid, la personne la plus en vue, dont l’avenir était prometteur. Pour cela, dès la deuxième année de son califat, il n’hésita pas à lui permettre de réunir sous sa férule le gouvernement de l’ensemble de la province syrienne.
Recevant l’ascète à Médine, Othmane le pria de rester près de lui en abandonnant le prêche, lui assurant qu’en sa qualité de prince des croyants, il ne pouvait agir autrement que d’assumer ses devoirs. Ceux-ci consistaient à demander l’obéissance aux gouvernés, à leur recommander la guerre sainte et à leur conseiller l’épargne à la dépense ; en aucun cas, ils ne permettaient d’imposer qu’on fût ascète, qu’on se détournât des biens terrestres ! Martela-t-il. Refusant l’offre, Abou Dharr préféra s’isoler dans le désert, hors de la ville du prophète, pour finir sa vie en solitaire comme ce dernier le lui avait prédit. Le calife pouvait-il faire davantage que lui recommander à se garder de trop s’éloigner de la cité pour ne pas verser dans le nomadisme et mettre à sa disposition un troupeau de chameaux ainsi que deux esclaves ?
Abou Dharr était un homme au caractère aussi revêche que son choix de vie. Ce jour où il revint demander au calife de ne pas se contenter d’accepter que les gens ne fassent pas le mal, mais de les inciter au bien en sa qualité de dirigeant de la communauté, Othmane avait auprès de lui Kaab AlAhbar, l’ami d’Omar.
Quand l’ascète exigea que l’on ne se contentât pas de s’acquitter de l’aumône, mais aussi de faire la charité aux voisins et aux parents, Kaab intervint pour rappeler le principe selon lequel celui qui se conforme au précepte accomplit son devoir. À peine Kaab finit-il de parler qu’il reçut sur la tête un violent coup du gros bâton crochu qu’Abou Dharr avait toujours à la main, l’utilisant comme une béquille ; le frappant, Abou Dharr éructait : — Fils de Juive ! Mais qui tu es pour discuter de cela ?
Cette blessure ouvrait droit à réparation ou à la vengeance pour la victime. Cherchant à calmer les esprits, le calife obtint de son hôte qu’il lui abandonnât son droit et, pardonnant à son tour à l’agresseur, il le tança à peine quelque peu : — Abou Dharr, crains Dieu et retiens ta main et ta langue !
Un autre visage revenait sous les yeux fatigués d’Othmane ; c’était celui d’un homme originaire de la ville d’AlKoufa. Lors du pèlerinage, près de la grande tente d’Aïcha, il le retrouva dans un groupe d’inconnus qui, à son passage, se mirent à le maudire à haute voix. Othmane n’eut pas le courage de s’adresser à tous les hommes, d’affronter leur nombre ; avisant le Koufite qui le dévisageait, il concentra sur lui toute sa fureur : — Tu oses m’insulter, toi !
Plus tard, à Médine, mettant la main sur lui, il voulut prendre sa vengeance, jurant de lui donner cent coups de fouet comme s’il avait été coupable d’adultère selon la loi coranique. Les jurisconsultes réussirent à l’en dissuader, mais ne surent rien faire contre sa décision de le priver de la part qui lui revenait normalement du Trésor.
Dans la galerie visuelle des revenants s’invitant aux souvenirs du calife, il y avait aussi ce régisseur des biens de la ville d’AlKoufa, un honnête homme qu’il releva néanmoins de ses fonctions. Il était de sa parentèle, pourtant ; mais il eut le tort de dénoncer des malversations en révélant, un matin, aux habitants de la ville qu’on venait la veille de prélever sur le Trésor une grosse somme sans lui en donner quitus selon l’habitude, un reçu ou un écrit du calife.
Il y avait aussi ce messager qui accepta d’être le porteur d’une liste écrite des récriminations des gens. Ne se retenant plus à la fin de sa lecture, Othmane le poussa par terre et le foula aux pieds en s’écriant : — Sois avili par Dieu et humilié !
Dans ses souvenirs, bien distincte était encore la voix de ce pauvre messager qui, bien qu’atteint, gardait ses esprits, lui répondant simplement mais hautainement : — Ainsi, tu humilies Abou Bakr et Omar aussi !
