Le calife Othmane Ibn Affane regrettait le bord du puits Aris où il aimait à se laisser bercer par les songes; cloîtré chez lui, désormais, il ne pouvait plus l’atteindre. Il ne pouvait même pas en boire, ses assaillants lui refusant d’être approvisionné en eau.
Par Farhat Othman
La rébellion d’Irak, à AlKoufa, Khourasan, Basra, et les troubles en Égypte avaient été à l’origine de la constitution d’attroupements qui, en douce, sous le prétexte du pèlerinage, se muèrent en troupes armées. Se mettant au départ deux mois avant le grand rendez-vous à La Mecque, venant notamment de la province égyptienne, avec nombre d’Abyssins dans les rangs, elles avaient marché sur Médine. Campant un moment à l’entrée de la ville, elles l’investirent finalement et assiégèrent le calife, le condamnant à se retrancher chez lui.
Au fil des jours, leur nombre grossit, mélangeant dans une totale confusion la populace aux guerriers, les Bédouins venus en foule dans la ville à des esclaves et des affranchis, se saisissant de l’occasion pour contester l’autorité de leurs maîtres. On était à la fin du printemps ; les chaleurs de l’été approchaient et le siège devenait de plus en plus dur à supporter. Les assiégeants empêchaient toute entrée ou sortie de la maison du calife et les assiégés commençaient à manquer d’eau.
Surplombant du haut d’une terrasse l’entrée de sa demeure noire de cette foule en délire, Othmane vint à se montrer, demandant s’il y avait Ali parmi les présents; on lui répondit que non; alors, il s’enquit de Talha ; la réponse fut la même. Il ne dit plus mot, restant pensif. Ainsi ces Compagnons se lavaient les mains de ce qui lui arrivait ; ils étaient bien dans la ville, mais chacun gardait sa demeure.
Le calife était persuadé que les enragés le tenant chez lui enfermé les écouteraient s’ils voulaient venir leur parler ou leur demander de lever le siège. On fit savoir à Ali qu’Othmane demandait de l’eau ; il lui en envoya trois outres ; les deux premières faillirent ne pas arriver à destination, les porteurs ayant été bousculés par des assiégeants désireux de priver de tout secours leurs victimes ; certains des serviteurs d’Ali furent même blessés et la dernière outre par terre déversée. Aux premières lueurs de l’aube, Ali vint reprocher son comportement à la foule ; elle était houleuse ; à peine l’écouta-t-on : — Ce que vous faites ne ressemble en rien aux agissements des croyants ni même à ceux des mécréants. Ne privez pas cet homme de provisions et d’eau ! Même les Byzantins et les Perses donnent à manger et à boire à leurs prisonniers.
N’ayant pas imaginé pareil accueil, il jeta de rage son turban par terre et, pestant, s’en retourna chez lui rouge de colère. De plus en plus excitée, la foule était, désormais, incontrôlable et incontrôlée. Oum Habiba, sœur de Mouawiya et l’une des femmes du prophète, avait auparavant tenté sa chance en se présentant au logis sur une jument avec un seau en cuir sur la selle. Elle eut beau tenter d’attendrir les assiégeants en prétendant venir du fait de sa qualité de parente d’Othmane afin d’obtenir de lui des droits de veuves et d’orphelins omeyyades avant qu’il ne lui arrivât quelque malheur. Ne respectant même pas son statut, on faillit la lyncher ; des âmes charitables s’interposèrent, la recueillirent au sol, lui épargnant d’être foulée à mort par des pieds rageurs.
On avait comme l’impression d’assister à la répétition d’un forfait majeur. Rien n’était plus respecté ; un crime de lèse-majesté se préparait. Cela fit peur à une autre épouse du prophète, Aïcha, qui décida de partir en pèlerinage, fuyant Médine. Elle souhaita que son demi-frère Mohamed l’accompagnât en le voyant par trop actif avec les insurgés. Il se sentait blessé dans sa fierté par une incartade du calife et réclamait vengeance ; dans ce désir qu’elle trouva légitime, elle le soutint un moment ; mais elle en était arrivée à le regretter en voyant les choses menacer de déraper.
Mohamed, fils d’Abou Bakr, refusa net, tentant de profiter de l’occasion que la montée de la tension autour d’Othmane lui donnait pour venger son honneur bafoué par un calife qui, après l’avoir nommé gouverneur, ordonna en catimini sa mise à mort.
Il y avait une quarantaine de nuits que le siège était mis autour du cossu logis d’Othmane construit de pierre et à la chaux, aux portes solides en bois de teck dont de fines incrustations de genévrier égayaient la teinte brunâtre. En cette nuit du jeudi à vendredi, le calife n’arrivait pas à se concentrer sur le Coran, invariablement entre les mains depuis le début des événements ; sa lecture, cette fois-ci, ne subjuguait plus son esprit chahuté par ce qui se passait. Il avait réussi jusque-là à ignorer les graves faits qui ont fini par affleurer à la surface de ses noires pensées. Il voulait néanmoins continuer à faire comme s’il n’était point au centre de tout ce qui endeuillait la ville. D’un œil tout à fait extérieur, quelque peu hébété, il se souvenait des causes directes de ce drame.
Outre les gens d’Irak, d’autres s’étaient plaints de leur gouverneur; ils étaient d’Égypte. Ils vinrent une première fois voir le calife qui les écouta aimablement et voulut bien adresser une lettre à son gouverneur le tançant et lui donnant des ordres dans le sens des doléances de la délégation. Habitué à abuser de la réputation de souplesse et de bonhomie d’Othmane, le gouverneur osa refuser d’exécuter l’ordre, allant jusqu’à se venger de l’une des personnes qui se rendirent à Médine en la mettant à mort. Ces gens encore plus révoltés, dont le nombre gonfla, passant à sept cents environ, résolurent de revenir dire leur colère au calife. Aux troupes révoltées se joignirent tous ceux qui trouvaient dans ces désordres une aubaine : les aventuriers et les plus miséreux des nomades, les esclaves chahutant leurs maîtres et les affranchis réclamant une totale liberté.
