Tunisie-FMI : changer de méthode, éviter l’enlisement! 

Il y a 3 semaines, la délégation tunisienne est revenue bredouille de Washington, sans accord avec le Fonds monétaire international (FMI). Et depuis, motus et bouche cousus! Le FMI a reporté sine die les discussions demandant à la Tunisie de revoir sa copie. Les discussions sont au point mort, on ne sait pas pourquoi! Or, la Tunisie ne peut honorer ses tout prochains défis politiques (référendum en juillet et élections en décembre), sans un accord avec le FMI! Impasse lourde de conséquences…

Par Moktar Lamari, Ph.D

La Tunisie est en discussion avec le FMI depuis quasiment 13 mois, et aucune des deux derniers missions officielles ayant discuté avec le FMI n’a convaincu, aggravant le calvaire budgétaire du pays. L’échec ne concerne pas uniquement le message (dossier et démonstrations), mais aussi le casting des messagers (équipe peu préparée, peu coordonnée et mal encadrée).

Chose frappante, alors que la Banque centrale de Tunisie (BCT) et le gouvernement discutent avec le FMI, les deux ne disposent pas pour 2022 et l’année à venir d’un plan stratégique. Le dernier plan stratégique de la BCT est échu depuis 2021, et non remplacé. La Tunisie n’a pas non plus mis à jour son plan de développement. Tous naviguent à vue…

Changer le casting, repenser les paradigmes

Cette délégation assume la responsabilité de cet l’échec patent. Les faits parlent d’eux-mêmes. On se serait cru en promenade diplomatique, sans objectifs et plan dessinés dans des communiqués officiels, avec plan A, plan B…

La délégation a mal apprécié les enjeux. Rien fait pour parler correctement au nom de la Tunisie lors de cette foire économique et monétaire internationale. Et cela coûte cher, très cher au pays, berceau du printemps arabe! Cela impactera les payeurs des taxes et dégradera le branding du pays. 

Le gouvernement Bouden doit s’ajuster rapidement, sortir de sa torpeur et avouer publiquement les raisons de ce fiasco historique.

Pour éviter le pire, il faut valoriser cet échec, tirer les leçons et ne pas refaire les mêmes erreurs, en espérant que cela donnera des résultats différents, lors du prochain round.

Changer les messagers, mieux ficeler le message

Et pour faire simple, il s’agit de restarter les logiciels liés et changer les paradigmes de négociation avec le FMI. Comme au football, on ne peut garder pour le prochain match une équipe perdante, qui a manqué son précédent match. Le temps presse, le temps c’est de l’argent!

Licenciement de fonctionnaires, restructuration de la dette, privatisation des terres domaniales, recentrage des subventions, optimisation des sociétés d’État, déficit-zéro, rémunération à la productivité, consensus autour des réformes… Autant d’enjeux «impopulaires», exigés par le FMI et carrément tenus secrets par les négociateurs tunisiens délégués à Washington.  

Les reports à répétition et blocages des négociations avec le FMI sont politiquement intenables! En raison du peu de préparation et de l’incompétence des négociateurs. 

Des blocages totalement contre-productifs pour l’économe, néfastes pour la création de l’emploi et dévastateurs pour ceux qui ont perdu confiance envers les élites qui mènent ces négociations, sans résultat et sans soucis des intérêts stratégiques du pays.

Certes, ces enjeux et réformes sont complexes et peu «sexy» pour les syndicats, pour les plateaux de télévision, pour les partis et lobbies liés.

Aussi, et plus grave encore, négocier de ces enjeux et concevoir les réformes liées ne sont pas à la portée du premier venu en matière d’expertise économique et de négociation internationale, dans le cadre de ces instances monétaires et financières, à la fine pointe de la recherche-action.

Ces enjeux sont très exigeants en connaissance des théories économiques (instruments, incitatifs, évaluation, simulations, etc.) et d’analyses économétriques des données.

Des enjeux qui ont trait aussi à des orientations et convictions idéologiques. Mais, dans tous les cas, ces enjeux et réformes liées ont besoin de démonstrations, de pédagogie, d’argumentaires chiffrés, de concepts articulés et à la fine pointe des connaissances macroéconomiques et microéconomiques. 

Faute de quoi, toutes les réformes sont vouées à l’échec, étouffées dans l’œuf. Aussi, toutes les réformes démagogiques sont balayées d’un revers de main par le FMI. La délégation tunisienne qui a négocié à Washington n’avait pas les documents et argumentaires scientifiques pouvant aider à convaincre et pour créer le capital confiance requis. 

FMI, une institution apprenante…

Le FMI a déploré l’imperfection des données statistiques présentées par la délégation tunisienne. 

Le FMI et instances internationales martèlent haut et fort ces enjeux (tabous en Tunisie), les imposant dans l’agenda politique, comme passage obligé pour sauver l’économie tunisienne de la banqueroute.