Certes, il regretta sa colère et envoya quelqu’un à sa victime lui dire de choisir entre pardonner, prendre le prix du sang versé ou se venger. Mais, à la fois fier et orgueilleux, celui-ci n’accepta aucune des propositions, disant laisser à Dieu le soin de lui rendre justice.
À ses oreilles, le calife avait aussi des vers du poète satirique AlHoutay’a racontant, à sa manière et par solidarité poétique, les frasques d’AlWalid Ibn Okba, le poète, gouverneur et guerrier :
AlHoutay’a témoignera le jour de sa mort,
Que, d’excuse, AlWalid est bien plus méritant.
Il leur cria, la prière terminée,
Je vous en rajoute ? Car, ivre, il était.
Ils refusèrent, Abou Wahb ; mais s’ils l’avaient autorisé,
À la Double de la matinée, tu aurais réuni l’Unique de la soirée.
On te retint la bride alors que tu as couru, et si seulement
On te l’avait relâchée, tu serais à courir encore.
Abou Wahb (AlWalid Ibn Okba), ce frère de par sa mère, très porté sur la boisson, fut nommé à AlKoufa en remplacement d’Ibn Abi Wakkas. Ce dernier était gouverneur de la ville depuis un an quand il se disputa avec son trésorier pour une somme empruntée dont il ne put s’acquitter. Confirmant le trésorier dans ses fonctions, Othmane destitua Saad et nomma à sa place ce parent qui était jusque-là gouverneur d’Omar pour les tribus arabes de la presqu’île. Les gens l’aimèrent bien, d’autant plus qu’il était lettré et généreux. Cela dura cinq ans pendant lesquels le gouverneur n’avait même pas eu besoin de mettre une porte à sa maison, ayant su conquérir le coeur de la masse, faisant bon usage du Trésor, en donnant aux hommes libres aussi bien qu’aux esclaves. On ne manqua pas d’entendre ces derniers le pleurer à l’arrivée de son successeur Saïd
Ibn Al’Ass :
Ô malheur ! AlWalid a été destitué ;
Et vint Saïd pour nous affamer ;
Il diminue le boisseau, ne sachant rien rajouter ;
Servantes et esclaves, ainsi, il a affamé.
Comme tout homme politique, Ibn Okba ne manquait pas d’ennemis qui voulaient avoir sa peau. Cherchant le défaut de l’armure pour lui nuire, ils s’attaquèrent à sa vie privée sur laquelle la masse et tous ceux qui l’estimaient en tant qu’homme public fermaient les yeux, considérant que le vice n’était pas à blâmer tant qu’il était caché. On prétendit l’avoir vu présider la prière du matin soûl, faisant trois génuflexions au lieu de deux et, se retournant vers les hommes alignés en rang derrière lui, osant leur dire par bravade : — Et si vous le voulez, je vous en rajouterai !
Bien évidemment, on assura aux faits un écho à Médine. Othmane suivit la procédure consacrée; devant la concordance des dires des témoins, il fit subir au coupable — qu’il révoqua — les coups de fouet prévus pour consommation d’alcool. Si, en la matière, son comportement fut sans reproche, le calife n’en sortit pas indemne pour autant ; on pointa ses choix mauvais pour les postes de responsabilité, sa confiance placée en des gens moralement corrompus, prévaricateurs, mécréants et impies.
Irréprochable, Othmane le fut aussi avec Amr Ibn Al’Ass, gouverneur d’Égypte, qui ne ménageait aucun effort, usant volontiers de rouerie, pour mettre la main sur les rentrées fiscales de la province. Pour cause de querelles incessantes avec le nouveau responsable des finances qui lui reprochait de gêner les rentrées fiscales et, qu’en retour, il accusait de casser l’outil de guerre, Othmane commença par lui enlever le service des impôts qu’il confia à un frère de lait avant d’oser le destituer, lui donnant tort dans ce différend. Amr ne le lui pardonna pas. De retour à Médine, portant un manteau fourré de coton yéménite, Ibn Al’Ass se présenta devant le calife, les traits renfrognés, l’œil méchant. Cherchant à le calmer, Othmane lui demanda de quoi était fourré son manteau, et il s’entendit répondre : — De moi, Amr.