Ils commencèrent par camper autour de la mosquée de Médine et se plaindre auprès des derniers Compagnons vivants du prophète. Talha Ibn ObeïdAllah, le membre absent du groupe de la consultation d’Omar, se fit leur porte-parole auprès du calife auquel il tint des propos assez durs. Même Aïcha, la jeune veuve du prophète, n’était pas peu courroucée contre lui, envoyant lui dire : — Les Compagnons du prophète t’avaient déjà demandé de démettre cet homme, mais tu as refusé. Et le voilà qui attente à une âme ; tu dois rendre justice contre ton agent !
Intercédant aussi auprès de lui au nom de la délégation égyptienne, Ali lui fit une proposition précise : — Ils te demandent un homme pour un autre ; ils prétendent même qu’il a versé du sang. Démets-le de ses fonctions et tranche le différend, et s’il s’avère coupable, rends-leur justice.
Le calife était aux abois; il ne pouvait que se rendre à l’avis de ses compagnons. Il demanda aux gens d’Égypte de choisir quelqu’un pour le désigner à la place du gouverneur contesté. On lui proposa l’un des fils d’Abou Bakr, Mohamed. La nomination fut aussitôt rédigée et le nouveau gouverneur quitta Médine pour rallier son poste accompagné de la délégation égyptienne ainsi que de certains de ses amis parmi les Émigrants et les Renforts. Et le calme sembla revenir pour quelque temps à Médine.
Le nouveau gouverneur désigné et ses hommes étaient à trois jours de la cité du prophète quand ils avisèrent, au loin dans le désert, un chameau se dirigeant en toute hâte dans la même direction qu’eux et qui en vira, en les apercevant manifestement. Intrigué, on se lança à sa poursuite et on l’intercepta. C’était l’un des serviteurs noirs d’Othmane ; il leur dit avoir été dirigé par le calife vers le gouverneur d’Égypte, mais ce n’était pas le fils d’Abou Bakr. Pressé de questions, violenté, apeuré, il prétendait tantôt être l’esclave d’Othmane, tantôt celui de son secrétaire Marouane. Il finit par avouer être porteur d’une lettre ; on ne trouva rien sur lui. Il n’avait que sa gourde en cuir ; elle ne contenait pas la moindre goutte d’eau, elle raisonnait d’un bruit, pourtant ; il y avait quelque chose dedans. On tailla le cuir pour sortir le contenu; c’était un courrier scellé.
Mohamed, fils d’Abou Bakr, réunit tous ses accompagnateurs autour de lui avant de desceller le courrier qu’il lut à haute voix. Il s’agissait d’une lettre du calife ; il s’y adressait à son gouverneur démis. La lisant, Mohamed faillit s’étrangler de rage ; il y était dit : «Dès l’arrivée de Mohamed et de ses compagnons, arrange-toi pour les tuer. Tu annuleras l’ordre qu’ils portent et tu resteras à ton poste jusqu’à nouvel ordre. Emprisonne tous ceux qui viendront se plaindre auprès de toi tant que je ne t’aurai pas fait connaître mon avis en la matière.»
La consternation ne dura qu’un instant ; un murmure de réprobation se fit aussitôt, suivi de cris de colère et d’appels vengeurs : la turpitude du calife méritait une sanction ! Le gouverneur désigné tint à faire contresigner la lettre par ses accompagnateurs et décida de rebrousser chemin. Le tollé fut général au retour du groupe. Publiquement lue à la mosquée, la missive fut unanimement dénoncée et le calife copieusement hué. On guettait la réaction des principaux Compagnons et notamment ceux qu’on appelait les conseillers qualifiés, ces personnes choisies par Omar pour la cooptation du calife.
En dehors d’Othmane, ils étaient quatre : Ali, Talha, Azzoubeyr et Saad ; Abd ErRahmane Ibn Aouf étant décédé trois ans plus tôt. Ils étaient tous consternés, n’ayant pas assez de mots sévères pour dénoncer ce qu’ils considéraient comme un acte inqualifiable de la part d’Othmane.
Soutenu par sa demi-sœur, le fils d’Abou Bakr fit appel aux membres de sa tribu ; il se sentait à la fois humilié et agressé par le désaveu et l’attentat à sa vie. Quand arrivèrent des troupes d’Égypte et d’Irak et campèrent aux environs de la ville, il fit cause commune avec leurs meneurs. Ali, qui était aussi le beau-père de Mohamed, ayant épousé sa mère après la mort d’Abou Bakr, tenta une médiation. Emmenant avec lui l’esclave noir, son chameau et la lettre descellée, il alla voir Othmane. Lui désignant l’homme, il demanda :
— Est-ce ton serviteur ?
— Oui, répondit Othmane.
— Et le chameau, est-il à toi ?
— Oui.
— Et ce sceau ; est-ce le tien ?
— Oui.
— Alors, c’est bien toi qui a rédigé la lettre ?
— Non, et je le jure par Dieu, grand et puissant ! Cette lettre, je ne l’ai ni rédigée ni ordonné ce qui y est écrit et je n’ai pas envoyé du tout ce serviteur en Égypte.
Examinant la calligraphie, d’aucuns doutèrent qu’elle fût celle du calife; ils étaient même quasiment certains qu’il s’agissait de l’écriture de son secrétaire Marouane. Comme il était dans la demeure d’Othmane, on le somma de le livrer. Mais celui-ci assumait pleinement la vieille tradition arabe de la protection du réfugié au risque de la vie et ce nonobstant sa culpabilité ; le livrer revenait à renier une valeur cardinale, à se couvrir de la pire honte. Aussi, son premier réflexe, dont il ne se départit plus après, fut de refuser catégoriquement toute remise.