Le discours et les concepts du FMI sont aux antipodes du discours économique dominant en Tunisie. Les enjeux des réformes divisent et dérangent les économistes du sérail dans notre pays.

Des sujets clivants, des réformes douloureuses et des enjeux qui appellent des réformes qui n’ont que trop tardé à venir. La Tunisie n’a pas le choix que de traiter de ces enjeux, après dix ans de mal-gouvernance des finances publiques et de démantèlement du tissu industriel… et des propulseurs de la croissance et de la création de la richesse.

Le FMI est sorti de sa réserve pour décrier ces black-out, et ces auto-censures systématiques au sujet des enjeux économiques les plus brûlants.

La délégation tunisienne ne voulait rien dire à l’opinion publique tunisienne, et maintenait le tout top secret. La transparence devrait être totale et indivisible. 

Aujourd’hui, le discours économique dominant en Tunisie ne dit pas toute la vérité sur l’importance des réformes à engager. Rien n’est explicite… On ne veut pas offenser, on ne veut pas expliquer tous les tenants et aboutissants de ces réformes imposées par le FMI.
Les économistes du sérail véhiculent un discours verbeux, souvent superficiel, sans données crédibles, avec une vision qui navigue à vue, souvent à contre- courant du discours des bailleurs de fonds. Il y a un hiatus de paradigmes économiques.

Le discours économique dominant en Tunisie est un discours d’Etat passe-partout, et une pensée économique basée sur la dette et l’aide internationale.

Les économistes des plateaux de télévision remâchent un discours dissonant, ne veulent pas perdre pied dans l’establishment et subir les foudres des partis politiques… si jamais, on sort des punch lines et des cadrages éditoriaux partisans.

Beaucoup de ces économistes du sérail ne veulent pas s’engager dans des écrits, des chroniques ou des publications. Ils n’aiment pas écrire, tellement ils changent de point de vue et de recommandations! Les écrits restent, et les discours s’évaporent.

Décences ou dissonances

Sur les principaux médias, les mêmes économistes du sérail monopolisent la parole, trônent en mandarins et véhiculent un discours désuet et usé, peu engageant et laissant très peu de place à la démonstration économétrique. Ils sont prêts à tout, pour dire une chose et son contraire trois semaines après.

Les débats économiques zigzaguent à gré, surfant sur les stéréotypes, en méconnaissance des enseignements et fondamentaux théoriques de toutes les écoles de pensées économiques.

Les stéréotypes écrasent les faits et font du déni à la probabilité requise pour démonter la causalité entre une décision et ses impacts factuels.

Avec une rareté effarante de données crédibles et de publications évaluées par les pairs et ayant un facteur d’impact crédible dans les revues des sociétés savantes dédiées à la science économique.

Quand on écoute ces débats économiques désincarnés de la réalité des réformes requises, dans un contexte de crise économique sans précèdent dans l’histoire de la Tunisie, on ne peut que s’inquiéter encore de l’avenir de l’économie tunisienne, ajoutant des risques aux risques.

Les économistes tunisiens se doivent de remettre les pendules à l’heure! Et pour cause, l’économie tunisienne s’enfonce lamentablement, et pour réformer et sauver ce qui peut être sauvé, il faut communiquer, et dire la vérité aux Tunisiennes et Tunisiens. Il faut convaincre pour acheter le consensus requis aux réformes.

Le capital de confiance envers les élites politiques et économiques est à son plus bas! 

Restarter les logiciels, ajuster les paradigmes

Il faut avoir le courage d’appeler un chant un chat… pour retrouver la confiance et déquiller tous les incompétents et larbins qui ont surendetté le pays, ruiné l’investissement et hypothéqué la prospérité et le bien-être collectifs.

Aussi et ce qui est déplorable, c’est que les responsables qui se sont déplacés à Washington se sont faits malmener par de simples professionnels et techniciens lors des discussions.

Pour deux raisons différentes. Un: les techniciens du FMI connaissaient mieux les vrais chiffres économiques de la Tunisie que les membres et les hauts cadres de la délégation tunisienne. Deux: généralement dans ce type de négociations, on ne mélange pas les genres. En principe, dans les négociations du FMI avec les pays, les techniciens des deux parties négocient entre eux, et si blocage, on consulte le ministre ou le gouverneur de la BCT, pour trouver un compromis. Une histoire d’hiérarchie et de diplomatie. 

Lors des négociations de la semaine dernière, notre ministre et notre gouverneur de la BCT se sont trouvés face à des techniciens qui les interrogeaient et leur disaient quasiment quoi faire. Ils ont fait le travail de techniciens, laissant à côté leur rôles de décideurs politiques capables de mettre le cap et prendre les décisions séance tenante. 

La Tunisie a perdu de son lustre… Il est temps de changer de négociateurs, d’ajuster les paradigmes! Il est temps de prendre le taureau de la dette par les cornes… Il temps pour restarter les logiciels, l’intérêt stratégique de la Tunisie est en jeu!

* Universitaire au Canada.

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