Saisissant la portée de la colère de cet homme qui n’oubliait pas avoir été à l’origine de son arrivée au pouvoir, mais tentant de l’ignorer, Othmane feignit la naïveté de la bonhomie : — Je le savais bien fourré d’Amr. Je voulais plutôt savoir s’il était de coton ou d’autre chose !
Puis, au prix d’un grand effort sur lui-même, le calife se ravisa, décidant de ne pas se laisser intimider. Il fallait lui reprocher ses propos publics acerbes, voire insultants à son égard, ainsi que sa sympathie non dissimulée pour les fauteurs de troubles.
— Que le col de ton manteau a été rapide à fourmiller de poux ! Lui dit-il sur son faux ton naïf, parlant volontiers à son tour par parabole.
Mais Amr n’était pas prêt à accepter la moindre critique ; il feignit une innocence revêche, prête à se défendre de toute attaque : — Souvent est inexact ce que rapportent les gens sur leurs gouverneurs ; aussi, sois juste avec tes sujets !
Refusant pour une fois de passer pour un idiot du fait de son excès de mansuétude, Othmane continua à se faire violence, persévérant dans le ton du reproche : — Dieu m’est témoin ! Je t’avais nommé gouverneur malgré tes défauts et les critiques nombreuses à ton égard !
— J’ai été un agent d’Omar Ibn AlKhattab et il était parti content de moi, fit Amr, simulant une hautaine indifférence à la colère contenue du calife.
— Par Dieu, si je t’avais châtié pour ce dont Omar te reprocha souvent, tu aurais été droit et probe ; mais j’ai adopté avec toi la souplesse et tu as tout osé contre moi, répondit Othmane désabusé, ne sachant plus manifester une colère qui vite retombait comme un soufflet.
Il voulut bien évoquer sa noblesse et celle de sa famille, en tirer un motif de fierté selon la tradition arabe ; mais, sur ce terrain, Amr Ibn Al’Aass était bien plus fort que lui ; il était un fin connaisseur de la généalogie de Qoraïch et de ses plus nobles lignées.
En le voyant repartir de ce pas rapide des jours de colère, Othmane savait que cet homme qui l’avait pourtant aidé à gagner le pouvoir n’hésiterait pas à tout faire pour l’en déposséder. Et, pour arriver à ses fins, tel qu’il le connaissait, il s’allierait au diable, s’il le fallait ! Il le voyait bien exciter encore plus les gens contre lui et apporter son soutien à Ali, Talha et Azzoubeyr dans leurs critiques de moins en moins détournées et leurs prétentions de plus en plus affichées à prendre sa place. Ainsi, au moment où il en avait le plus besoin, ses plus proches soutiens l’abandonnaient et le raillaient !
Dans les provinces, le nombre de ses détracteurs augmentait et touchait même des figures marquantes de l’Islam. Il eut beau ordonner à ses agents de faire subir à tout détracteur, quels que fussent son rang et sa qualité, le plus humiliant des traitements, comme de le fouetter cent fois, lui raser la tête et la barbe et le retenir en prison jusqu’à nouvel ordre. Cela ne servit qu’à envenimer la situation. À Médine, nombre d’anciens Compagnons ont écrit des lettres incendiaires à leurs alliés dans les armées aux confins de l’État. Les agents envoyés aux nouvelles dans les provinces étaient depuis peu nettement plus alarmistes que certains de leurs gouverneurs ; ils réussirent à lui faire parvenir une de ces missives. On osait y écrire :
«Vous n’êtes sortis qu’afin de combattre pour la gloire de Dieu, Puissant et Grand, et pour mériter de la religion de Mohamed ; or, derrière votre dos, la religion de Mohamed a été pervertie et délaissée. Revenez donc ici redresser la religion bafouée !»