Marouane, de plus, était son cousin et il y avait de sérieuses raisons de penser que le remettre aux assiégeants revenait à le livrer à une mort assurée. Certains voulaient bien croire à la sincérité d’Othmane quant à son innocence ; ils lui faisaient néanmoins assumer la responsabilité de l’ordre infamant donné à son gouverneur d’Égypte tant qu’il ne leur aurait pas remis son auteur. On voulait questionner l’intéressé, faire toute la lumière sur le secret de la missive ; or son refus multipliait les zones d’ombres et suscitait les doutes.
Comment pouvait-on ordonner un meurtre sans raison et celui d’un Compagnon qui plus est ? L’ordre a-t-il été dicté par Othmane ? Marouane l’avait-il écrit au nom du calife ou en prit-il l’initiative ? Devant lui, on fit l’analyse suivante : — De deux choses l’une : ou tu dis la vérité ou tu mens ; dans les deux cas tu ne mérites pas de continuer à assumer la responsabilité de notre destinée. Car si tu mens, tu mérites sans conteste la déposition pour avoir ordonné de faire couler notre sang sans raison. Et si tu dis la vérité, tu mérites également d’être déposé pour cause de faiblesse et de négligence dans la gestion des affaires publiques et d’un entourage de courtisans perfides qui décide de notre sort en lieu et place de celui que nous avions accepté.
Othmane chercha à gagner du temps en proposant de renouveler ses excuses et de demander pardon. On lui répondit ne vouloir plus se laisser berner et l’on exigea sa démission, le menaçant de le combattre, et si nécessaire de le tuer. Refusant catégoriquement l’hypothèse de la démission, il soutint qu’il ne se défendrait pas s’ils le combattaient, précisant qu’il a donné la consigne aux quelques hommes qu’il avait autour de lui de ne pas brandir leurs armes et que quiconque le ferait agirait sans son accord. Il leur dit même accepter d’être mis à mort en les mettant en garde toutefois sur l’entière responsabilité qui serait alors la leur.
Les faits dénoncés n’étaient pas constitutifs d’un délit méritant la mort d’après la religion de Mohamed ; il n’avait pas apostasié et ne s’était pas rendu coupable d’adultère ou de meurtre. Puis, il ne craignait pas la mort ; sinon, il aurait depuis longtemps fait venir à Médine des armées pour le protéger ou l’aurait quittée pour se réfugier ailleurs. Sur le plan de ses principes, Othmane restait attaché aux schémas mentaux classiques, ceux qui prévalaient du temps du prophète et qui restèrent encore de rigueur aux débuts de l’État musulman, du temps des deux premiers califes. Il agissait comme si, depuis, les choses n’avaient point changé.
Au niveau de la pratique, il était cependant totalement désemparé. Il multipliait les contradictions, se laissant dépasser par les événements, essayant tantôt de rattraper ses maladresses, se retranchant tantôt derrière des positions de principe inadaptées aux circonstances, dont la rigidité lui permettait néanmoins de gommer l’extrême faiblesse de ses attitudes et la friabilité de ses agissements.
En cette veille de fête du sacrifice, Médine était bien triste. C’était la fin du pèlerinage à La Mecque, dont le calife a dû, depuis la terrasse de son logis, charger le fils AlAbbès pour en présider les rites. En ville, c’était enfin Ali qui était en charge de la prière après des jours de flottement et de pagaille. Au début, on n’empêcha pas le calife d’assurer ce premier devoir de son ministère. Cela se passait toutefois dans le plus grand désordre et, chaque jour davantage, dans un brouhaha grandissant de contestation et de protestation.
Malgré les conditions de plus en plus honteuses pour une pratique sereine, Othmane tenta de garder son calme et patienta sans vouloir prendre la moindre initiative. Vingt jours durant, aux heures de la prière, il alla chaque jour présider ces rangs d’hommes de moins en moins pénétrés par le devoir religieux, la tête de plus en plus à la politique et à la sédition.
Quand on osa s’attaquer à lui, lui jetant des pierres, il se laissa convaincre par son entourage de demander du secours à ses gouverneurs dans les provinces. Aussi, il hésita à peine à signer le projet préparé en ce sens par son secrétaire. C’était un vendredi, le dernier jour où on l’autorisa à présider la prière. Ce jour-là, il osa déplorer la situation. Du haut de sa chaire, il s’adressa aux fauteurs de troubles : — Vous, les étrangers à la ville, honte à vous ! Tous les habitants de Médine savent bien que vous êtes maudits par la voix même de Mohamed. Effacez vos fautes par des actes justes, car Dieu, Puissant et Grand, n’efface le mauvais que par le bon.
L’un des présents se leva, osant acquiescer : — Je témoigne qu’il dit vrai.
Aussitôt, quelqu’un dans l’assistance, sabre au clair, se précipita sur lui et, de force, le fit se rasseoir au moment même où un autre présent, tentant de se lever, s’attirait un traitement identique de la part d’un autre quidam à la mine patibulaire. Et d’un coup, tout chavira. Des cailloux volèrent haut dans l’enceinte de la mosquée, s’abattant sur tous les présents. Les gens couraient dans tous les sens fuyant les projectiles et les hommes armés ; les projectiles pleuvaient sur la chaire ; ils ne manquèrent pas Othmane ; atteint à la tête, il s’affaissa sur son siège, évanoui. Emmené dans la hâte à la maison par ses proches, il ne fut plus autorisé à la quitter.
Ali vint lui rendre visite, mais regretta vite sa démarche ; l’entourage du calife le prenait à partie, le rendant déjà responsable de tout son malheur. Ce jour, il jura aussi de ne plus répondre aux appels au secours d’Othmane.
