En changeant les règles du jeu politique et électoral de manière aussi cavalière, et sans aucune forme de dialogue ou de consensus, Kaïs Saïed nous fait revenir à la case départ du système politique antérieur à la révolution de 2011, celle du doute généralisé. Il ferait mieux de se mettre à l’écoute de tous ses administrés, ceux qui lui font une totale confiance et ceux qui s’opposent à sa politique.
Par Mehdi Jendoubi *
La Tunisie est fatiguée de politique; nous allons collectivement vers l’impasse et aucune partie, aussi bien du côté du pouvoir que de l’opposition, n’est en mesure de convaincre l’autre de la justesse de ses choix par des analyses politiques, bien sûr en donnant au terme analyse une définition bien large pour intégrer les affirmations laconiques, les invectives et les slogans colportées par vidéo, et élevés au rang, de pensée politique, à la va vite.
Le président de la république est actuellement le seul détenteur d’un pouvoir légitime après avoir mis hors circuit la représentation nationale arrivée déjà à un état de décrépitude avant le coup de grâce présidentiel du 25 juillet 2021. Il jouit d’un réel soutien populaire, et ses pires détracteurs reconnaissent, publiquement ou en leur âme et conscience, son honnêteté et sa rectitude, qui sont son ultime capital personnel, dans un pays qui a essuyé de multiples déceptions, élection après élection, depuis plus de trois décennies.
Un réel malentendu, au fossé de plus en plus grandissant, existe entre le président et l’élite politique de son pays, et il est dangereux de continuer à avancer en rang dispersé, et narguer l’élite sous prétexte de soutien populaire.
Avec tous ses défauts, celle-ci est fille de son pays, et elle a façonné son histoire contemporaine, et toute réforme politique, économique ou culturelle passera nécessairement par elle, ou sera mort-née.
Quel arbitre crédible pour les élections ?
Dans l’habile stratégie présidentielle, qui a détricoté, en maître orfèvre, le système politique instauré en 2014, la «réforme» cavalière de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), est un coup de trop.
Indépendamment du champ de compétences, des retouches de structure et des personnes, l’erreur fatale, qui équivaut à tuer la poule aux œufs d’or, est de reformer l’Isie, en dehors du consensus des futurs concurrents. On ne change pas d’arbitre la veille d’un mach et il ne revient à aucune équipe en compétition de designer l’arbitre. Être juge et partie biaise le jeu.
La tare qui a longtemps collé aux régimes successifs avant la révolution a été le doute quasi général concernant la crédibilité des élections, devenue une simple formalité.
L’Isie était loin d’être parfaite, mais sa qualité principale depuis sa première version de 2011 était d’être acceptée par les acteurs en compétition, ce qui entraîne aussi l’acceptation des résultats électoraux par ceux qui ont échoué, rite démocratique majeur et seule garantie de stabilité d’un régime.
Toutes les élections futures, même celles qui se dérouleront correctement, souffriront de ce bidouillage juridique. Changer de manière aussi légère les règles du jeu et sans souci de consensus nous fait revenir à la case départ du système politique antérieur à la révolution, celle du doute généralisé, le ver qui finira par faire pourrir le fruit, la graine de sable qui fera grincer la machine.
Deux pas en avant un pas en arrière
La ligne droite n’est pas toujours le seul chemin à prendre et l’adage dit que parfois il faut savoir reculer pour mieux sauter. L’histoire est riche de décisions courageuses, prises par de grands leaders, contraints de faire des pauses ou même de changer de tactique.
Lénine, dans les années 1920, a dû changer de politique économique, au vu des mauvais résultats suite aux décisions prises après la révolution russe de 1917, et a lancé la Nouvelle économie politique (NEP), renonçant à certains dogmes, et justifié cette décision par sa fameuse formule : «deux pas en avant, un pas en arrière».
Bourguiba après avoir signé avec le leader libyen Kadhafi un traité d’union, en 1975, a changé de politique en quelques jours devant les pressions venant de toutes parts, renoncé à ce projet de création de la République arabe islamique fusionnant la Tunisie et la Libye, et, par conséquent, à l’espoir de voir toute la dette tunisienne effacée, comme promis par le leader libyen.
Plus tard, en 1984, après avoir cautionné la hausse du prix du pain à la demande de son premier ministre, Mohamed Mzali, ce qui a entraîné une révolte généralisée, communément appelée «émeutes du pain», il annonça lui-même publiquement un retour à la case départ et l’annulation des hausses, et le calme revint.
Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent aujourd’hui en Tunisie pour appeler à retarder l’échéance du référendum du 25 Juillet 2022. La question n’est pas technique, car il est évident pour toute personne sensée, que les conditions minimums, pour faire de cette date un rendez-vous de consensus national sont inexistantes.
Ce geste présidentiel de bonne volonté permettra de calmer les esprits, et donnera le temps d’organiser le débat national annoncé dans de meilleures conditions. Le président sera le moteur et la locomotive de ce vaste projet de réforme politique annoncé au lendemain de son élection en 2019, quand il a parlé, sans être pris au sérieux par les vieux routiers de la politique, de «nouvelle révolution dans la loi», mais un moteur ou une locomotive doivent être en mesure d’entraîner avec eux engrenages et wagons.
De la pédagogie en classe à la pédagogie politique.
A quoi bon être porteur de vérité si on ne réussit pas à la faire partager au-delà du cercle des ses amis et admirateurs? Ce n’est pas à un enseignant qui a passé sa vie à transmettre des idées aux jeunes qu’on rappellera que les idées sont toujours difficiles à transmettre, et la patience du maître est son atout principal dans cette mission. Passer de la pédagogie en classe à la pédagogie politique pose peut-être quelques problèmes, à ne pas sous-estimer, car ils sont source de confusion malgré la sincérité et la bonne volonté. Quel chef n’a pas de défauts? Les reconnaître et les corriger le fera grandir.
La décision ne sera pas d’ordre politique, même si elle aura de grandes conséquences politiques : c’est dans les pages de la sagesse des grands livres de l’humanité qu’on puisera les plus beaux arguments qui convaincront les adversaires qu’ils ont affaire à un président qui sait être à l’écoute de tous les citoyens, ceux qui le soutiennent et lui font confiance et ils sont nombreux, et ceux qui lui disent «non» et s’opposent à sa politique. Quelle haute sagesse d’aimer aussi ceux qui ne nous aiment pas. Quel beau et difficile métier d’être le président d’un peuple fier et libre !
* Universitaire (jendoubimehdi@yahoo.fr)
Donnez votre avis