Ses principaux gouverneurs rappelés à Médine pour consultation étaient divisés sur le traitement à appliquer. Autour de lui, il y avait tous ses agents auxquels il tint aussi à adjoindre deux de ses anciens gouverneurs, Saïd et Amr Ibn Al’Ass. Manifestement désemparé, il leur demanda : — Conseillez-moi, les gens me veulent du mal et usent de menaces à mon égard.
Son gouverneur à Damas fut le premier à prendre la parole : — Je suis d’avis que chacun des commandants de tes armées s’occupe des gens qui relèvent de sa province ; pour ce qui est des perturbateurs de la Syrie, j’en réponds.
Un autre lui fit part d’une recette infaillible : — Il faut les mobiliser dans les armées que tu dirigeras vers les pays ennemis où tu les cantonneras ; ils y trouveront de quoi les occuper et te laisseront en paix.
Ses hommes se relayaient à proposer leurs solutions ; il en avait entrevu la plupart. L’un d’eux l’étonna, cependant, en se faisant d’une originalité frisant l’irrespect. Il avança une hypothèse à laquelle il n’osa jamais penser et à laquelle il ne s’attendait point venant d’un proche. C’était Amr Ibn Al’Ass qui, sur un ton sévère, visiblement affecté, tenait ces propos des plus étonnants : — Othmane, tu as provoqué les gens avec ta politique familiale. Ils ont dit du mal de toi et tu en as dit autant d’eux. Tu t’es écarté du droit chemin tout comme ils en ont dévié. Sois donc juste et équitable ou alors démissionne ; et si tu le refuses, prends une décision ferme et tiens-toi à elle !
Il l’injuria, se demandant juste s’il était sérieux. Il le savait parfois facétieux et souvent roublard ; qu’avait-il en tête en se comportant de la sorte ? Une fois tout le monde parti, l’intéressé ne manqua pas de lui apporter la réponse. Il tint à rester seul avec lui pour s’expliquer : — Tu es bien trop digne pour mériter ce que j’avais osé te dire ; mais je savais qu’à ta porte, les gens nous épiaient et arrivaient à s’informer sur la teneur de nos entretiens. Aussi ai-je voulu que leur parvienne mon propos afin de les induire en erreur ; ainsi, ils ne me compteront pas parmi tes soutiens inconditionnels et, de la sorte, je garderai une certaine marge de manœuvre pour pouvoir te venir en aide, le cas échéant.
Suivant les recommandations des plus sévères de ses hommes, Othmane mobilisa les contestataires dans les armées et se proposa même de priver les récalcitrants de ce que leur versait le Trésor. Mais cette réaction était par trop tardive ; elle ne fit qu’enflammer encore plus les provinces et il se sentit obligé de faire marche arrière, de jouer la carte de la conciliation. De la sanction, il passa aussitôt au pardon. C’est ce qu’il fit avec des conspirateurs se réclamant d’Ali, même si l’intéressé les reniait. Il s’agissait des fidèles d’AbdAllah Ibn Saba’a, un juif originaire de Sanaa, au Yémen, converti à l’islam après la mort d’Omar. Il sillonnait le Hijaz puis Basra et AlKoufa, en Irak, ensuite la Syrie et finalement l’Égypte où il s’assurait de l’écoute à ses prêches.
Ibn Saba’a affirmait qu’il serait étonnant de croire que Jésus put revenir à la vie et non pas Mohamed, citant en appui à ses dires un verset (le 85e) de la sourate «Le Récit». Il précisait ensuite que tous les prophètes précédant Mohamed ayant eu un successeur désigné, ce dernier aussi devait en avoir un nécessairement, et c’était Ali. Enfin, il assurait que, si Mohamed était bien le dernier des prophètes, Ali était aussi le dernier des successeurs désignés.
Aussi, il adjurait ses adeptes de hâter le règne d’Ali en critiquant la mauvaise conduite de leurs princes, en incitant les gens au bien et en désapprouvant tout acte illicite. Constituant autour de lui une poignée d’activistes zélés, il diffusa ses thèses par une propagande soutenue à travers les différentes tribus et les habitants des cités. En dressant minutieusement les torts et les injustices des gouvernants, ses fidèles réussissaient, pour le moins, à s’assurer de la sympathie pour leurs convictions.