Une trentaine de journées passa ; à la mosquée, où la prière ne se faisait plus avec le calife, n’allaient presque plus que les insurgés. Les Médinois se terraient chez eux ; les rares qui osaient sortir le faisaient en armes et par groupe. Après le temps d’une occupation pacifique de la ville, les révoltés étaient devenus agressifs et entendaient imposer leur volonté par les armes ; ils n’hésitaient plus à s’en prendre à tous ceux qui osaient s’opposer à eux, y compris les personnalités en vue jusque-là épargnées.
Othmane passait ses journées plongé dans la lecture du Coran. Certes, il avait déjà l’habitude de lire régulièrement ce livre dont il unifia les versions et sauvegarda l’authenticité ; désormais, il ne quittait presque plus ses mains. Cela lui permettait de garder sa sérénité malgré la gravité de la situation, noyant ses soucis dans l’envoûtement du livre sacré, ses sourates et ses versets.
Autour du logis, le siège était mis ; mais le calife pouvait encore dialoguer avec les meneurs de la foule qui l’assiégeait. De nouveau, à une délégation d’Égyptiens qu’il recevait, il jura n’être pour rien dans l’écrit qu’on lui reprochait, ne l’avoir ni écrit ni dicté ni su ; il admit cependant qu’il pouvait bien arriver qu’on attribuât à tort une lettre à quelqu’un ou qu’on falsifiât un sceau. Il ne les convainquit pas. Ils s’en allèrent fort agités, éructant que, dorénavant, Dieu autorisait sa mise à mort.
Au chef des troupes venues d’Irak, Othmane avait demandé : — Que veulent les gens de moi ?
— De trois choses l’une, avait répondu AlAchtar, et il n’y a aucune autre possibilité…
— Et c’est quoi ? s’était enquis Othmane dont les traces de variole sur le visage étaient devenues rouges de colère.
— Ils te laissent choisir entre démissionner, leur rendant ainsi le pouvoir afin qu’ils puissent nommer un autre homme de leur choix, t’appliquer à toi-même la sanction méritée ou être mis à mort par leurs mains.
— Et il faut nécessairement choisir ? s’était interrogé Othmane comme s’il parlait à lui-même en se grattant de la main droite sa barbe fournie qu’il n’avait plus teinte, selon son habitude, depuis le début des événements.
— Il le faut nécessairement, avait martelé le chef insurgé, en se redressant sur le coussin sur lequel il était appuyé pour ajouter à sa réponse encore plus de solennité.
— Que je démissionne est hors de question, avait répondu le calife sur un ton ferme. Le pouvoir m’est revenu par la volonté divine et je ne saurais créer un précédent qui deviendrait une tradition après moi, autorisant la foule à répudier son guide chaque fois qu’il aurait eu le malheur de lui déplaire. Pour ce qui est de m’infliger à moi-même une sanction, mon vieux corps ne le supporterait pas. Déjà, je n’arrivais pas à assister aux châtiments que mes deux prédécesseurs se chargeaient bien volontiers d’appliquer eux-mêmes aux coupables. Quant à me tuer – si d’aventure vous le décidiez – alors, pour votre malheur, vous ne vous aimeriez plus après moi et vous ne pourriez plus jamais prier ensemble ni combattre unis un même ennemi.
Plus tard, de la terrasse de la maison, il s’était adressé aux assiégeants, essayant de les raisonner: — Vous savez bien qu’il n’est autorisé de faire couler le sang d’un musulman que dans trois hypothèses : apostasie, adultère et meurtre. Suis-je dans l’un de ces trois cas ?
Personne ne lui avait répondu. Il avait alors repris, usant de souvenirs, en appelant aux sentiments, leur rappelant un épisode douloureux, celui de la défaite du prophète lors de la bataille sur le mont Ouhod : — Dieu vous est témoin ! Savez-vous que le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – quand il a été abandonné de ses hommes sur Ouhod, n’avait avec lui que neuf de ses compagnons, dont j’étais ; et quand la montagne bougea, risquant de faire tomber ses pierres, n’a-t-il pas dit : «Calme-toi Ouhod ; sur toi, il n’y a qu’un prophète, un ami ou un martyr» ?
Au bout des lèvres de certains, à peine audible, un «oui» timide était suffisant pour le faire s’exclamer, content de cette reconnaissance inespérée de ses mérites : — Ils témoignent enfin pour moi, Dieu de la Kaaba !
Les jours passèrent et la situation autour du logis ne bougea pas, s’aggravant même.
— Personne n’entrera chez cet homme et personne n’en sortira !
La consigne venait de se faire dans les rangs juste après le passage entre les hommes de Talha Ibn ObeïdAllah qu’on vit susurrer quelque chose à l’un des chefs insurgés. Othmane était sur sa terrasse ; il le soupçonnait d’exciter les gens et on l’entendit invoquer la divinité contre lui : — Dieu, préserve-moi de lui ! Faites qu’il ne récolte rien de ses menées et que son sang soit versé si on attente à ma personne !
Toutes les entrées et les sorties étaient désormais filtrées. Du haut de la terrasse, Othmane fit son apparition habituelle, salua la foule, mais personne ne lui répondit. Il les regarda, sales et méchants, les armes aux pieds, séparés de la porte par une poignée d’hommes qui lui était favorable. Il eut une poussée d’orgueil et leur dit tout haut : — Si vous pensez avoir le droit de me mettre un pied dans la tombe, faites-le ! Que Dieu me pardonne si j’ai fait du tort ; d’avance, j’ai pardonné si jamais on me fait du mal !
Ce siège qui se prolongeait depuis plus d’un mois, Othmane ne souhaita pas le faire lever par la force. À ceux de ses soutiens qui l’avaient prié de les autoriser à en découdre avec les assaillants, il interdit fermement d’user de leurs armes. Parmi eux, il y avait certains de ses amis des Renforts qui lui firent savoir qu’il n’appartenait qu’à lui de décider qu’à nouveau, pour sa cause cette fois-ci, ils assumassent leur condition de Renforts de Dieu. Mais, invariablement, il leur répondait qu’il ne voulait pas de violence.
Quand AbdAllah, le fils d’Omar, était venu lui rendre visite, dans sa cotte de maille, le sabre au clair, lui affirmant être prêt à attaquer les assaillants, il l’adjura de partir déposer ses armes. À ceux des Médinois qui, au tout début, se plaignirent de la présence massive dans leur ville de ces étrangers, il interdit de s’en prendre à eux ou de chercher à les faire partir par la force.
À voir la détermination de la foule en colère autour de son logis, il craignait le bain de sang et espérait l’éviter en s’abstenant de toute provocation, gardant la certitude que la tension finira par retomber. Celle-ci allait crescendo cependant ; et quand une rumeur se propagea de l’arrivée prochaine de troupes en provenance de Syrie et d’Irak, les Égyptiens se décidèrent à accélérer les choses. De plus en plus persistant, un mot d’ordre parcourait les rangs des foules en masse des assiégeants ; il portait une ferme intention de mise à mort. On en rapporta la teneur à Ali qui s’écria, horrifié : — Nous ne voulions de lui que la remise de Marouane ; il est hors de question de le tuer.
Il mesurait le degré de gravité de la situation et, par la même, celui de sa responsabilité. Joua-t-il au feu ? s’était-il comporté en apprenti sorcier ? De tout cœur avec les révoltés quant aux principes, ayant choisi de se tenir à l’écart de la foule, veillant à ne pas laisser de prise sur lui à d’éventuels dérapages, il se devait quand même de prévenir que la situation, échappant déjà à tout contrôle, ne dégénérât dans un drame irréparable. Appelant ses deux fils AlHassan et AlHoussayn ; il leur dit : — Prenez vos sabres et gardez la porte d’Othmane. Vous ne laisserez personne lui faire du mal.
Ne voulant pas être en reste, Azzoubeyr envoya son propre fils AbdAllah épauler les deux petits-fils du prophète. Et Talha en fit de même ainsi que nombre de Compagnons.
Othmane ne savait plus quoi faire, hésitant entre ce qu’il était bon et ce qu’il était juste d’adopter comme attitude. Tantôt il espérait s’en sortir, voulait résister et demandait de l’aide ; tantôt il interdisait aux quelques hommes qui lui étaient restés fidèles de tenter quoi que ce fut. Tantôt il voulait lutter, tantôt il se résignait à préparer sa fin. Aussi, outre l’attitude de principe manifestée dans la consigne de ne point attaquer les insurgés et de se contenter de se défendre, il tenta d’alerter ses hommes dans les provinces. Appelé à la rescousse, le gouverneur de Damas se fit prier avant de se décider à dépêcher auprès du calife assiégé des troupes pour sa protection. Arriveraient-elles seulement à temps à Médine ?
Devant le logis, les choses se gâtaient. On ne se lançait plus que des invectives, mais aussi des traits. On ne se bousculait plus, on se battait. Les assaillants avaient eu vent de la marche des troupes fidèles vers eux et craignaient le retour en masse des pèlerins vers Médine. Ayant été trop loin, ils choisirent la fuite en avant.
Dans la maison pleuvaient des pierres et des flèches ; des cris et des pleurs de colère et de peur s’y levaient. Trois personnes, dont Marouane, furent blessées. Ses gens vinrent à Othmane solliciter l’autorisation de se défendre. Dans sa chambre, prosterné sur son Coran, il leva à peine la tête, juste pour ordonner de rendre leurs flèches aux assaillants et de s’abstenir de toute réplique.
Pourtant, ceux-ci étaient de plus en plus excités et redoublaient d’initiatives. Ils s’attaquèrent à la solide porte de la maison voulant la défoncer, mais le cordon composé des jeunes fils d’Ali et leurs compagnons les repoussa. Subitement, une accalmie survint. Trois hommes du groupe d’interposition réussirent une médiation inespérée. On s’entendit pour laisser le calife quitter la maison et se rendre à la mosquée afin de s’entretenir avec les meneurs de la foule en colère.
Sous un parapluie de sabres et de pointes de flèches acérées, entouré de ses plus proches amis, Othmane s’y rendit et s’assit à côté de la chaire. Encerclé de gens armés plus excités les uns que les autres, il attendit dans la confusion la plus totale que quelqu’un d’important fût venu lui parler, se présentât avec une quelconque proposition ou tentât de calmer la situation. Assis seul, ses longs cheveux ondulant sur des épaules basses, ses mains jointes sur des cuisses fébriles, il resta une heure durant à assister impuissant, sous la protection nerveuse de ses hommes, à l’extrême agitation stérile en possession de la mosquée. En désespoir de cause, il finit par se lever, lâchant, désabusé : — Je ne vois personne aujourd’hui apte à rendre justice.
Sur le chemin du retour, malgré le cordon sécuritaire, on le bouscula et il faillit être agressé, n’était le fils d’Azzoubeyr qui s’interposa, repoussant la main hargneuse.
Les jeunes gens commis à sa protection finirent par obtenir de certaines des personnes en vue parmi les révoltés l’engagement par écrit de ne pas toucher à sa personne ; ils lui apportèrent le document. Il venait d’enfiler son armure sous la pression de ses femmes en répétant qu’il le faisait pour elles. L’engagement écrit des assaillants le rassura et il en prit prétexte pour se débarrasser de sa cotte de mailles ; déposant son arme, il regagna sa chambre reprendre sa lecture.