On mit la main sur deux de ces activistes ; ils soutenaient être venus à Médine pour confondre le calife sur des questions fondamentales essentiellement religieuses et lui faire abandonner ses errements sinon attenter à sa vie. Othmane se hâta d’appeler pour une réunion à la mosquée tous les habitants majeurs de la ville et notamment les Compagnons du prophète. Debout près de la chaire, les deux hommes arrêtés à ses côtés entre leurs gardes, il dénonça leur mission à l’assistance. Alors, dans une mosquée qui semblait unanime dans la réprobation, des cris s’élevèrent : — À mort ! Tue-les, Prince des croyants !
Sa nature lui fit choisir la magnanimité ; bon prince, il dit : — Bien au contraire, nous pardonnerons et nous ferons tout l’effort nécessaire pour leur ouvrir les yeux. Nous ne les sanctionnerons pas tant qu’ils n’auront pas enfreint une loi ou manifesté une hérésie. Ces gens prétendent me confondre avec des inepties et je vais vous montrer leurs mensonges.
Reprenant les différents points censés servir les deux hommes comme angle d’attaque du calife sur sa pratique religieuse, il les démonta un à un, sollicitant et obtenant chaque fois l’assentiment de l’assemblée. Ali était parmi les présents et approuvait aussi. Pourtant, il s’était souvent fait l’interprète des mécontents ; nombre de fois, il fit des reproches au calife concernant la nomination de ses agents. Un jour, Othmane tenta une parade en citant les noms de certains de ses gouverneurs : — Ils me reprochent de nommer ces parents et de ne pas être comme mon prédécesseur ; mais ne les avait-il pas lui-même nommés ? Je n’ai fait que les maintenir en poste. Tu sais parfaitement bien que si Mouawiya est aujourd’hui gouverneur de Syrie, c’est bien Omar qui l’a voulu ainsi.
Son cousin, dont l’éloquence était proverbiale, avait parfois les réponses cinglantes ; ce jour-là, elle fut imparable : — Omar tenait en laisse ceux qu’il nommait et, à la moindre incartade, il les sanctionnait de la plus sévère façon. Toi, par contre, tu les as laissés faire ; tu as été faible avec tes parents et ils ont abusé de cette faiblesse. Ainsi, et tu le sais bien, Mouawiya décide de tout sans te consulter en prétendant agir selon tes ordres et en ton nom ; tu n’oses le contredire. Tu sais bien aussi que Mouawiya avait peur d’Omar et le craignait beaucoup, bien plus que ne le redoutait son propre esclave.
— Mais ce sont tes parents aussi, que je sache, répliqua Othmane, atteint, tentant une nouvelle parade pour se disculper.
— C’est bien vrai ; mais les meilleurs ne sont pas nécessairement parmi eux ! Le cingla Ali, particulièrement cruel.
Une autre fois, toujours de la part et au nom des mécontents et des adversaires, Ali revint le voir. Sa voix grave, aux intonations rigides comme les principes émaillant souvent ses paroles, résonnait encore aux oreilles d’Othmane : — Les gens me harcèlent pour te parler. Par Dieu, je ne sais quoi te dire. Je ne sais rien que tu ne connais et je ne t’apprends rien que tu aurais ignoré. Abou Bakr n’était pas plus digne que toi de servir la vérité ni Omar n’était plus méritant du bien que toi. On ne t’ouvre point des yeux qui seraient fermés ; tu n’es nullement ignorant de ce qu’on t’apprend. Bien évidente et toute manifeste est la voie. Tu sais bien, Othmane, que le meilleur des hommes pour Dieu est un chef de file juste, bien guidé et guidant bien, faisant vivre une tradition connue et mettant un terme à toute nouveauté inconnue ; et tu sais que le pire des hommes pour Dieu est un chef de file qui est dans l’erreur, égaré et égarant, faisant vivre une nouveauté inconnue, mettant un terme à une tradition connue.