Devant la porte du logis, la bousculade venait de reprendre, les jets de pierre et les tirs de flèches aussi. Les assaillants s’enhardissaient. AlHassan et le fils de Talha étaient éclaboussés de sang ; un esclave d’Ali, leur tenant compagnie, fut blessé sur le sommet du crâne ; à l’intérieur du logis, on reçut de nouveau des flèches et on y répondait. L’une d’elles fit mouche ; un des assaillants tomba.
On rapporta les faits à Othmane qui vint lui-même, fort contrarié, son Coran à la main, ouvrir la porte et demander aux jeunes gens postés devant de partir, répétant encore une fois qu’il refusait le combat, qu’il ne se défendrait pas si on voulait sa mort. Devant leur refus, il les fit entrer dans la maison et ils campèrent dans le hall. Il leur répéta ses consignes avant de rentrer dans sa chambre tenter de retrouver la paix dans le livre de Dieu. Privé de conduire la prière, il lisait encore plus souvent le saint Livre, continuant ainsi avec les moyens dont il disposait à célébrer le culte de Dieu, son premier devoir de calife. On était, de plus, en période de pèlerinage et la fête du sacrifice était pour le lendemain.
Se retrouvant devant l’imposante porte fermée sans ses défenseurs, les plus excités des assaillants y mirent le feu. Le crépitement du bois de teck commençant à brûler était couvert d’une voix claire, celle d’Othmane récitant d’un débit rapide, sans la moindre émotion, le début de la vingtième sourate : «T. H. Nous ne t’avons pas envoyé le Coran pour que tu sois malheureux.»
Aux premiers flamboiements du feu, un immense brouhaha se fit dans la maison. Alerté, Othmane pensa venu le moment extrême tant redouté et attendu ; il résolut de continuer à ne rien entreprendre. Il ressortit pour renouveler ses recommandations aux hommes agglutinés derrière la porte puis revint reprendre sa lecture.
— Si la porte a flambé, c’est bien pour quelque chose de plus grave, leur dit-il. Que personne ne les combatte car ils n’en veulent qu’à moi et si vous vous interposez entre eux et moi, ils vous fouleront jusqu’à m’atteindre et m’avoir.
En un pareil moment critique, Othmane était résolu à avoir l’attitude la plus digne, d’attendre la fin en la bravant. Malgré ce qu’on lui avait reproché, à cause de cela même, il était déterminé à défier ses adversaires avec ses convictions religieuses, sa foi intacte et le symbole de sa vie : le Coran. Car, à son destin, personne n’échappe ; et si c’était bien sa mort qu’avait décidée Dieu, il la recevrait vaillamment et dans la piété.
À la porte en feu qu’on a fini par défoncer, on se battait à mort. Le fer en main et les rimes à la bouche, les jeunes fils des Compagnons se relayaient à repousser les assaillants. On entendait Othmane réciter des versets d’une nouvelle sourate, «La Lignée Amrâm», au moment où l’un des serviteurs de Marouane visa un des assaillants et, du premier tir de son arc, le tua sur le coup. Ce premier mort fut un feu de plus allumé au combustible de la haine déjà alimenté par le sang des blessés.
De part et d’autre de la lourde porte défoncée qui se consumait, dans la fumée et le feu envenimant les ardeurs des insurgés, redoublant leur fureur, les escarmouches timides avec les gens de la maison avaient dégénéré en un combat farouche. Mâtinés de vers d’intrépidité et de fierté, les cris des hommes rythmaient le bruit des fers s’entrechoquant avec rage. Entouré de ses serviteurs, Marouane, le secrétaire, attisait son courage en rimant aussi sa bravoure. Il s’était rué sur les assaillants, sabre au clair, bravache d’air : — On ne touchera pas au calife tant qu’on sera là !
Il demandait qui voulait se mesurer à lui quand un assaillant lui porta un coup à la nuque le laissant pour mort. Atteint au muscle trapèze, il survivra avec le cou raccourci. Du sang giclait sur les murs, coulait sur les mains et les corps des hommes ; après avoir brûlé la porte, quelques assaillants s’étaient enhardis à s’engouffrer dans l’entrée, se heurtant à la résistance déterminée des gens de la maison.
Mohamed, fils d’Abou Bakr, était avec ceux qui restaient en retrait, hésitant encore entre la tentation de l’attaque et la crainte du sacrilège. Pourtant, il en voulait à mort à celui qui avait osé ordonner sa fin ou, du moins, la cautionner. Sa vengeance se voulait implacable, ne s’embarrassant ni d’âge ni de titre ; à son tour, sérieusement, il envisageait de donner la mort à celui qui la lui destina.
Voyant ensanglantés les fils d’Ali qui, en leur qualité de petits-fils du prophète, gardaient dans le cœur des gens et, notamment des Médinois, une place quasi sacrée, il eut tout à coup peur de voir l’occasion de la vengeance lui échapper. Aux plus enragés de ses compagnons, il dit, rageur : — Les Hachémites, à la vue de ce sang sur le visage d’AlHassan et d’AlHoussayn, risquent de s’en prendre à nous et faire lever le siège, faisant aller en pure perte toutes nos initiatives.
À deux de ses amis proches, il suggéra un passage rapide à l’acte : — Escaladons le mur du logis par derrière ; je connais le voisinage. On accédera ainsi à Othmane et on le tuera sans que personne ne s’en rende compte.
Avec la complicité du voisin, les trois hommes réussirent à s’infiltrer dans le vaste logis du calife, aussitôt suivis par d’autres. Il n’y avait personne sur leur passage, tous les occupants s’étant agglutinés dans l’entrée à repousser les attaquants. Discrètement, sans se faire remarquer, ils accédèrent à la chambre d’Othmane où la psalmodie n’avait pas cessé. Ils s’agglutinèrent au seuil n’osant pénétrer comme pétrifiés par la belle voix et ses divines paroles.
Ils finirent par pousser l’un d’eux qui revint aussitôt bredouille. Il ne fit que demander au calife de renoncer à sa fonction, ce qu’il refusa. D’autres prirent sa suite et ne firent pas mieux, Othmane réussissant à anesthésier leur hargne par des paroles appropriées. Gagnant en degrés à chaque tentative, la violence allait, cependant, crescendo.
Assis sur le lit, le Coran dans le giron, Othmane voulait rester absorbé par sa lecture, la voix belle cherchant à couvrir le tumulte et sa noirceur avec les mots lumineux des versets psalmodiés. Sautant sur lui, Mohamed, d’une main fauve, lui prit sa longue barbe brune en éructant : — À quoi a bien pu te servir Mouawiya ? À quoi peuvent te servir tes livres ?
Ses dents s’entrechoquèrent violemment ; Othmane, tout surpris, domina cependant sa peur et sa douleur, essayant de retrouver le sang-froid du vieux sage ; il murmura d’une voix bien perceptible : — Relâche ma barbe, mon neveu ; si ton père te voyait, il serait affligé par ton comportement !
La réaction du vieillard fit mouche ; le fils du premier calife libéra la barbe en reculant, mais il ne pouvait faire taire sa colère. Il avait l’œil en coin, noir de haine ; il quitta précipitamment la pièce en jetant un œil désabusé au groupe assaillant ; ses deux compagnons qui surveillaient ses gestes de près le perçurent comme un regard entendu.
Avait-il l’intention de surveiller les lieux ? Son clin d’œil était-il un permis de tuer ? Ces compagnons avaient-ils attendu ce signe pour s’avancer d’un pas déterminé vers l’homme au Coran ? L’un d’eux se rapprocha, la lame acérée d’une flèche brandie dans sa main ; Othmane, ne perdant toujours pas son calme, lui dit simplement, en avançant vers lui le livre sacré : — Entre nous, il y a le livre de Dieu !
L’homme recula, non sans l’avoir déjà frappé au cou avec la large pointe de la flèche ; vers le compagnon qui s’avançait, un grand brun au teint noirâtre, le calife eut juste le temps de dire la même chose ; il le vit repousser le Coran du pied, le faisant tomber par terre, et lui donner un coup d’épée, lui coupant la main.
De la tête d’Othmane, saignant abondamment, des gouttelettes rouges allèrent ensanglanter les pages du livre de Dieu ouvert par terre. De sa bouche sortit un cri de douleur suivi d’un soupir, quelques mots lui échappant, avant qu’il ne fût frappé une fois au cou et trois à la tête, des coups portés au bas du front, en haut du nez, qui en fendirent l’os.
L’agresseur avait l’envie irrépressible de tuer, mais n’osait porter le coup fatal, comme si la qualité ou l’âge de sa victime le retenaient encore du coup de grâce. Le retour à la charge de son complice lui donna le supplément d’audace nécessaire et, de concert, ils enfoncèrent leurs armes à plusieurs reprises dans le sein du vieil homme tombé à leurs pieds. Au moment même où, par terre, sa main avait précédé son corps, Othmane avait lâché ses derniers mots : — Elle fut bien la première à écrire le Coran !
Le calife était encore au râle de la mort ; s’extirpant de la masse des complices, quelqu’un vint alors piétiner son corps, sautant dessus, lui cassant une côte. C’était, dit l’enragé, pour venger un parent mort dans sa prison.
Les assassins se penchaient pour cueillir le trophée de leur forfait quand un terrible cri de femme les fit sursauter. L’une des épouses d’Othmane arrivait ; elle eut juste le temps de se coucher sur le corps gisant au sol, empêchant que sa tête ne fût coupée. Offert au regard des deux hommes, son derrière avantageux les en détourna. Admiratif, l’un des deux agresseurs palpa voluptueusement la croupe de cette chrétienne d’origine, convertie à l’islam pour épouser le calife déchu : — Dieu du ciel ! Qu’elles sont grosses ces fesses ! siffla-t-il.
Accourant dans la foulée, une seconde épouse se jeta aussi à côté de la première, couvrant ainsi complètement le mort. Elle fut hargneusement piétinée ainsi que sa compagne et on leur arracha leurs bijoux; l’un d’eux enleva le sceau du calife du doigt de son bras coupé qui traînait à ses pieds. Au même moment, un serviteur arriva et tua l’un des trois assassins avant d’être abattu.
Après avoir mis la pièce à sac, les deux assassins suivirent leurs autres compagnons dans la fuite; laissant derrière eux trois morts, ils s’en allèrent rejoindre le fils d’Abou Bakr déguerpir par où ils étaient entrés. Sur leur chemin, ils butèrent contre un autre domestique noir qui réussit à transpercer par sa lame un second meurtrier avant d’être abattu à son tour d’un double coup de leurs sabres ruisselant de sang. Accourant de tous côtés, les autres habitants ne tardèrent pas à rappliquer.
— Le prince des croyants a été tué ! criait-on dans la pièce.
D’affliction et de désolation, le cri emplissait l’intérieur du logis soudainement plongé dans un étrange silence. Les gardiens de la porte à moitié calcinée se bousculèrent en se pressant de pénétrer dans la chambre du calife. Ahuris, les yeux exorbités, n’en croyant pas leurs yeux, ils entourèrent le corps gisant par terre, égorgé. Devant le corps de la victime, aux côtés des familiers et des domestiques, certains des jeunes de l’entrée de la demeure avaient un genou par terre et des larmes de sang aux yeux.
À l’extérieur du logis, à l’annonce de la fin tragique du calife, quelqu’un cria : — Au Trésor !