Son cousin était assez sévère avec lui ; nonobstant, il fit souvent appel à lui pour user de son influence en intermédiaire auprès de ses détracteurs. Outre Ali, il eut aussi recours à quelques bonnes volontés parmi les rares Compagnons qui acceptèrent d’intervenir en sa faveur auprès des troupes armées campant à l’entrée de la ville. Cette intercession permit d’éviter à la cité du prophète d’être profanée par les armes. Mais, à chaque intervention auprès des soldats, à plusieurs reprises, il fallut au calife s’engager à adopter un comportement et faire les plus fermes promesses pour s’y tenir.
Se laissant convaincre de se rendre à la mosquée et d’y faire amende honorable, il y tint, un jour, un discours fort émouvant, s’attirant du coup la sympathie du public. Puis, cédant à la pression de son entourage, davantage adepte des rodomontades et n’ayant en vue que ses propres intérêts, il ne tarda pas à faire volte-face, finissant par se laisser convaincre de ne rien céder de ses droits et de ses privilèges.
Il le reconnaissait volontiers ; il avait vieilli et était devenu facilement influençable. Écoutant tantôt les conseils d’Ali, se rangeant tantôt à l’avis de ses gens, il finit par donner l’impression d’être une girouette, ce qui fit encore plus de tort à sa personne et à la fonction incarnée.
À la mosquée, sur la même chaire où il fit le discours de la contrition et de la pénitence, il en fit un autre tout d’impénitence et de colère. Haranguant la foule réunie à ses pieds, il n’hésita pas à dire, cet autre jour : — Il est pour toute chose un fléau ; à chaque objet, il est un vice. Le fléau de cette nation, le vice de sa prospérité sont ces critiques et ces détracteurs, calomniateurs et diffamateurs qui vous montrent ce qui vous plaît tout en susurrant ce qui vous déplaît. De creux propos, ils vous tiennent que vous répétez comme des animaux ; et eux-mêmes suivent le premier venu haineux, croassant. Vous avez critiqué et voué aux gémonies, venant de moi, ce que vous avez reconnu et admis, venant d’Omar. Vous avez été soumis à lui de gré et de force parce qu’il vous piétinait, vous tenant d’une main de fer, ne manquant pas de vous insulter. Moi, je me suis fait souple et flexible, je vous ai tendu la main et me suis retenu de vous faire du tort, physiquement ou verbalement ; alors vous vous êtes enhardis et vous avez osé vous attaquer à moi. Seulement, je suis bien plus digne que vous ne le pensez. Je ne suis pas dénué de partisans et ne manque pas de soutien ; il suffit que je le demande pour qu’afflue le secours d’armées d’hommes prêts à en découdre. Aujourd’hui, si je vous montre mes dents, c’est que vous m’avez mis dans des humeurs que je ne connaissais pas en me faisant tenir des propos qu’habituellement je ne tiens pas. Alors, retenez vos langues, cessez vos calomnies et arrêtez de diffamer vos gouverneurs ; sinon je cesserai de m’interposer entre vous et ceux qui vous materaient si seulement je les laissais agir. Et soyez certains que je ne néglige point vos intérêts autant que ceux qui m’avaient précédé.»
Son secrétaire et cousin Marouane Ibn AlHakam se tenait à côté de la chaire. À peine Othmane eut-il fini qu’on le vit se lever et laisser s’exprimer librement dans l’intonation de sa voix et sa gesticulation une détermination farouche à s’accrocher au pouvoir et à ses privilèges : — Et si vous le voulez, nous nous départagerons avec le glaive ! Par Dieu, nous et vous sommes comme dit le poète :
De notre honneur, nous vous avons pavé le sol ;
Incommode, vous l’avez trouvé pourtant,
Un tas de fumier lui préférant.
Descendant de la chaire en colère, Othmane le houspilla : — Que tu sois muet ! Ferme-la et laisse-moi avec mes gens ; de quel droit tu t’y immisces ? Ne t’avais-je pas déjà dit de te taire ?
Campant aux portes de la ville, les troupes venues d’Égypte étaient prêtes à l’investir ; certains soldats s’y risquaient et annonçaient une arrivée imminente. De nouveau, Othmane fit demander aux intermédiaires habituels d’user de leur influence auprès de ces gens pour les empêcher de troubler la quiétude de la ville du prophète. Certains refusèrent ; Ali accepta et vint le voir. Il lui dit hésiter désormais à lui porter secours ; tant de fois, il le fit pour voir le bénéfice de ses efforts aussitôt annulés par l’influence néfaste de son entourage. Othmane insista, promettant de l’écouter dorénavant. Ali intercéda une nouvelle fois auprès des Égyptiens et réussit cette fois-ci à les éloigner de la ville. Certains dirent même les avoir vus rebrousser chemin vers leur province.