Et délaissant la demeure du calife désormais endeuillée, la foule insurgée se rua sur le local du Trésor public ; leur arrivée fit fuir ses deux gardiens qui, se débarrassant des clefs, abandonnèrent le peu qui y restait à la rapine générale.
Telle une traînée de poudre, la terrible nouvelle de la fin d’Othmane embrasa la ville. La foule houleuse agglutinée autour de chez lui il y avait peu s’était dispersée instantanément ; désormais, le logis était ouvert à tout venant, sa porte comme son maître traînant par terre. Et une nouvelle foule, sans armes en évidence cette fois-ci, prit peu à peu la place de la première.
Les uns après les autres, Ali, Talha, Azzoubeyr et Saad arrivèrent, se frayant difficilement leur chemin parmi des mines bien moins tristes que surprises et ahuries. Devant la dépouille mortelle, ils se figèrent, prononçant à haute voix le nom de Dieu et la formule rituelle du retour à sa miséricorde. Au pied du mort, Ali ne resta qu’un court instant ; il était rouge de colère. À ses deux fils arrivés à sa rencontre, il reprocha l’occurrence de pareille horreur en leur présence. Il était tellement enragé qu’il ne se retint pas de gifler son cadet AlHoussayn et de frapper la poitrine de l’aîné AlHassan. Il ne voulait même pas les écouter, pas plus que les fils de Talha et d’Azzoubeyr qui se confondaient en des explications, les insultant même.
Fou furieux, d‘un pas rapide, il quitta les lieux. Contre Talha, croisant son chemin, qui faisait mine de s’étonner qu’il ait osé lever la main sur les petits-fils du prophète, il s’écria, vitupérant : — Qu’ils soient maudits et toi aussi avec eux ! Comment tue-t-on, sans preuve évidente ni argument précis, le prince des croyants, un Compagnon du prophète qui a assisté à Badr ?
Cynique, Talha répondit froidement : — S’il avait livré Marouane, il n’aurait pas été tué !
— S’il l’avait livré, Marouane aurait été tué avant même d’avoir été reconnu coupable ! rétorqua Ali, désabusé.
Regagnant son domicile, Ali résolut d’y demeurer reclus. Dehors, l’agitation était à son comble et les sentiments à fleur de peau. Après avoir dévalisé le Trésor, une partie des assiégeants revint boucler de nouveau le logis, refusant la sortie des corps du défunt et de ses deux domestiques pour l’enterrement.
Dans le même temps, une autre foule se constitua devant la demeure d’Ali ; certains de ses membres venaient de celle qui avait assiégé le calife. On le réclamait pour être le nouveau vicaire du prophète. On l’appelait même, déjà, Prince des croyants ! À quelques lieues de la ville, d’autres troupes approchaient. Apprenant la mort d’Othmane, elles rebroussèrent hâtivement chemin ; c’était l’armée envoyée par Mouawiya.
On était en l’an 35 de l’hégire. Tué à 84 ans, Othmane a gouverné douze ans et quelque quinze jours, de 644 à 656 du calendrier chrétien.
Ali devait attendre ce jour depuis longtemps. Certes, les conditions n’étaient pas normales ; elles étaient assurément dramatiques ; mais la politique n’était-elle pas ainsi faite ! Il voulait se persuader que ce n’était pas le peuple de Médine ni un quarteron de conjurés des provinces d’Irak et d’Égypte qui commit, dans l’islam, ce premier assassinat de leur calife par des musulmans ; c’était bien un atavisme hérité des siècles préislamiques, que la nouvelle religion gomma sans toutefois l’éliminer, qui faisait de la mort l’issue normale de toute querelle.
Paré du vernis sacré, cet héritage indélébile des siècles se transformerait, peut-être, en instrument redoutable d’accession au pouvoir ! Nonobstant les récits apocryphes prétendant que le prophète et Abou Bakr seraient morts des suites d’une alimentation empoisonnée par des juifs, l’assassinat d’Othmane était le second dans l’histoire de l’Islam du premier personnage public après celui d’Omar.
Mais c’était le premier vrai assassinat politique de cette histoire, fondateur de ce qui allait devenir une tradition de gouvernement. Comme le concevaient les anciens des vieilles cultures, le pouvoir allait être, par définition, l’usage du glaive et de la ruse, l’alliance du lion et du renard.
Ali, le successeur d’Othmane, quatrième vicaire du prophète, allait l’éprouver à ses dépens. Face à lui, quelqu’un se dressait, se voulant le fondateur d’une dynastie et, pour cela, reproduisait à merveille les traits d’un conquérant du pouvoir.
Une terrible guerre doublement fratricide était sur le point de se déclencher ; déchirant la communauté musulmane censée être composée de frères et de sœurs communiant dans les mêmes valeurs, elle opposait des parents entre eux, des cousins et même des frères mus, comme à la plus belle époque antéislamique, par un insatiable instinct guerrier.
Derrière vous, les chemins de la conquête vous avez délaissés
Au pied de la tombe de Mohamed, vous nous avez attaqués.
Et les Compagnons du prophète, l’espace d’une soirée,
Étaient comme bêtes immolées à la porte de la mosquée.
Dans Médine, par-dessus la cacophonie généralisée, une voix s’était élevée laissant parler son affliction et sa détresse ; le poète des Renforts et du prophète, Hassan Ibn Thabit, laissait parler sa rage et déclamait un ultime hommage au défunt, lourd des plus sombres prévisions :
Ils ont sacrifié l’homme grisonnant, en prosternement
Passant ses nuits à glorifier Dieu et à lire son Coran ;
Bientôt, vous entendrez en leurs maisons :
Dieu est grand ! Pour Othmane, nous nous vengeons !
À suivre…
«Aux origines de l’islam. Succession du prophète : ombres et lumières», roman de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.
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