Pour témoigner sa reconnaissance à Ali, Othmane se mit un temps à l’écoute de ses conseils, allant jusque chez lui. Quand ce dernier lui demanda de faire, du haut de la chaire de la mosquée, une adresse publique à ses sujets en vue de prévenir l’éventualité d’autres marches militaires sur Médine, il n’hésita point. Improvisée, l’allocution fut forte en émotion ; en parlant, des larmes perlaient dans ses yeux et se retrouvaient aussitôt dans ceux des auditeurs subitement acquis à la cause du calife, gagnés à lui par son excessive humilité. Ce jour-là, Othmane fit de la façon la plus spectaculaire son mea culpa : — Ceux qui m’ont critiqué parmi vous n’ont pas déploré des choses que j’ignorais, car je n’ai nullement rien fait dont je n’étais conscient ; mais je me suis laissé aller à la fatuité et à la fausseté des apparences, y perdant ma raison. Or, j’ai entendu le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – dire : «Qui faute, qu’il se repente; qui se trompe, qu’il fasse amende honorable et qu’il ne persévère pas dans la perdition; car qui persévère dans l’injustice est bien loin du droit chemin. » Or, je suis le premier à en tirer leçon ; je demande pardon à Dieu de ce que j’ai fait et je reviens à Lui. Je ne suis pas le premier à fauter et à demander pardon. Dès ma descente de cette chaire, que les plus nobles d’entre vous viennent à moi me faire part de leurs opinions. Par Dieu ! Je m’asservirai volontiers comme le serviteur au service de la vérité.
Attendris, le prenant au mot, les gens vinrent nombreux chez lui sollicitant une entrevue. Il était honteux, non pas d’avoir eu à reconnaître ses torts, mais de devoir les assumer sans fin face à cette foule de visiteurs perdant patience sur le pas de sa porte. D’autant que ses familiers autour de lui faisaient tout pour lui faire regretter ce qu’ils considéraient comme un pur moment de faiblesse. Le plus critique était son cousin Marouane qui disait : — J’aurais aimé que tu tiennes pareil discours en position de force ; je t’y aurais alors encouragé sans aucun doute. Mais tu as battu ta coulpe quand a débordé la coupe et que la situation, déjà très critique, est devenue désespérée. Dans ces conditions, demeurer dans le péché dont on demande à Dieu pardon est bien préférable à un repentir dont on craint les conséquences. Au demeurant, tu aurais pu te contenter de demander pardon sans reconnaître le moindre péché. Et, comme conséquence à tout cela, voilà à ta porte, comme une montagne, la foule qui t’attend !
Othmane ne savait plus quoi faire ; il était las de tout ; surtout, il ne voulait voir personne ; la honte se boit en solitaire. Aussi demanda-t-il à son secrétaire de recevoir à sa place les visiteurs. À peine le quitta-t-il que sa voix se fit entendre, si peu avenante, hurlant même : — Que voulez-vous de nous pour vous réunir tous ici comme si vous veniez à un pillage ? Pensiez-vous nous enlever des mains notre pouvoir ? Allez-vous-en ! Par Dieu ! Si vous vous attaquez à nous, vous nous trouverez et vous le regretterez. Rentrez chez vous, nous ne nous laisserons pas faire !
Atterré était Othmane ! Il n’avait pas voulu que ces gens fussent ainsi accueillis ni même renvoyés de chez lui. Voulut-il sortir rattraper la bévue de son secrétaire ? Déjà, il était trop tard pour les ramener. Le mal était fait, bel et bien ! Bientôt, viendra Ali pour, encore une fois, le blâmer et, de nouveau, menacer de ne plus répondre à ses appels au secours. Lassé de ses sautes d’humeur, celui-ci se retint finalement de revenir auprès de lui, se contentant d’envoyer à sa place le petit-fils du prophète, AlHassan, son fils aîné.
Quand on vint à encercler sa demeure, AlHassan était là, devant sa porte, accompagné notamment de son frère AlHoussayn, mais aussi d’autres jeunes dont les fils d’Azzoubeyr et de Talha ; il tenait avec ses compagnons à protéger le calife contre toute agression. Othmane l’avait pourtant rabroué, une fois, l’amenant à déserter les lieux avant d’y revenir quand la situation devant la maison devint sérieuse du fait du siège. Ce jour, le calife était remonté contre Ali et il avait tenu à le dire à son fils : — Ton père croit posséder un savoir que personne ne connaîtrait ; or nous savons ce que nous faisons bien plus que lui. Alors, qu’il arrête !
Même s’il n’avait pas rejoint leurs rangs, se gardant bien ostensiblement à l’écart, Ali ne pouvait s’empêcher de sympathiser avec les censeurs du calife au point qu’il se sentit obligé d’agir d’urgence afin de faire baisser l’ardeur sans cesse en ébullition de ses adversaires. Venant d’Égypte, le plus gros des mécontents souhaitait voir le vicariat du prophète confié au cousin du prophète. D’autres, qui les rejoignirent, ne voulaient plus d’Othmane non plus, mais souhaitaient un autre Compagnon. Certains préféraient l’apôtre du prophète, Azzoubeyr; ils étaient originaires d’AlKoufa pour l’essentiel. D’autres, venant surtout de Basra, penchaient pour celui qui était réputé pour sa bonté, le riche Talha, au nom duquel on accolait nombre de qualités morales.
Bien que sensibles aux reproches et aux arguments des révoltés, ces trois Compagnons se gardaient de le manifester publiquement et répugnaient à cautionner les démarches de leurs sympathisants dont ils n’hésitèrent pas à se désolidariser quand leurs chefs firent part à chacun d’eux de leur intention d’investir Médine en vue d’introniser l’un d’eux en lieu et place du calife. Ce triple refus essuyé, les troupes rebelles étaient revenues camper à quelques lieues de la ville. On crut à Médine qu’elles allaient se retirer. À ce moment, Othmane fit appeler le fils d’AlAbbas, l’oncle d’Ali. Quand il arriva auprès de lui, il le trouva en train d’implorer Dieu, répétant, par trois fois, d’une voix chevrotante : — Ô Miséricordieux, aide-moi !
Se plaignant de son cousin, il le chargea de lui demander de cesser de le critiquer et de bien vouloir quitter la ville quelque temps. Ali voulut bien le faire, mais le pouvait-il ? Il se sentait encerclé tout autant que lui.
Puis, dans les rues de la cité, des cris ne tardèrent pas à s’élever. Les rebelles avaient fait volte-face; décidant de passer outre l’accord des Compagnons, ils investirent la ville, armés jusqu’aux dents. Le désordre le plus total qui y régnait et l’absence de la majorité des Renforts et des Émigrants, terrés chez eux, permirent aux révoltés de la contrôler rapidement. Ils firent savoir aux habitants qu’il ne serait fait de mal à personne si on ne les attaquait pas.
Le temps passé par les troupes insurgées aux abords de Médine leur permit de vérifier que celle-ci était bel et bien une ville ouverte. L’essentiel de ses défenseurs avait décidé, en effet, de refuser leur secours au calife, espérant le faire pousser, de la sorte, à la démission. Et Othmane ne tarda pas à envoyer un nouveau message à Ali ; c’était un appel au secours, cette fois-ci. Parsemant sa missive de vers, selon la meilleure des traditions et à son habitude d’en réciter régulièrement deux ou trois, il l’appelait à son secours : — La coupe a débordé et même le plus poltron s’est enhardi contre moi ! Viens vite et sois ce que tu veux, pour moi ou contre moi, ami ou ennemi :
Des mangeurs, sois le meilleur, si je suis à dévorer ;
Sinon, accours à moi avant que je ne sois démembré.
À suivre…
Aux origines de l’islam. Succession du prophète, ombres et lumières », roman de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.
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